Dragon Ball, Bonne nuit les petits, American Horror Story, Babar, Rolie Polie Olie, Jujutsu Kaisen 0… Brigitte Lecordier est l’une des voix les plus connues de France. La comédienne, spécialisée dans le doublage, a accepté de nous faire entrer dans son univers singulier.
Votre voix a bercé l’enfance de plusieurs générations. Laquelle a marqué la vôtre ?
Je n’avais pas la télé quand j’étais petite. C’était un objet réservé aux riches et mes parents étaient ouvriers, on ne pouvait pas se le permettre. On n’avait qu’un disque, celui de Gérard Philipe qui raconte Le Petit Prince. J’ai aussi adoré la voix de Georges Poujouly (qui incarne le personnage) ; elle était incroyable et je l’ai imitée pendant longtemps. Mon choix de carrière a peut-être été influencé par lui.
Comment êtes-vous devenue l’une des voix les plus cultes de la télévision française ?
La génération de comédiens à laquelle j’appartiens ne s’est pas formée pour la voix. On est arrivés dans ce milieu du doublage un peu par hasard. Au départ, j’étais clown. On est ensuite venu me chercher pour faire du théâtre et de la chanson. J’ai touché à tout : j’ai joué des pièces, j’ai tourné, j’ai chanté sur scène…
Ensuite, on m’a demandé de faire du doublage pour un public que l’on ne voyait pas – ce qui est étrange pour un comédien, quand on y pense. J’ai commencé par une pub pour Amnesty International, puis je suis tombée dans ce milieu très particulier.
On est souvent étonné du physique qui se cache derrière une voix. Quand j’étais plus jeune, j’ai eu un vrai choc en découvrant Claude Chantal (professeur Minerva McGonagall dans Harry Potter, Krilin dans Dragon Ball Z…). Elle était un peu voutée, avec son petit chien et son tricot. Elle faisait vraiment vieille dame, mais lorsqu’on travaillait avec elle, on se rendait compte qu’elle avait une voix magnifique et tellement jeune !
Vous faites aussi beaucoup de conventions, dans lesquelles les fans vous demandent toujours de faire Son Goku. Comment expliquez-vous cet amour pour Dragon Ball en France ?
Dans les années 1980-1990, les spectateurs étaient habitués aux Disney tout mignons où on ne pouvait même pas dire “crotte”. Son Goku a débarqué et se permettait de faire des choses qu’on ne voyait pas ailleurs.
Il était tout nu, il faisait pipi quand il en avait envie… Ce petit personnage ressemble à chacun d’entre nous. Il est naïf, ne connaît pas le monde… Dragon Ball Z nous raconte l’histoire d’un parcours initiatique. On a grandi et découvert tout un monde, toute une culture avec cette série.
Le public s’est attaché à Son Goku et se retrouve en lui. Il m’a aussi apporté beaucoup. Quand j’ai commencé à doubler sa voix, il y a 30 ans, je débarquais complètement dans cet univers et il m’a permis de découvrir la culture japonaise. Aujourd’hui, on m’associe toujours à lui dans les conventions. Le public me tutoie d’emblée, car il a l’impression de me connaître. Je fais partie de la famille : je suis la nounou, la sœur, la tante, la complice…
Vous avez travaillé pour des films, des anime et des jeux vidéo. Quelles sont les différences entre ces exercices ?
Quand on double un film, il faut être à l’écoute du comédien qui joue. On doit être au plus près de lui pour entrer dans ses mimiques, ses intentions… Il faut être très souple. Le dessin animé nous demande quant à lui de donner un caractère particulier à notre personnage.
La voix originale ne nous aide pas toujours, car nos cultures sont très différentes et on ne pourrait pas jouer comme eux ; le public français ne comprendrait pas. Nous devons retranscrire cette VO, tout en se l’appropriant (mais aussi en la respectant).
C’est encore différent pour les jeux vidéo. Quand ce n’est pas de la création, il y a un spectre audio appelé “wave” qui nous indique le tempo, du début à la fin de notre phrase. Nous devons commencer et terminer dans ce temps imparti. C’est très serré. L’image étant déjà faite sur la voix originale, nous devons débuter et finir en même temps que ce spectre.
Lequel préférez-vous pratiquer ?
