Décryptage

L’idiot au cinéma, un rôle en or

12 décembre 2022
Par Erick Grisel
Colin Farrell et Barry Keoghan dans Les Banshees d’Inisherin.
Colin Farrell et Barry Keoghan dans Les Banshees d’Inisherin. ©20th Century Studios

Dans Les Banshees d’Inisherin, qui sortira le 28 décembre prochain, le jeune acteur Barry Keoghan est génial dans le rôle de l’idiot du village. Avant lui, des acteurs tels que Bourvil, Ben Stiller Jean Dujardin ou Jim Carrey ont joué les corniauds avec brio. Et si on se penchait sur ce personnage bien plus complexe qu’il en a l’air ?

Lequel des sept nains de Blanche-neige préférez-vous ? À cette question, il est peu probable que vous répondiez Prof ou Grincheux. Non, votre nain préféré, c’est Simplet (un sondage Disney/Skyrock l’a d’ailleurs confirmé en 2011).

Et, avec son air lunaire, ses oreilles décollées et son sourire de guingois, l’acteur irlandais Barry Keoghan lui ressemble beaucoup dans The Banshee of Inisherin. Inspiré d’une légende irlandaise, ce film de Martin McDonagh met en vedette non pas un, mais deux simples d’esprit : celui joué par Colin Farrell, célibataire endurci à qui son meilleur ami décide un jour de ne plus adresser la parole parce qu’il le trouve « trop bête ». Et celui, plus marquant, incarné par Barry, un jeune villageois molesté par son père et confident du héros.

Preuve que l’idiot est un rôle payant : Colin a décroché un prix d’interprétation lors de la dernière Mostra de Venise. Quant à Barry Keoghan, le site américain Buzz lui prédit l’oscar du meilleur second rôle masculin en mars prochain. Mais au fait, pourquoi le rôle de l’idiot plaît-il autant, au public comme aux comédiens ?

L’idiot crève l’écran

Avec ses mimiques, ses outrances et ses manières imprévisibles, il capte tel un aimant l’attention du public et fait de l’ombre aux autres, parfois même au héros. Nul besoin d’être tête d’affiche pour briller dans le rôle de l’idiot. Quelques scènes suffisent pour rafler la mise. Du film Gilbert Grape de Lasse Hallström (1993), on retient moins l’air mélancolique de la star Johnny Depp que les tics nerveux de Leonardo DiCaprio, époustouflant en retardé mental. Pour ce rôle, le comédien, 19 ans à l’époque, a été nomMé aux Oscars 2013 dans la catégorie « meilleur acteur dans un second rôle ».

Dans le film Burn after reading des frères Coen, dernier opus de leur « trilogie des imbéciles », George Clooney a beau détenir le premier rôle, c’est Brad Pitt que l’on garde en mémoire. Désireux de faire oublier (momentanément) son sex-appeal, l’acteur s‘était glissé avec délice dans la peau d’un abruti fini. Résultat : une nomination aux Baftas, les César anglais, dans la catégorie « Meilleur acteur dans un second rôle ».

L’idiot fait rire

Et on peut d’autant plus rire et se moquer de lui que les acteurs prennent un plaisir évident à l’incarner. « J’aime bien jouer les cons et les abrutis », a confirmé Jean Dujardin au journal Le Progrès à propos de son rôle dans Brice de Nice. On ne demandera pas confirmation à Franck Dubosc : il semblait très à son aise dans Camping.

Quant à Jim Carrey, faire les grimaces les plus grotesques a semblé pendant deux décennies son unique raison de jouer (il s’est bien calmé ces derniers temps). En France, des comédiens de second plan tels que Jean Lefèvre ou Christian Marin ont construit toute leur carrière en jouant les imbéciles. Quelle joie de retrouver Paul Préboist et ses gros yeux larmoyants au détour d’une scène, ne serait-ce que pour quelques répliques !

Mais pourquoi nous fait-il rire, au fond, l’idiot ? Parfois parce qu’il est irrémédiablement idiot, et pas gêné de l’être, comme Will Ferrell dans Zoolander ou le quintet Les Charlots, qui a sévit au cinéma en toute impunité dans les années 1970 (mais dans ce dernier cas, notre rire fut surtout de consternation). Le plus souvent parce qu’on se projette en lui et qu’on exorcise à travers ses bêtises notre propre peur du ridicule ou notre honte de l’avoir été. On est tous un peu Pierre Richard dans Le Grand Blond avec une chaussure noire ou Éric Judor dans Problémos

L’idiot émeut

C’est radical : quand il est la cible de méchants, on cesse immédiatement nos ricanements. Et notre cœur penche du côté de Jacques Villeret dans Le Dîner de cons (même s’il pousse un peu loin le bouchon de la balourdise), de Tom Hanks dans Forrest Gump ou de Bourvil, paysan ignare moqué par les instruits dans Le Trou Normand de Jean Boyer en 1952.

