Alors que le Tout-Paris se bouscule pour visiter l’exposition consacrée à Nicolas de Staël, quelques étages au-dessus, c’est un tout autre monde, contemporain, coloré et acerbe, qui se déploie : celui de Dana Schutz.
C’est une grande première en France : l’artiste américaine Dana Schutz expose ses œuvres dans une rétrospective digne des plus grands. Si son nom ne résonne pas dans les têtes des amatrices et amateurs d’art français, outre-Atlantique, les 20 ans de carrière de la peintre ont suffi à lui asseoir une solide réputation. Après avoir visité l’exposition qui lui est consacrée, on comprend pourquoi les États-Unis n’ont que le nom de Dana Schutz à la bouche.
Originaire de la banlieue de Détroit, cette quadragénaire est un pur fruit de sa génération, dont les jeunes années ont été profondément marquées par le 11 septembre. Celle qui s’est formée au Cleveland Institute of Art et à la Columbia University, à New York, s’est aussi bien construite dans le drame que dans l’humour. La contestation politique et le regard aussi acerbe qu’espiègle qu’elle porte sur la société cohabitent à merveille dans chacune de ses toiles, comme dans l’esprit de la fameuse « génération X ». Des œuvres aux formats divers qui contribuent toutes à dresser un portrait dystopique du monde actuel, questionnant au passage la notion de beauté, mais aussi de ridicule.
La déambulation débute avec un tout petit portrait d’une femme blonde qui… éternue. Sujet inédit dans la peinture, cette toile aux dimensions modestes dit pourtant tout du grotesque de notre monde, qui sacralise la peinture, même quand elle s’attèle à représenter la plus insignifiante des scènes.
Malgré un sujet cocasse, Sneeze condense à elle seule ce que les visiteuses et visiteurs s’apprêtent à voir : une technique merveilleuse qui permet à Schutz de saisir la fugacité de cet instant, un travail de la matière unique et, surtout, une distance nécessaire à la création. Ce second degré empreint de lucidité ne pouvait être exploité que par une Américaine pour laquelle la pop culture est avant tout de la culture. Inspirée par le réalisme social de l’ère postmoderne, d’Alice Neel à Chantal Joffe, Dana Schutz n’en oublie pas ses classiques, ponctuant ses œuvres de références à Munch, Brueghel ou Gustave Courbet, père français du réalisme.
Une peinture tout sauf naïve
Courbet, tiens, parlons-en. Face à cet éternuement, un portrait d’une femme semble tout droit sorti de la tendance Instagram du Year Book, qui consiste, via une application mobile utilisant l’intelligence artificielle, à transformer des selfies en ces portraits typiquement américains sur fond bleu. À l’exception près que cette jeune fille aux dents baguées ne porte pas un uniforme, mais un t-shirt mettant en scène la fameuse Origine du monde de Courbet, chef-d’œuvre absolu du Musée d’Orsay.
Si l’on a du mal à imaginer une écolière arborer fièrement ce sexe de femme sur un vêtement, l’artiste, elle, s’amuse des boutiques de musées qui vendent des goodies importables et des touristes qui s’empressent de les acheter. Cette toile, réalisée lorsqu’elle était encore étudiante à Cleveland, est la seule de l’exposition peinte avant le 11 septembre. Fini le potache des débuts, les jeunes élèves ont grandi. Peut-être trop vite. Mais leur regard naïf s’est assombri, au profit d’un œil inquiet et – surtout – bien plus critique.
Est-ce pour cela qu’au fur et à mesure du parcours les formats se développent à vitesse grand V ? À sujet grave, grande toile, comme le voulait la hiérarchie des genres pensée par André Félibien en 1667 dans une préface des Conférences de l’Académie. Si les fleurs et les pommes en décomposition peuvent se satisfaire d’un petit châssis, les scènes historiques, elles, doivent être représentées sur des supports immenses. Finalement, Dana Schutz a bien mémorisé ses cours d’histoire de l’art et offre à ses scènes dystopiques un espace à la mesure du sujet. La deuxième salle oppose ces formats qu’elle classe en deux parties se faisant face : les « makers » ou « bâtisseurs » et les « mondes imaginaires ».
L’immense toile Présentation (2005, Moma), cristallise tous ces sculpteurs de drôles d’univers, dans une version moderne de La Leçon d’anatomie du docteur Tulp de Rembrandt (1662). Inspirée des foules vues par l’artiste lors de sa première participation à une manifestation, la toile met en scène des centaines de visages autour d’un corps XXL en train d’être examiné, disséqué. La métaphore d’une Amérique divisée ?
En face, Men’s Retreat imagine une réunion de magnats de l’industrie (est-ce Dennis Kozlowski que l’on croit reconnaître ?! L’artiste n’en dira pas plus) qui jouent du tam-tam et à colin-maillard les yeux bandés, ou se portent sur les épaules, en un bizarre simulacre de jeux enfantins, le tout en costume-cravate. La naïveté n’est plus, et l’Amérique est allègrement tournée au ridicule, le tout dans un style coloré à la Kirchner.
Un art aussi protéiforme que référencé
Terrifiante et absurde, la peinture de Dana Schutz sait aussi être joyeuse, par tous ses effets comiques. La suite du parcours nous plonge dans les fantasmes de la peintre, qui se sert de son art pour restituer toutes les situations possibles. Une femme réussit ainsi à nager, pleurer et fumer simultanément (on ne vous conseille pas d’essayer) quand une autre s’adonne à une épilation intime qui éclate en plein vol toutes nos notions d’espace, dans un ensemble à mi-chemin entre Van Gogh et Picasso.
Plus loin, un exhibitionniste ouvre son manteau pour révéler des outils nécessaires à la peinture, comme si le seul acte de création était condamnable et devait se faire de façon dissimulée. Inspirée par La Raie de Chaïm Soutine (1924), Flasher renvoie – encore une fois – à l’américanité de Schutz et au néo-expressionnisme de Basquiat, ainsi qu’à la naissance du graffiti, qui, rappelons-le, est toujours répréhensible.
Quand on atteint une telle maîtrise de son pinceau alors qu’on a à peine 40 ans, que reste-t-il ? Sombrer ou explorer. C’est la deuxième option que choisit l’artiste, qui s’essaie à la sculpture dès 2018, donnant vie en trois dimensions à ses sujets dystopiques. Si c’est toujours avec une grande virtuosité que son coup de burin s’exprime, ces grands ensembles de fonte nous séduisent moins.
Ils ont pourtant le mérite de donner une nouvelle dimension à la peinture de Schutz qui, simultanément, affine son style en se tournant vers le spirituel (toujours avec son ironie caractéristique, on vous rassure). L’une des dernières toiles du parcours, Mountain Group (2018) rassemble toutes les figures divines de notre monde : Dieu, Bouddha, écologistes et mêmes artistes, qui tentent tous de se frayer un chemin jusqu’au sommet, quitte à se marcher dessus. Une peinture rococo 2.0 qui dépeint un panthéon auquel on n’a pas vraiment envie de croire. Nul doute cependant qu’à celui des grands artistes de notre ère, Dana Schutz a largement sa place.
Dana Schutz, le monde visible, du 6 octobre 2023 au 11 février 2024 au Musée d’Art Moderne de Paris.