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Chez les ados, des compliments plein “Gas”

23 février 2023
Par Florence Santrot
Chez les ados, des compliments plein “Gas”
©Tada Images/Shutterstock

Application uniquement disponible en Amérique du Nord, Gas permet aux lycéens américains de se complimenter entre eux. Et taille des croupières à TikTok.

En France, l’application Gas est encore inconnue ou presque. Mais aux États-Unis et au Canada, elle fait déjà couler beaucoup d’encre. Il s’agit d’un nouveau réseau social assez atypique puisqu’il n’est pas ouvert à tous. Il s’adresse exclusivement aux lycéens et se déploie peu à peu dans les États américains. Toute jeune, cette appli a été lancée en août 2022 et s’inspire fortement de la philosophie de l’app tbh (to be honest), aujourd’hui disparue. Et ce n’est pas un hasard : l’un des trois cofondateurs de Gas, Nikita Bier, était déjà derrière tbh, fondée en septembre 2017, rachetée un mois plus tard par Facebook et… dissoute en juillet 2018.

Le principe ? Gas permet d’envoyer des compliments de manière anonyme. Tout commence par des sondages où il faut remplir les vides. On peut par exemple sélectionner des phrases comme « Je dirais oui si [vide] m’invite à sortir », « Je crois que [vide] est la personne la plus cool de l’école » ou encore « Qui a le plus beau sourire ? ». À chaque fois, une série de noms est suggérée et l’ado fait son choix. Chaque personne citée par une autre reçoit alors une alerte – anonyme – censée la « gas up », c’est-à-dire « booster son ego » en argot anglo-saxon. D’où le nom de l’app.

Gas, l’app bienveillante par excellence au succès instantané

À l’inscription, chaque adolescent doit renseigner le nom de son école et ajouter ses amis (qui sont déjà inscrits ou via ses contacts téléphoniques). Une fois cette étape passée, l’appli propose chaque jour des sondages auxquels il peut participer. « Pourrait être Batman », « Mon crush secret », « Futur médaillé olympique », « Ferait un.e super DJ en soirée »… la personne choisie est alors alertée par un message mais ne connaît pas le nom de son admirateur ou admiratrice secrète. Seules indications : si c’est une fille ou un garçon et dans quelle classe elle/il est. L’alerte peut alors être partagée sur Instagram ou Snapchat pour faire parler autour de soi (et éventuellement découvrir qui a voté anonymement). Parfait, en théorie, pour booster sa confiance en soi.

« Si la plupart des sondages ont une tonalité amoureuse, ce n’est cependant pas le cas de tous les sondages, dont certains visent juste à complimenter une personne sur son physique ou un trait de personnalité, voire ses capacités d’analyse politique ou son engagement pour l’écologie. »

Pas de message direct entre les utilisateurs, l’obligation d’indiquer le nom de son école et sa classe… autant de critères qui permettent de garantir une certaine sécurité d’usage de cette application destinée à des mineurs. Et rend peu probable l’intrusion d’adultes prédateurs sur le réseau. Les fondateurs affirment aussi qu’il n’y a aucune publicité ni tracking d’aucune sorte. Si la plupart des sondages ont une tonalité amoureuse, ce n’est cependant pas le cas de tous les sondages, dont certains visent juste à complimenter une personne sur son physique ou un trait de personnalité, voire ses capacités d’analyse politique ou son engagement pour l’écologie, par exemple.

Attrait de la nouveauté, bienveillance… Gas est un succès. Lancée en août 2022, l’appli avait déjà atteint le million d’utilisateurs actifs quotidien en octobre. Elle comptait alors plus de 5 millions d’inscrits et engrangeait quelque 30 000 nouveaux utilisateurs par heure. Succès fulgurant, la jeune application a attiré l’attention… et a été rachetée six mois après son lancement. Le 17 janvier dernier, la messagerie Discord annonçait le rachat de Gas.

Le réseau social rêvé ? Pas si vite…

Ce nouveau genre d’application, qui vise uniquement à complimenter anonymement certaines personnes de son entourage, part d’une bonne intention. C’est notamment pour cela que l’application connaît un vrai succès là où elle est déployée. Elle fait le pendant d’autres plateformes moins bienveillantes comme Snapchat, Instagram ou TikTok où les échanges en DM (messages directs, individuels ou en groupe) sont parfois violents envers certaines personnes en particulier. Mais Gas n’est pas totalement exempt de harcèlement.

