Entretien

POV : comment les figurines m’ont sauvé du burn-out

29 novembre 2022
Par Erwan Chaffiot
Julien est le créateur de la plus grande chaîne YouTube autour des figurines de la marque Games Workshop.
Julien est le créateur de la plus grande chaîne YouTube autour des figurines de la marque Games Workshop. ©French Wargame Studio

Souvent considérées comme un genre de niche ou réservées aux geeks, les figurines sont en réalité une porte ouverte vers d’autres mondes. Un univers aux multiples possibilités, qui a sauvé la vie de Julien.

Julien, alias Heavy, est le créateur de la plus grande chaîne YouTube autour des figurines de la marque Games Workshop. Il est désormais au cœur de cette communauté de « wargamers » d’univers fantastiques, participant à des événements comme les French Wargame Days à Grenoble ou encore à l’ouverture du French Wargame Café à Paris. Il était donc l’homme idéal pour nous parler des motivations intimes qui attirent des personnes de tous les âges, et de tous milieux sociaux, à peindre et à pousser de la “fig“.

À quoi ressemblez votre vie avant YouTube ?

J’étais ingénieur en informatique. Je m’occupais de projets web au sein d’une grande marque de luxe. Au bout de six ans de travail, j’ai été déçu par le manque de reconnaissance, par l’absence du moindre “merci” par rapport à mon investissement professionnel. Je me suis totalement essoufflé et j’ai même fini par faire un burn-out. C’est quelque chose dont on ne se rend compte qu’au fur et à mesure. C’est une fois noyé que l’on comprend sa situation. Je n’acceptais plus d’incarner un rôle que la société exigeait de moi. J’ai suivi le parcours parfait de la réussite sociale et je n’ai pas vu les symptômes du mal qui se répandait en moi.

Pourquoi la création de cette chaîne était-elle aussi importante pour vous ?

J’avais besoin de me retrouver et de partager ce que j’aimais. Je suis parti du principe que d’autres que moi avaient besoin de cet exutoire. Le dimanche, je peignais des figurines pour me calmer et faire le vide dans ma tête. Au début, tu commences en soirée, puis à 16 heures et, finalement, tu t’y mets à 14 heures. C’était une défense contre le burn-out.

Je me suis dit que je ne devais pas être le seul dans ce cas : des tas de “hobbyistes“ font la même chose le dimanche avant de réattaquer une semaine stressante. Parallèlement, je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune chaîne sur Internet qui parlait de ma passion : les jeux de figurines Games Workshop, la peinture, les rapports de batailles… Du coup, en 2017, je me suis mis à créer des vidéos.

De quelle manière souhaitiez-vous vous adresser à votre public ?

Je suis parti du principe que mes viewers [spectateurs, ndlr] regarderaient la chaîne afin de pallier la frustration de ne pas pouvoir jouer davantage. Alors j’ai commencé à adopter le principe de POV : je filmais toutes mes parties en vue suggestive pour que n’importe qui puisse s’imaginer faire avancer les figurines ou jeter les dés à ma place.

Il faut savoir que jouer à un jeu Warhammer ou Age of Sigmar, c’est une énorme implication : il faut monter et peindre une armée, préparer une grande table avec des décors, passer une heure à installer le jeu et prendre quatre heures de son temps pour faire une bataille. On ne peut pas faire ça n’importe quand, d’où une certaine frustration. Avec “French Wargame Studio”, je souhaitais simplement offrir à tous les passionnés leur “shoot” de jeu.

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer le French Wargame Café à Paris ?

Je suis fondateur et investisseur de ce nouveau lieu. Pour moi, c’est la croissance logique de notre communauté. C’était un choix de raison : j’avais réussi à fédérer toute la communauté Warhammer autour de la chaîne et il fallait créer un lieu où les gens puissent se rencontrer. Notre hobby est avant tout une activité sociale : on doit être deux pour jouer !

La chaîne YouTube a fait prendre conscience aux joueurs qu’ils étaient plus de 60 000 en France. Il fallait donc favoriser leurs rencontres dans un lieu dédié. C’était la même démarche lorsque nous avons créé les French Wargame Days à Grenoble, qui ont permis à des milliers de hobbyistes de remplir le Palais des sports pendant tout un week-end.

Avez-vous été surpris par la popularité des jeux de figurines en France ?

Totalement ! Lorsque j’ai débuté la chaîne, je n’avais aucun indicateur : est-ce qu’on était 300, 1 000, 50 000 ? Même aujourd’hui, j’ai 60 000 abonnés, mais les joueurs sont peut-être trois ou quatre fois plus nombreux. Même Games Workshop [l’éditeur de Warhammer et Age of Sigmar, leader mondial des jeux de figurines, ndlr] ne le sait pas.

En fait, c’est grâce aux données de ma chaîne que je peux avoir un spectre démographique des “wargamers“ en France. Il y a cinq ans, je me demandais si je pouvais regrouper 2 000 abonnés. Aujourd’hui, il y a une équipe de France de Warhammer 40K et d’Age of Sigmar. Ce qui est très sain, c’est que tout marche sur du bénévolat, que ce soit les responsables de la fédération ou tous les gens impliqués dans les French Wargame Days à Grenoble.

