Né dans les années 1960 à New York, le mouvement d’art international et transdisciplinaire Fluxus est un rebelle. Pas de règles, pas de frontières : tout est art. Retour sur un groupe créatif inspiré des dadaïstes qui annonçait déjà ce qu’est devenu l’art contemporain aujourd’hui : un joyeux bordel !
« FLUXUSArtPlaisir doit être simple, amusant, sans prétention, il doit s’occuper des choses anodines, il ne doit pas demander de savoir-faire particulier non plus qu’un nombre incalculable d’essais, il ne doit avoir aucune valeur marchande ou institutionnelle. » Ainsi parlait George Maciunas, chef autoproclamé de la coordination de ce qu’il avait lui-même appelé « le phénomène Fluxus ». À croire que l’on ne parle pas d’un mouvement artistique, que l’on a tendance à imaginer comme grave, sérieux et surtout marchandisable, mais d’un jeu, d’un concept sans grande portée. Et pourtant.
Nous sommes en 1961 lorsque le touche-à-tout d’origine lituanienne, George Maciunas, utilise ce terme dérivé du latin pour la première fois. Le « flux », c’est-à-dire le courant, le sentiment d’avancer en embrassant tout ce que l’on déverse en son sein : voilà ce qu’est Fluxus. Car si le fleuve se jette dans la mer, l’art, lui, se jette dans la vie, sans aucune distinction. Agacé par l’élitisme snobinard du monde de l’art et la frontière très marquée entre art et vie, Maciunas prône l’abolition de ces règles préétablies et porte en étendard une notion très étrange : celle de « non-art ». Avec Fluxus, tout est art. Et si tout est art, rien ne l’est. Dès lors, tout devient vie !
Le Dada est mort depuis quelque temps et, depuis, les genres se sont recloisonnés. À New York et en Europe, tout est rangé à sa place : les écrivains écrivent, les peintres peignent, les sculpteurs sculptent et les marchands marchandent. En réponse à ce monde ultrapolicé, Fluxus refuse d’être enfermé dans un concept : ni peinture, ni sculpture, ni théâtre, littérature, film ou musique. Mais un peu de tout ça, sans limites. Plus qu’un mouvement, Fluxus est un état d’esprit, une manière de vivre où seule compte la liberté d’expression, peu importe sa forme.
“Ni Dieu, ni maître !” : le Fluxus, électron libre de l’Histoire de l’Art
Un mouvement, ça ne se crée pas seul. Alors, quand George Maciunas diffuse en 1963 le manifeste éponyme, il est évidemment déjà accompagné de quelques rejetés de la scène artistique new-yorkaise. Les artistes de Fluxus sont, pour la plupart, issus des champs d’expérimentation de l’avant-garde et ne se sont jamais contentés d’une seule casquette, formant un groupe plutôt… éclectique. Maciunas, par exemple, jouit de formations d’artiste, d’historien de l’art, d’architecte et de musicologue. Benjamin Patterson est un contrebassiste classique, George Brecht est chimiste, Robert Watts ingénieur. Yoko Ono a, quant à elle, une formation de chercheuse en littérature et est également une musicienne aguerrie.
Alison Knowles est peintre, Dick Higgins musicien, éditeur et maquettiste à ses heures perdues. Charlotte Moorman est violoncelliste, Al Hansen prépare un diplôme d’assistant social et Joe Jones étudie la musique. Nam June Paik est compositeur de formation, Wolf Vostell est dessinateur publicitaire et Tomas Schmit, lui, n’a… pas vraiment de profession. Robert Filliou est économiste et poète, tout comme Emmett Williams, alors que Ben Vautier, marchand à l’origine, nourrit en secret des ambitions artistiques. Tout un joli monde aux origines et parcours différents qui se rejoignent dans leur désir de faire fusionner les formes de création, quelles qu’elles soient, avec pour références communes Duchamp (évidemment), mais aussi le compositeur et pianiste expérimental John Cage, ou le performeur Allan Kaprow.
« L’art est inutile, rentrez chez vous. »
Ben Vautier à l’occasion d’une exposition à la Galerie Templon.
