Entretien

Brigitte Giraud : “Je n’avais pas d’attente particulière pour ce livre, si ce n’est d’être capable de l’écrire”

01 décembre 2022
Par Thomas Louis
Brigitte Giraud : “Je n’avais pas d’attente particulière pour ce livre, si ce n’est d’être capable de l’écrire”
©Pascal Ito/Flammarion

Dans Vivre vite, Prix Goncourt 2022, Brigitte Giraud revient sur l’accident de moto qui, en 1999, a coûté la vie à son compagnon. Une forme d’enquête, 20 ans plus tard, pour apprendre comment tout cela a pu se produire, interrogeant le destin, le hasard et tout ce qui tourne autour de ce que nous décidons pour construire notre monde. Rencontre.

Le Prix Goncourt est la distinction littéraire la plus importante en France, quelle saveur ça a de le recevoir pour ce livre ?

C’est vrai que c’est particulier, parce que c’est un livre qui vient de loin ! C’est celui que j’ai écrit qui m’a pris le plus de temps et qui m’effrayait le plus, donc c’est au-delà de ce que je pouvais imaginer. Je n’avais pas d’attente particulière pour ce livre, si ce n’est d’être capable de l’écrire. Le Prix Goncourt, c’est presque surréaliste pour moi.

Quelle importance faudrait-il accorder aux prix littéraires selon vous, qui venez de remporter le plus prestigieux ?

Je ne sais pas, parce que “prix littéraire” ça veut dire à la fois “coup de projecteur sur certains livres”, mais pas seulement. On sait très bien que, parmi les livres qui sont primés, année après année, tous les prix ne sont pas attentifs de la même façon à l’écriture, au parcours, à la singularité de la recherche d’écriture.

Moi, ce qui m’intéresse, c’est vraiment le travail sur la forme – évidemment le travail sur le fond aussi, ô combien. Mais pour moi, “prix littéraire” en général, ça n’a pas tellement de sens. Il ne faut pas oublier que, derrière les prix, ce sont des êtres humains, des jurés, qui ont chacun des sensibilités différentes, qui sont pour la plupart écrivains également. Je pense que c’est vraiment un domaine dans lequel on ne peut pas généraliser.

Il y a un mystère qui plane et qui planera toujours, autour de cet accident de moto au cœur de Vivre vite, puisque que le rapport de police indique qu’il n’a pas de cause connue. Le livre aurait-il existé si l’accident avait été expliqué ?

C’est une excellente question. Je pense que si l’accident avait été expliqué, le livre aurait eu lieu dans une même possibilité de construction, parce que, même si un accident a une explication plausible (par exemple, une voiture ou une camionnette qui surgit à un angle de rue), il n’empêche que la question de la rencontre entre la personne qui va avoir l’accident et la fatalité, elle, n’a pas de réponse n’a pas de réponse. C’est un rapport au temps et à l’espace. Il s’agit d’être là dans un endroit donné à un moment donné.

Vivre vite, de Brigitte Giraud, Flammarion, 2022.

C’est comme une rencontre entre deux personnes qui ne devaient pas se rencontrer et qui vont devenir fous amoureux. Très souvent, quand on rembobine le film (avant les sites de rencontre, bien évidemment), c’est presque toujours des rencontres qui n’auraient pas dû avoir lieu : quelqu’un qui a raté un train, ou quelqu’un qui a redoublé une année à l’université, etc. J’aime beaucoup cette idée que ce qui n’aurait pas dû avoir lieu débouche sur une infinité de possibles. Et le livre interroge l’infinité de possibles.

« J’aime beaucoup cette idée que ce qui n’aurait pas dû avoir lieu débouche sur une infinité de possibles. »

Brigitte Giraud

Vivre vite aurait donc été écrit malgré tout – parce que l’accident n’est pas explicité, certes, mais il y a quand même cette moto surpuissante qui reste au cœur d’une des responsabilités possibles, il ne faut pas l’oublier. Et c’est la première fois qu’à des rencontres en librairie, je vois des motards ! Je n’en avais jamais vu autant. Et ils me disent tout un tas de choses sur leurs accidents, sur leurs trajectoires. Et tous me parlent de la même chose, c’est-à-dire de ce jour où ils n’auraient pas dû être à cet endroit.

Quel rapport avez-vous entretenu (et entretenez-vous peut-être encore) avec le terme de “veuve”, alors que vous aviez 36 ans ?

Oui, j’avais 36 ans. Je n’ai pas évolué sur le mot. J’avais même écrit, en 2007, un petit recueil de nouvelles qui s’appelle L’Amour est très surestimé (Stock, 2007) – qui avait d’ailleurs reçu le Prix Goncourt de la nouvelle. Et sur les 11 nouvelles qui parlent de la fin de l’amour, il y en a trois qui parlent de la mort de l’un des deux amoureux. Il y en a même une qui s’appelle Les Veuves.

L’Amour est très surestimé, de Brigitte Giraud, réédition, J’ai Lu, 2022.

C’est un terme qui fait peur, déjà parce qu’il désigne une personne âgée, une vieille dame. Quand on a 36 ans, ça fait bizarre de vieillir aussi vite d’un coup. Il désigne une personne qui porte la mort sur son dos – on sait que c’est très effrayant pour les autres. Il désigne aussi une personne qui, tout à coup, est séparée de son amoureux.

Et je me suis rendu compte que l’amoureux est aussi quelqu’un qui fait écran entre vous et le reste du monde. Et le reste du monde est possiblement un monde – dans mon cas, masculin – qui peut être désirant. On devient donc à nouveau quelqu’un de “disponible”. Et il y a plein de raisons qui font que ce mot est terrifiant…

Vous avez déjà écrit À présent (Stock, 2001), dans lequel vous apprenez la mort de votre compagnon, il y a 20 ans : pensez-vous c’est la dernière fois que vous vous emparez de ce moment par l’écriture ?

Oui. C’est la dernière fois que j’en parle de façon explicite. Il fallait vraiment que je tente de faire des liens, que je tente de mettre beaucoup de choses à jour. Et puis, finalement, je me suis rendu compte que ce livre était surtout, encore, une tentative de faire en sorte que l’accident n’ait pas lieu. Encore une façon de conjurer le sort et de permettre à l’histoire de trouver une autre issue.

À présent, de Brigitte Giraud, Stock, 2001.


Y a-t-il des livres qui vous ont accompagnée durant l’écriture de Vivre vite ?

Oui, il y a Psychotic Reactions & autres carburateurs flingués de Lester Bangs, ce critique rock américain dont je parle au début du livre. C’est le dernier livre que lisait Claude. C’est vraiment une question de trace : quel est le dernier album qu’il a écouté ? Quel est le dernier livre qu’il a lu ? Comme si c’était encore un endroit qui pouvait me parler de lui…

J’ai aussi relu Joan Didion, L’Année de la pensée magique (Grasset, 2007), bien sûr. Mais je suis une grande lectrice. Je lisais tout ce qui se passait en littérature contemporaine – par exemple, la néo-zélandaise Kirsty Gunn. Je suis aussi une lectrice de Christine Angot, que j’aime beaucoup. Je trouve qu’elle a, dans ses livres, rendu compte de la mécanique de la manipulation au sens large – pas uniquement dans le cadre de l’inceste – d’une façon extraordinaire.

Vivre Vite, de Brigitte Giraud, Flammarion, 208 p., 20 €. En librairie depuis le 24 août 2022.

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