Comptant parmi les plus célèbres séries Marvel, le comic-book consacré aux mutants fête cette année ses 60 ans. Six décennies d’aventures qui reflètent les enjeux des époques traversées.
Lorsque Stan Lee et Jack Kirby ont dévoilé leurs X-Men, en septembre 1963, ils ne pensaient certainement pas produire un nouveau manuel de sciences sociales et politiques. Les adolescent·e·s mutant·e·s du sage professeur Xavier n’étaient qu’une équipe de plus, destinée à ravir le lectorat de comics super-héroïques. Mais force est de constater que, 60 ans plus tard, les X-Men ont pris une tout autre envergure.
Au fil des décennies et des scénaristes, ils se sont fait l’écho des principaux débats qui ont animé nos sociétés. De la lutte contre le racisme et l’apartheid à celle contre l’homophobie, en passant par la simple question des adolescent·e·s exclu·e·s et mal dans leur peau, la célèbre série de Marvel s’est penchée sur toutes les formes de discrimination, laissant parfois entrapercevoir un monde où l’on pourrait tous vivre en paix, quelles que soient nos différences. La bande de mutant·e·s serait-elle donc un exemple à suivre pour bâtir un monde meilleur ? Voici en tout cas les enseignements à retenir de ses aventures.
1 Être tolérant sans être naïf
Quand votre camarade de classe a des ailes, que votre professeur est un fauve couvert de pelage bleu et que vous avez vous-même des antennes, vous apprenez vite à ne pas juger les gens sur leur apparence. Telle est la première leçon des X-Men : acceptons-nous les un·e·s les autres. Seulement, les non-mutant·e·s ne sont pas toujours de cet avis et ne se privent pas de faire taire celles et ceux qui expriment cette idée, comme le rappelle Élodie Denis, co-autrice de La Philo des super-héros : « Par exemple, dans le premier film de Bryan Singer, en 2000, la mutante Jean Grey s’exprime devant le Congrès et le sénateur Kelly, homme blanc non-mutant, l’interrompt agressivement, l’empêchant de terminer son exposé. »
Elle y voit un parallèle avec les brimades subies par différentes minorités face à nos institutions ou à des groupes dominants, et les poussant finalement à organiser des réunions non mixtes. « C’est l’idée contre-intuitive que, parfois, il faudrait limiter la démocratie – à savoir interdire la parole des dominant·e·s au sein de certaines assemblées de femmes, minorités LGBTQIA+, personnes racisées… ou mutantes – pour libérer la parole d’une minorité communément censurée, comme Jean Grey dans ce passage du film. On retrouve ainsi dans X-Men le “paradoxe de la tolérance” cher au philosophe Karl Popper, conceptualisé en 1945 dans La Société ouverte et ses ennemis. Il y écrit : “Une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance.” »
La tolérance ne vaut donc que si elle s’accompagne des conditions nécessaires au maintien d’un échange démocratique sain, dans lequel le droit à la parole des minorités les plus vulnérables est protégé.
2 Il faut travailler en équipe
Si Wolverine est un des X-Men les plus populaires et les plus charismatiques, son côté loup solitaire lui a bien souvent joué des tours. Mais, au contact de Xavier et de ses compagnons, il a fini par apprendre que l’union fait la force. « On retrouve ainsi le constat que dressait déjà Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, en 1835, sur l’illusion d’autosuffisance qui peut menacer les citoyens des démocraties modernes », explique Élodie Denis en citant le poète John Donne : « Nul homme n’est une île. »
Chez les X-Men, on ne la joue pas solo, mais on s’entraide, car le collectif prime sur l’individu. Et si la relation de Wolverine avec ses co-équipier·ère·s n’a pas toujours été au beau fixe, le féroce Canadien a quand même fini par voir les bons côtés de ce compagnonnage. « Dans Wolverine #2 Your Worst Enemy de Benjamin Percy & Adam Kubert, sorti en mai 2020, une phrase m’a interpellée, tant son message est beau et souligne bien l’évolution du protagoniste éponyme : “S’il y a un truc que je sais avec certitude, c’est que les vraies amitiés que tu noues viennent un peu excuser toutes les merdes que l’existence t’inflige gratos”. »
3 Le bien commun dépasse toutes les frontières
Face aux horreurs de la guerre, il est parfois difficile d’imaginer que les membres de deux nations ennemies puissent s’allier pour défendre une même cause. Pourtant, en 1975, en pleine guerre froide, l’Américain Charles Xavier n’hésite pas une seule seconde à recruter le Soviétique Piotr Raspoutin, alias Colossus. Et il a une bonne raison à cela : le bien commun des mutants dépasse tous les conflits internationaux.