Certains ados profitent de sondages pour aller titiller leur camarade. Un lycéen de 15 ans vivant à Toronto, au Canada, explique ainsi qu’il a fini par désinstaller l’application après être devenu « paranoïaque » à force de consulter trop fréquemment Gas et d’essayer de tout analyser. « J’ai commencé à tout remettre en question. Quand on me disait que j’étais celui qui avait “le plus beau sourire”, immédiatement, je me demandais si on se moquait de moi parce que je porte un appareil dentaire », a-t-il expliqué au site CBC.ca. Malgré la bienveillance apparente, ces votes incessants peuvent créer une forme de stress et d’anxiété chez les ados. Ils deviennent accros à ces compliments et remettent tout en question s’ils ne sont pas cités pendant plusieurs jours d’affilée.

Monnaie virtuelle et paiement réel

Selon le principe de Gas, à chaque vote reçu, on gagne une flamme, sorte de monnaie virtuelle. Celle-ci permet d’en savoir davantage sur qui a pu voter pour son nom lors d’un sondage. Il est aussi possible de débourser 1,99 dollar pour en savoir plus sur un sondage précis (des indications supplémentaires pour tenter de découvrir qui est derrière un vote). En outre, Gas possède une version payante qui peut se révéler problématique. Ce « God Mode » (mode dieu, en français) débloque des fonctions qui vont révéler davantage d’informations sur chacun des sondages. Il faut alors débourser entre 4,99 et 9,99 dollars par semaine pour avoir accès à des options supplémentaires.

Cette version premium permet par exemple de dévoiler la première lettre de la personne qui a voté pour soi. Cela facilite donc l’identification de son crush secret, par exemple. Alors même que ce n’est pas forcément la volonté de la personne qui a voté initialement. Le God Mode active aussi une option d’alerte à chaque fois qu’une personne ajoute votre nom à un nouveau sondage… et incite à s’interroger si personne ne vous choisit par la suite. Des fonctions payantes qui sont, pour l’heure, le seul modèle économique de Gas. Et ça fonctionne : les fondateurs affirment avoir déjà engrangé plus de 1 million de dollars.

Bientôt en France ?

Bien qu’en forte ascension, Gas va devoir répondre à deux défis de taille. Le premier est de s’assurer de l’intérêt des ados une fois passés l’effet de découverte et la curiosité. Il va s’agir d’entretenir la flamme et d’éviter que l’usage ne devienne trop répétitif. Une vraie gageure. Le risque est de connaître la même funeste fin que son prédécesseur tbh, qui avait vu son nombre d’utilisateurs actifs fondre comme neige au soleil passée la période d’engouement des premiers mois. Le rachat par Facebook n’avait pas dû plaire aux ados, qui plus est. Une des solutions serait aussi de s’ouvrir à d’autres populations, comme les adultes par exemple, par le biais non plus des écoles mais des entreprises. Après tout, même majeur, personne n’est contre un petit boost d’ego et des compliments de temps en temps…

Le second grand défi de Gas, c’est son développement. Au-delà des États-Unis et du Canada, l’application saura-t-elle se déployer sur d’autres marchés comme l’Europe ? Rien ne s’y oppose, même s’il faudra que les fondateurs montrent patte blanche devant les législateurs et se conforment au droit européen en matière de protection de la vie privée de personnes mineures.

Mais l’application devra faire face non seulement à TikTok mais aussi à BeReal. Ce réseau de partage de photos français monte fortement en puissance depuis quelques mois, notamment auprès des jeunes générations. Le concept, ici, est de prendre chaque jour une photo à une heure donnée en se montrant le plus réaliste possible. Et la compétition pourrait aussi être féroce avec Slay, une application allemande qui reprend la notion de compliment anonyme de Gas, mais ne se limite pas aux adolescents. Positivité, bienveillance, réalisme… une nouvelle ère s’ouvrirait-elle pour les réseaux sociaux ?

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