C’est peut-être pour cela que le Fluxus s’est si facilement propagé aux quatre coins de la planète. Là où les mouvements sont très souvent rattachés à une région précise (par exemple le Bauhaus avec l’Allemagne, le Nouveau Réalisme avec la France, l’Action Painting avec les États-Unis), le Fluxus se déploie à New York, à Paris, à Cologne, à Copenhague ou encore à Tokyo. Car si l’on ne met aucune barrière à la création, les frontières ne seront certainement pas géographiques ! Malgré tout, le centre névralgique des membres du Fluxus reste New York, où Maciunas ouvre une galerie en 1961 afin d’y organiser des concerts, des événements et d’y présenter les travaux de ses amis. C’est ici également que seront dévoilées tous les ans les « Year Boxes », des boîtes renfermant des témoignages, œuvres et objets en tout genre des membres du collectif.
En France, l’artiste Ben Vautier – plus connu sous le nom de Ben – joue avec les mots et fait de ses pensées et de son écriture enfantine ses signatures. En 1970, alors qu’il expose à la Galerie Templon à Paris, une banderole accueille les visiteurs : « L’art est inutile, rentrez chez vous. » Poésie, humour et refus de l’art bourgeois : le ton est donné.
“Le Fluxus n’a pas encore été inventé”
Alors, finalement, qu’est-ce qu’une œuvre Fluxus, si elle peut être tout et n’importe quoi ? Particulièrement lié à la musique, le Fluxus se manifeste lors d’événements mêlant beaux-arts, concerts et actions visuelles que les membres et amateurs appellent « events » ou « activity ». Lors de ces présentations, les spectateur·rice·s pouvaient découvrir des instruments inédits, construits à partir de matériaux de récupération comme la Ur-Musik de Nam June Paik, des jeux, ou des mises en scène plus impressionnantes. L’un des exemples les plus connus est sans doute la Composition 1960 #5 de La Monte Young qui comprenait un immense lâcher de papillons dans une salle de concert.
« Le Fuxus, c’est une longue histoire, avec beaucoup de nœuds. »
Définition offerte par l’exposition du Stuttgarter Institut für Auslandsbeziehungen en 1994.
D’autres événements étaient bien moins poétiques, mais beaucoup plus rigolos. En 1962, Nam June Paik a par exemple organisé un Fluxus-contest qui invitait les participants à uriner le plus loin possible pour gagner. Vous soupirez probablement. « C’est de l’art, ça ? » Et c’est bien là tout le propos du Fluxus ! Les performances sont aussi artistiques qu’elles ne le sont pas, et doivent absolument conserver la facétie de la vie, faire sourire, faire rire et amuser la galerie (littéralement). Pour Maciunas, un event Fluxus doit contenir des éléments de surprises, reposant souvent sur le gag ou la provocation. On tient peut-être un début de définition.
Si la liberté du mouvement ne peut qu’être saluée, la difficulté à en définir les contours constitue un frein à sa pérennité. Peut-être est-ce pour cela que l’un de ses membres émérites, Emmett Williams, s’amuse à dire que « le Fluxus n’a pas encore été inventé ». Comment inventer quelque chose qui relève presque plus du concept et de l’état d’esprit, que du courant artistique bien borné ? Une exposition du Stuttgarter Institut für Auslandsbeziehungen de 1994 consacrée au Fluxus en Allemagne parlait d’ailleurs du Fluxus en disant qu’il s’agissait d’une « longue histoire, avec beaucoup de nœuds ».
Pourtant, malgré le joyeux bordel qu’est le Fluxus, il a continué à vivre pendant plus de 20 ans en restant fidèle à son utopie de départ. Il a permis à des plasticiens tels que Joseph Beuys de se positionner dans leur création (en prenant le contre-pied) et à des pratiques comme le Mail Art de se démocratiser. En effet, à partir de 1963, Georges Brecht et Ray Johnson se servent de la Poste pour contourner les canaux de diffusion institutionnels de l’art, comme les musées et les galeries. Un mouvement dans un mouvement dans un mouvement… Le flux latin prend ainsi tout son sens.
Que reste-t-il du Fluxus aujourd’hui ? Une ironie, semble-t-il. Car si le Fluxus s’est toujours défendu de jouer le jeu du marché de l’art, ce dernier ne semble pas l’entendre de cette oreille, et les œuvres Fluxus se vendent aujourd’hui à prix d’or. En 2006, Ben Vautier déclarait d’ailleurs au Monde : « Dans la mesure où Fluxus est un mouvement qui a compté dans l’histoire de l’art, les œuvres vont prendre de l’importance. Les collectionneurs vont se battre, et les prix monter. » On préférera retenir la folie de ce mouvement qui a complètement décloisonné les arts et ajouté un peu d’humour à ce monde si sérieux.