C’est difficile ; j’aime tout ! Si je devais choisir, je prendrais les anime. J’adore particulièrement la création de voix. Quand je fais Petite Mort ou PeePooDo, je suis face à de simples dessins, il n’y a pas d’animation, car l’image et l’animation seront faites après l’enregistrement de ma voix.
Tout ce que je vais proposer va ensuite être retranscrit en image. Si je me marre, mon personnage va rigoler. Si je pleure, il va suivre mon émotion. Il faut tout créer, ça demande une grande part d’imagination !
« Netflix, c’est encore un autre problème. Ils produisent beaucoup et en peu de temps, et les directeurs artistiques n’ont pas forcément la culture de l’anime ou la culture japonaise. Il faut du résultat, parfois au détriment de la qualité. »
Brigitte Lecordier
Votre métier est beaucoup fantasmé, mais j’imagine qu’il y a aussi des difficultés…
Le plus difficile dans l’animation, c’est l’énergie. Quand on arrive à 9 heures du matin, on doit être à 300 % ; quand on part à 19 heures, on doit toujours être à 300 %. On ne peut pas se reposer, car il faut être à fond, tout le temps. L’image est plate : c’est le comédien qui lui donne vie. Si l’anime est doublé par un comédien qui a les mains dans les poches et qui s’en fout, ça va forcément s’entendre.
Comment préparez-vous la voix de vos personnages ?
Il faut savoir qu’on ne prépare rien. Parfois, on ne sait même pas qui on va doubler ni le nombre d’heures que ça va nous prendre. On découvre tout le jour même. Ça peut être un petit comme un gros rôle, qui deviendra peut-être mythique un jour.
On ne nous donne pas vraiment d’indications et on doit trouver la voix immédiatement. C’est difficile, mais très chouette. Tout le monde ne peut pas faire du doublage, car certains comédiens de théâtre ou de cinéma n’ont pas cette souplesse. Il n’y a pas de répétition. Ils n’ont donc pas le temps habituel pour travailler leur personnage.
Vous jouez aussi bien des personnages masculins que féminins. La différence de genre ne vous a jamais freinée ?
Je jouais déjà beaucoup de petits garçons et petites filles au théâtre, et mon côté androgyne m’a beaucoup aidée. Ça ne me gêne pas, au contraire ; je peux apporter ma patte. Je suis issue d’une grande fratrie et j’ai un frangin. J’ai toujours joué au foot et au petit soldat avec lui, et il s’amusait à la poupée avec moi.
On m’a donné beaucoup de voix masculines, mais peu de féminines. Ma voix a tellement marché dans le doublage de petits garçons que je suis rattachée à ce profil. Du coup, on pense moins souvent à moi pour jouer des femmes ou des petites filles.
De quel personnage vous sentez-vous la plus proche ?
J’aime beaucoup la sensibilité de la Petite Mort. Je lui ai donné ce trait de ma personnalité, que je partage avec Davy Mourier (le créateur de l’œuvre). Il a grandi avec moi et on se ressemble. C’est comme mon petit frère. J’adore travailler avec lui et je m’en sens proche. Du coup, son personnage me parle beaucoup.
Lequel était le plus difficile à jouer ?
Kaio Shin, dans Dragon Ball Z. Il n’y avait plus de garçon disponible pour l’incarner. Le directeur artistique Pierre Trabaud m’a demandé de le dépanner pour quelques lignes. Je me suis inspiré de sa voix (il doublait notamment Popeye et Daffy Duck) pour faire celle de Kaio Shin. Ça appuyait vachement sur les cordes vocales, mais je me suis dit que pour dix lignes, ça le faisait.
Je suis revenue la semaine d’après dans le studio et on m’a demandé de reprendre le même rôle, où il racontait cette fois toute sa vie durant plusieurs épisodes.
Pierre m’a proposé de faire tous mes personnages en premier (comme Gohan) pour ne pas perdre ma voix. J’ai terminé la journée avec Kaio Shin, et je n’avais plus d’énergie ! Je me suis dit que la prochaine fois, je prendrai un timbre que je peux tenir longtemps.
Quel personnage auriez-vous rêvé doubler ?
