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150e anniversaire de Colette : l’art de la chose vue

01 mars 2023
Par Margaux Seux
Colette était une écrivaine et une journaliste.
Colette était une écrivaine et une journaliste. ©Shutterstock/4Max

2023 marque le 150e anniversaire de l’écrivaine et journaliste Colette. L’occasion idéale, à l’approche du 8 mars, d’honorer la production littéraire d’une aventurière du XXe siècle, nourrie par une approche sensorielle et journalistique de la vie – la sienne et celle des autres. Portrait.

Celle qui voulait « voir et non inventer » est allée se mêler au monde, l’a expérimenté depuis l’intérieur, mettant à profit son regard aiguisé, direct, curieux, pour le retranscrire et le partager au plus grand nombre. Des qualités qui firent de Colette une reporter prolifique et essentielle, un statut aussi important celui de femme de lettre remarquable qui fait sa réputation.

Le 28 août 1914, la guerre éclate. Avis de mobilisation national pour près de huit millions d’hommes appelés à rejoindre le front. Parmi eux, Henry de Jouvenel, patron de presse réputé et redouté pour son aura politique. Il part, laissant sa femme Sidonie-Gabrielle Colette (dite Colette) désamparée, comme tant d’autres femmes. Colette est déjà une célèbre romancière, reconnue pour ses talents depuis la parution de sa série littéraire des Claudine (1900-1903), qu’elle n’assumera que tardivement en son nom.

Épouse Jouvenel depuis 1912, Colette a rencontré Henry peu après son arrivée au Matin (1910), journal quotidien dont il était l’un des deux rédacteurs en chef. Elle y a tenu une chronique hebdomadaire en plus de signer de nombreux reportages et critiques dramatiques.

La guerre éclate, donc, et Colette se retrouve seule au milieu de ses semblables, errantes dans un Paris déserté de ses hommes. Sa fille se trouve en Corrèze au bon soin d’une nourrice, quand elle décide de se réunir sous un même toit avec trois de ses plus proches amies, les actrices Marguerite Moreno et Musidora, et l’écrivaine Annie de Pène. Une pratique courante à une époque où la société et les modes de vies ont été bouleversés et réorganisés au pied levé.

De ces désordres et renversements, Colette fera ressortir l’éventail des émotions traversées, des expériences vécues à l’arrière pendant que l’attention était portée vers le front. La survie et le maintien d’un pays dont le fonctionnement ordinaire n’était plus le sujet. Les joies, les peines, la fête et les traumatismes vécus par des combattants d’un autre genre, ou plutôt des combattantes, puisque la bonne continuité de la vie courante était à la charge des femmes.

Couverture de Claudine à l’école. ©Editions LgF

Encore largement soumises à la domination masculine, les femmes habituées aux toilettes et foyers se sont saisies de l’occasion que les circonstances dramatiques de la guerre leur offraient pour prendre la main. Justement, ce n’est pas directement à l’usine que Colette s’est illustrée, mais là encore par son ouvrage des lettres. Du haut de ses 40 ansn avec la régularité et la rigueur d’une grande professionnelle, et le talent d’une grande écrivaine, elle s’est placée en témoin privilégié d’une successions de drames et révolutions symptomatiques d’une époque, dont elle est l’une des seules à rendre compte. Ceci donnera d’autant plus d’importance à ses reportages, sans qui une grande partie du paysage de guerre aurait échappé à la mémoire collective.

C’est dans Le Matin que seront publiés ses reportages de guerre, poignants comptes-rendus de la vie de celle qui travaillent, celles qui perdent leurs fils, leurs maris. Elle parle des abusées qui accouchent d’enfants nés de viols ou de liaisons interdites, mais pas que. Elle évoque aussi le retour des blessés, des gueules cassées. Colette se rend aussi sur le terrain, l’autre, celui du front. En 1915, désespérée de l’absence de son mari, elle se débrouille pour trouver faux nom et papiers d’emprunt, et part le retrouver à Verdun pour ensuite, par curiosité, pousser jusqu’en Argonne. Ces récits rapportés de l’au-delà seront réunis et édités dans Les Heures longues (Fayard) dès 1917, puis dans La Chambre éclairée (Fayard), paru en 1922.

Elle se nourrit de cette expérience lorsque, 21 ans plus tard, la Seconde Guerre mondiale éclate. En plus de quelques textes et nouvelles données au jeune journal Marie-Claire à partir de 1938 – dont elle sera d’ailleurs la rédactrice invitée du numéro 100 fait par Colette en 1939 –, elle collabore avec Paris Soir, Le Petit Parisien (journal pétainiste) ou encore Comœdia, par le biais desquels, dès l’entrée dans cette nouvelle phase traumatique, elle s’adresse aux populations de l’arrière.

Ayant pour elle une profonde expérience du contexte de guerre, Colette tend cette fois à partager des conseils sur comment vivre les événements. De cette manière, elle parle par exemple du froid (1940) et des restrictions (1940), en produisant une salve d’écrits pour aider les « non-initiés ». Elle rapporte aussi des récits courants, des brèves de supermarché, elle parle de Noël, de divertissement, rendant compte aux lecteurs, principalement lectrices, d’une vie qui se poursuit malgré tout.

Cependant, ses accointances avec des médias collaborationnistes mettent à mal ses activités de journaliste. Suite à la parution en 1942 de son article Ma Bourgogne pauvre dans La Gerbe, (hebdomadaire hitlérien fondé par Châteaubriand), la publication littéraire Les Lettres françaises dénonce la manipulation de l’autrice : « Et il est douloureux de voir le nom jusque-là respecté de COLETTE servir à une telle besogne. » Après la guerre, ses publications se font de plus en plus discrètes.

“Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne”

En 50 ans, l’infatigable et prolifique journaliste a publié plus de 1 200 articles parus dans une centaine de titres (comptant, entre autres, Vogue, Femina, le quotidien catholique L’Éclair, Bravo ou encore Le Figaro). Ces chiffres font d’elle l’écrivaine du XXe siècle qui a consacré le plus de temps à la rédaction de presse. Dans ses écrits, billets, chroniques, nouvelles, rubriques…, elle se rapproche tantôt de la fiction, tantôt de l’autobiographie (elle s’exprime en Je, ce qui est novateur), considérant ses articles comme une partie à part entière de son œuvre littéraire. D’ailleurs, beaucoup de ses romans paraîtront d’abord dans les journaux sous forme de feuilletons avant d’être édités comme tels.

Peu avant sa mort en 1954, elle confie que le « journalisme est une carrière à perdre le souffle ». Elle n’en a certainement pas manqué depuis ses premières chroniques musicales dans La Cocarde, en 1895. Novice du genre, elle accepta les conditions imposées par son premier mari Henry Gauthier-Villars (Willy) qui était lui aussi, entre autres choses, critique.

L’année 2023 sera rythmée durant plusieurs mois par les 150 ans de la naissance de Colette.

Bien avant de s’approprier la série littéraire des Claudine, dont la rédaction est alors en cours, Willy dictait déjà à Colette de signer du nom composé « Colette Gauthier-Villars », lui assurant une part de reconnaissance ambiguë. Loin de s’en plaindre, l’autrice accepta le procédé tant qu’il lui assurait une visibilité, dans l’idée de s’en servir pour mieux s’en détacher le moment venu (il faudra tout de même qu’elle atteigne l’âge de 50 ans pour oser enfin signer de son seul nom). Par ailleurs, le pseudonyme ou nom d’emprunt est quelque chose qui deviendra fréquent chez Colette, comme lorsqu’entre janvier et juin 1903 elle collabore à la revue Gil Blas avec une série de 40 articles qu’elle signe simplement Claudine. Deux ans auparavant, son roman Claudine à l’école (1901), usurpé par son mari sous prétexte de crédibilité, avait été publié sous le nom de Willy.

Encore en 1910, lors de son arrivée au Matin, elle tient au mystère et signe la rubrique « Contes des mille et un matins » d’un masque de théâtre suivi de l’introduction suivante : « Sous ce loup énigmatique se cache, par caprice, une des femmes de lettres qui comptent parmi les meilleurs écrivains de ce temps et dont le talent si personnel, fait d’exquise sensibilité, d’observation aiguë, de fantaisie gamine, vient de s’affirmer, une fois de plus, dans un roman sentimental qui est le succès du jour. »

« Sous ce loup énigmatique se cache, par caprice, une des femmes de lettres qui comptent parmi les meilleurs écrivains. »

Colette
Le Matin – Contes des mille et un matins

Cette description est la marque de Colette qui, peu importe le support, fonctionne d’un procédé unique : puiser matière dans la vie. Ce n’est pas pour rien qu’elle publie dans les journaux sous forme littéraire et que l’on retrouve dans ses romans des thèmes semblables à ceux abordés dans ses articles. Colette a le journalisme dans la peau. Elle écrit comme elle entraîne le lecteur sur les lieux de ses reportages. Elle restitue les ambiances avec une vision sensorielle, qui peut lui valoir d’être taxée de trop subjective, ce qu’elle réfute aisément par le caractère purement descriptif des choses. Elle creuse le détail, retranscrit l’anecdotique dont elle fait un faire-valoir d’authenticité. Pour ça, elle se fond dans le décor, se déploie sur place comme lorsqu’en 1912, pour Le Matin, elle se presse dans la foule pour assister à l’arrestation de la bande à Jules Bonnot, anarchiste et criminel français, ou qu’en 1935 pour Le Journal, elle effectue la première traversée du luxueux paquebot Normandie d’où elle transmet un article par jour de voyage pour raconter que « tout Paris est ici ».

Un appétit de vivre et de raconter

Cet appétit de vivre, Colette l’a pour tout. Elle raconte le déraillement d’un train comme le retour des robes « falbalassées ». Naturellement, elle partage les centres d’intérêts des gens, simples et populaires, guindés aussi parfois. Sa curiosité n’a que peu de limites, puisque, pouvant parler de tout et étant acclamée par le milieu, elle n’a qu’à changer de publication dès lors que la ligne éditoriale ne correspond plus.

Cependant, elle ne fait jamais fi de son esprit ciselé et critique. Bonne vivante, elle fait l’éloge du chocolat et des poitrines voluptueuses dans les magasines féminins, sans oublier d’insulter l’arrivée des premiers régimes amaigrissant. Cette amour du vivant, elle le pratique au sens large quand elle prend le temps d’exiger la protection des rossignols d’Auteuil ou de chanter les abeilles de Passy dont le miel a un « parfum d’amandier en fleur, de cire chaude et de prairie printanière ».

Elle porte une vue particulière sur le monde qu’elle tient de sa mère, Sido, dont le grand mot, rabâché tout au long de son enfance, était « Regarde ». Cette mère cultivée, bourgeoise et adepte de la libre pensée a enseigné à l’enfant Colette l’art du regard, la traînant de longues heures au coeur du jardin de la propriété familiale de Saint-Sauveur-en-Puisaye. Pratique que Colette n’a jamais cessé d’adapter à toute situation et à tout médium d’expression, faisant d’elle l’une des autrices les plus transversales. Sa force de propos et sa légèreté d’esprit ont forgé un style qui a conditionné une partie de la pratique du reportage et continue de le faire.

À lire : Colette journaliste : chroniques et reportages, 1893-1955, Libretto, 2014, 448 p., 11,70 €.

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