Heureusement, justice a été rendue non pas aux personnages, mais à ceux qui les ont incarnés : Jacques Villeret a décroché le César du meilleur acteur pour son rôle dans Le Dîner de cons, Tom Hanks l’Oscar du meilleur acteur en 1986. Et Le Trou Normand a été l’un des premiers grands succès de Bourvil (4,5 millions d’entrées).

Enfin, quand l’idiot se meurt d’amour, on souffre aussi, car on sait que pour lui, il n’y a pas d’issue possible. Difficile de garder l’œil sec lorsque Quasimodo se fait éconduire par Esmeralda dans Notre Dame de Paris de Jean Delannoy en 1956. Ou lorsque Dominic, le personnage joué par Barry Keoghan dans Les Banshees d’Inisherin, se fait délicatement repousser par celle dont il est amoureux.

On se souvient aussi du déchirant « Je t’aime Manon, je t’aime d’amour » lancé par Daniel Auteuil, le piteux Ugolin de Manon des Sources (1986). On a parfois envie de le serrer dans nos bras, l’idiot !

L’idiot peut être une idiote

Dans l’imagination des réalisateurs, seulement deux options possibles : c’est une blonde écervelée telle Brigitte Bardot dans Une ravissante idiote (1962), Frédérique Bel dans Beur sur la ville (2011) ou Cameron Diaz dans Mary à tout prix. Ou bien c’est une campagnarde à fort accent et lourds sabots, rôle auquel la poétique Yolande Moreau a été parfois cantonnée, et que l’actrice Émeline Bayart a su transcender dans le Bécassine ! de  Denis Podalydès (2018).

Pour ce qui est du combo « sotte et méchante », réfléchissons un peu… non, il n’y a que les deux belles soeurs de Cendrillon à qui le cinéma a infligé cette double peine.

L’idiot n’est pas si idiot

Idiot, Léo dans Gilbert Grape ? Non, handicapé par son extrême sensibilité. Idiote, Bécassine dans le film de Podalydès ? Non, seulement confiante et naïve. Idiot, Rowan Atkinson dans le film Bean (1997) ? Non, terriblement tête en l’air.

On n’est ainsi idiot qu’au regard de celui qui nous considère de haut. Et tous ceux marqués du fer de l’idiotie ont ceci en commun : devant eux, les masques tombent et les personnalités se révèlent. Sans filtre, l’idiot dit ce qu’il pense. Et ce qu’il pense se révèle le plus souvent juste.

Pas si bête s’intitule alors le premier succès de Bourvil, dans lequel il joue un paysan qui déjoue les manœuvres de plusieurs intrigants.

Dans Les Banshees d’Inisherin, Dominic observe son village s’enfoncer peu à peu dans la rancœur et la haine de l’autre. « Il est considéré comme l’idiot du village alors que c’est peut-être lui qui comprend le mieux les situations. Il n’est pas instruit, mais il est intelligent », a déclaré Barry Keoghan à propos de son personnage.

De la bouche du supposé idiot, comme de celle d’un enfant, sort parfois la vérité. Et dans Manon des sources, n’est-ce pas Eliacin, l’idiot du village, qui confirme les accusations de Manon portées à l’encontre de l’odieux Papet ?

L’idiot est un punk

Il n’arbore ni épingles à nourrice, ni blouson de cuir, ni tatouage, mais à l’intérieur de lui sommeille un révolutionnaire ! N’ayant pas assimilé tous les codes de la diplomatie et de la bienséance, il est une menace pour l’ordre établi. Cela n’a pas échappé au réalisateur Lars Van Trier qui, en 1998, a mis en scène un groupe d’adultes antibourgeois qui passent leur temps à chercher leur « idiot intérieur » et se comportent en public comme des retardés mentaux, provoquant ainsi la société et le système. Titre du film ? Les Idiots.

On attend plus qu’un réalisateur porte à l’écran le destin du bouffon « foldingue » Triboulet, condamné à mort parce qu’il avait taquiné une maîtresse de François 1er. Comme le souverain lui demandait, magnanime, comment il souhaitait mourir, le bouffon, réunissant ses neurones, lui répondit : « De vieillesse, sire ! » Il fut donc épargné.

On peut donc être idiot et fin stratège…

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