J’aurais adoré faire les Miyazaki d’aujourd’hui, mais il y a une vraie dichotomie entre les Disney et les anime. Je n’ai pas accès à toutes ces œuvres, ce qui est dommage. Ils préfèrent souvent des personnalités connues comme Gad Elmaleh ou Pierre Niney pour leurs personnages. C’est dommage, je pense que beaucoup de fans seraient heureux de me retrouver sur des longs métrages d’anime.
Vous êtes dans cette industrie depuis plusieurs décennies. Avez-vous constaté certains changements depuis vos débuts ?
Tout a changé. Quand j’ai commencé, on travaillait sur du 16 mm et on avait quatre pistes d’enregistrement. Aujourd’hui, il y en a 70. Quand on faisait Goten et Trunks, on était obligés d’enchaîner pour ne pas utiliser les autres pistes. Ça prenait beaucoup de temps.
Le chargement du film était très long ; pour aller d’un endroit à l’autre de l’œuvre, il fallait le temps de tout rembobiner. Aujourd’hui, ça se fait en deux clics et quelques secondes. Du coup, on travaille plus vite.
Le doublage est une industrie économique et le dessin animé est souvent considéré comme de la sous-culture, culture populaire ou pour les enfants. Il y a souvent moins de budget pour les anime donc on gagnera à travailler plus vite. Le temps, c’est de l’argent. Les comédiens seront donc convoqués en studio et l’on groupera leur lignage au maximum pour que le coût soit moins élevé.
Quand je suis arrivée dans ce milieu, on travaillait tous ensemble. C’était comme une troupe de théâtre. Les comédiens de Dragon Ball sont ma famille. Aujourd’hui, ils peuvent travailler sur une même série sans jamais se voir ou se croiser. Le rôle principal enchaîne ses boucles seul, puis il laisse la place aux autres. Dans les années 1980, on s’amusait à s’épater entre nous, à se dépasser. Aujourd’hui, ça ne serait plus trop possible. Le numérique a changé beaucoup de choses.
Combien d’épisodes enregistrez-vous par jour ?
Je fais quatre 11 minutes dans la journée. Aujourd’hui, on nous demande d’en faire six ou huit. Tout dépend des productions. En créations, où il y a énormément de respect pour le travail des comédiens. Nous avons plus de temps, mais ce n’est pas le cas pour d’autres, comme les séries.
Netflix produit des blockbusters (films, séries, et même anime). Son arrivée sur cette industrie a-t-elle encore modifié votre manière de travailler ?
Netflix, c’est encore un autre problème. Ils produisent beaucoup et en peu de temps, et les directeurs artistiques n’ont pas forcément la culture de l’anime ou la culture japonaise. Il faut du résultat, parfois au détriment de la qualité.
On voit de plus en plus de comédiens sur YouTube, notamment sur les chaînes de McFly et Carlito qui cumulent des millions d’abonnés. Votre métier est-il mieux compris et visibilisé aujourd’hui ?
Un petit peu, mais il ne faut pas qu’il le soit trop. Je ne veux pas que les spectateurs s’imaginent que c’est un métier facile. Sur ma chaîne YouTube, je raconte les coulisses de mon métier : ses secrets, ses joies, ses difficultés… Il faut savoir qu’avoir une belle voix n’est pas un critère suffisant pour faire du doublage.
Le comédien doit être bon, aller vite, comprendre le texte, avoir une bonne diction et être capable d’improviser. C’est aussi un métier qui demande une vraie souplesse : un jour, je suis à la radio, le lendemain sur scène, l’autre dans une pub, dans une série ou dans une convention… Aucune journée ne se ressemble.
Les comédiens français qui font du doublage sont-ils aussi reconnus que les japonais ?
Absolument pas ! Au Japon, ils sont intouchables. Ce sont des dieux. Ils sont extrêmement préservés, très bien payés et entourés. Ce sont des stars immenses dans le pays. Ici, il n’y a pas beaucoup de reconnaissance, mais ce n’est pas plus mal. On est plus libres. Ce qui est plus triste, c’est la non-reconnaissance dans le métier. On aimerait des “bravo” ou des “merci” parfois.
Ma dernière question fera polémique : regardez-vous les séries et les animes en VO ou VF ?
Je regarde pratiquement tout en VF. Je ne connais pas le japonais ni l’anglais, donc je préfère les versions françaises !