« Quand Xavier le recrute, il ne critique pas son pays, il ne lui demande pas d’aller contre, il lui dit : “Ce ne sont pas les États-Unis qui t’appellent, mais tes frères mutants” », constate ainsi Benjamin Patinaud, alias Bolchegeek. Auteur du Syndrome Magneto et grand lecteur des X-Men, il rappelle d’ailleurs que l’équipe de super-héros a beaucoup changé au fil des décennies, en intégrant très vite de nouveaux membres issus du monde entier.
Mais les X-Men ne dépassent pas que les frontières des Nations. « Xavier a fondé une école de mutant, donc c’est un comic où plusieurs générations se côtoient. C’est aussi une des BD qui se sont le plus vite féminisées, et où il y a aussi énormément de personnages queers, au point d’avoir mis en couverture un des premiers mariages de couple homosexuel, pour une bande dessinée mainstream, en 2012. »
En 60 ans, les X-Men sont ainsi devenus une grande famille dont les membres viennent de divers horizons, mais restent soudés pour protéger la communauté au sein de laquelle ils se sentent enfin acceptés.
4 Modérés et radicaux ne doivent pas s’affronter, mais s’écouter
Il faut de tout pour bâtir un monde meilleur. Les X-Men l’ont bien compris et n’hésitent pas à s’allier à leur Némésis de toujours, Magneto, pour faire avancer la cause des mutants. Il faut dire qu’au fil des décennies et des scénaristes, le super-vilain est passé du rang de terrible criminel, parfois génocidaire, au statut d’adversaire respectable, porteur d’idées simplement plus radicales.
Une approche qui a été à l’origine des meilleures histoires liées à ce personnage, véritable frère ennemi de Xavier. Ce n’est donc pas étonnant que les deux mutants aient été comparés à Martin Luther King, pour le télépathe modéré, et Malcolm X, pour le second, plus radical. Et si, en tant que méchant attitré de la série, les positions de ce dernier ont souvent été critiquées, il n’en a pas moins gagné de nombreux partisans, aussi bien parmi les mutants que parmi les lecteurs.
Pour Benjamin Patinaud, c’est tout l’intérêt des X-Men, une série où plusieurs groupes ont le même but, mais tentent d’y parvenir par des méthodes différentes et des valeurs contraires. « De fait, les plus modérés doivent toujours nuancer leurs positions en tenant compte des autres factions. Et quand on regarde la plupart des mouvements d’émancipations réels, ce sont des polarités que l’on retrouve. »
« Dans l’histoire du mouvement LGBT, notamment en France, on retrouve cette tension entre les partisans d’une stratégie de respectabilité, destinée à prouver à la société qu’ils peuvent être acceptés et d’autres pôles qui réclament au contraire d’affirmer leurs différences, en acceptant qu’elles soient subversives pour casser le moule qui opprime la société. C’est une tension d’autant plus intéressante qu’il n’y a pas forcément de réponse à ça, mais qu’elle permet de voir comment ces groupes vont discuter, car ils ont chacun raison sur des points et tort sur d’autres. »
Xavier et Magneto en arrivent d’ailleurs à cette conclusion dans la récente saga Power of X, « dans laquelle le premier dit au second : “En fait, on a tous les deux tort depuis le début, aucune de nos approches ne fonctionne et en s’opposant, on ne fait que contrarier ce qu’on essaie d’accomplir.” Du coup, ils trouvent une nouvelle voie, ensemble. »
5 Croire aux secondes chances
Magneto n’est pas le seul a avoir fait de nombreux allers-retours entre le camp du bien et celui du mal. Mystique, Cyclope, Wolverine, Jean Grey, Apocalypse et même Charles Xavier… Tous et toutes ont franchi à un moment ou un autre la ligne de démarcation entre « gentils » et « méchants ». Cela n’a pas empêché leurs congénères de leur pardonner. Car, chez les X-Men, on croit aux secondes chances.
« Les arcs de rédemption sont des histoires très appréciées dans les œuvres de pop culture, prévient Benjamin Patinaud. Et le fait que Xavier tende toujours la main à Magneto est presque un running gag, mais ça crée des histoires très belles, même si c’est aussi l’occasion de montrer une victoire morale du héros sur le méchant, car, sans anéantir son adversaire, il le fait venir dans son camp. »
Ce poncif n’empêche pas la série de développer encore une fois des idées qui s’opposent dans nos sociétés. Le sort réservé aux différents criminels mutants illustre bien, selon Élodie Denis, les oppositions entre « la perspective conséquentialiste qui pense que les peines ne se justifient que si elles sont socialement utiles et parviennent à freiner la criminalité, et l’approche rétributiviste qui soutient que les auteurs d’infractions doivent être punis et réhabilités non pas parce que ce serait utile à la société, mais par principe, au nom d’une dignité de l’homo sapiens ou superior. »