Quel est le profil de ces joueurs ?

Alors… Déjà, il y a 98 % d’hommes ! La moitié des joueurs ont entre 25 et 35 ans. Un quart a entre 35 et 45 ans et un peu moins d’un autre quart a entre 15 et 25 ans. Au-delà des différences d’âge, ce que je trouve remarquable dans ce hobby, c’est la grande diversité sociale de son public. On peut y trouver des gens qui n’ont pas énormément de moyens, des cadres supérieurs de grandes entreprises…

Ces joueurs ont aussi des convictions politiques complètement différentes : des personnes de tous bords s’éclatent à jouer ensemble. Ça n’a aucune importance ! C’est particulièrement le cas dans les tournois. C’est ce qu’on appelle le jeu organisé. On y retrouve un brassage de population complètement éclectique qui n’aurait jamais pu se faire dans un contexte social ordinaire.

Que représente ce hobby pour eux ?

Pour certains, c’est clairement un exutoire. C’est la solution qu’ils ont trouvée pour prendre soin d’eux. Peindre une figurine, c’est se retrouver seul avec soi-même. C’est le temps pendant lequel on peut éteindre son téléphone, se vider le cerveau et se concentrer sur quelque chose de minutieux. C’est une activité qui permet également d’écouter de la musique, un documentaire ou des vidéos en fond.

D’autres profils sont plutôt extravertis et cherchent dans le wargame un liant social à travers les parties et les tournois. Pour les timides, c’est un moyen extraordinaire de s’extérioriser et d’aller vers l’autre, car la passion l’emporte sur l’inhibition. C’est un hobby multidisciplinaire : il faut que tu montes tes figurines, que tu les peignes, que tu réfléchisses à des stratégies, que tu lises beaucoup pour comprendre l’univers et les règles… Ce qui est beau, c’est qu’à partir d’un simple jeu, tu t’ouvres à plein d’activités différentes.

Faut-il être un peu rêveur pour être un hobbyiste ?

C’est un terme avec lequel les joueurs ont beaucoup de mal. Pendant des années, les médias les ont présentés comme de grands gamins marginaux. Moi, je suis un adulte équilibré qui fait du sport et je ne me considère pas comme un asocial qui vivrait dans son monde imaginaire.

Être geek aujourd’hui, c’est être ouvert, ce qui n’était pas du tout perçu comme ça auparavant. Le milieu du wargame a également beaucoup changé. Quand j’ai commencé à faire des tournois en 2012, la grande majorité des joueurs étaient des geeks à l’ancienne, avec tous les clichés qui vont avec. Aujourd’hui, je défie quiconque de repérer un joueur de Warhammer dans la rue !

Comment expliquez-vous ce changement de sociologie ?

Le jeu de figurines a suivi la même évolution que le jeu vidéo ou les autres activités de la pop culture. Le fait de peindre une figurine et jeter des dés sur une table n’est plus considéré comme quelque chose de honteux. La société a évolué. En outre, on a la chance d’avoir un hobby très complet qui concentre le modélisme, la stratégie, la lecture… et parfois les mathématiques.

Les joueurs doivent être des personnes ouvertes, qui s’adaptent et réfléchissent. En d’autres termes, notre communauté est peuplée de profils très équilibrés. Le jeu regroupe tous ces gens et leur donne une prédisposition à s’entendre. Ensuite, les relations humaines normales interviennent, comme dans tout environnement social.

Entre la progression de cette activité, les concours de peinture, et les tournois nationaux et internationaux, n’avez-vous pas peur d’avoir, malgré vous, instauré une certaine pression dans cette communauté paisible ?

On pourrait facilement faire un rapprochement artificiel avec l’e-sport [la compétition dans les jeux vidéos, ndlr] qui a vu l’apparition de l’argent dans ses compétitions. En ce qui concerne notre hobby, tout passe par des associations à but non lucratif. Nous avons une équipe de championnat du monde, mais aucun des joueurs n’est payé. Je pense qu’il faut absolument continuer comme ça.

Ce milieu doit rester sain, il ne doit pas y avoir trop d’enjeux. Je pense qu’on est actuellement dans la bonne phase de la vague. Mon boulot à moi, c’est de fédérer une communauté qui doit s’entraider, comme soutenir notre équipe nationale et lui donner les moyens de se défrayer lors des championnats. Pas plus, pas moins !

Entre la chaîne YouTube, les événements comme les French Wargame days ou l’investissement dans le French Wargame Café, n’avez-vous pas peur de subir la même pression que dans votre ancienne activité ?

Si, bien sûr. Mais je pense que la pression est davantage quelque chose que l’on a en nous, qu’un sentiment qui intervient à cause du contexte dans lequel on évolue. Si je n’ai pas plein de projets, je n’ai pas l’impression de vivre. Je m’épanouis dans l’auto-entrepreunariat, et dans un environnement qui me passionne. Même si mes activités me mettent devant des choix rationnels et d’argent, je ne perds jamais de vue que je fais ça pour développer ma communauté. L’important, c’est d’être transparent et d’expliquer ces choix. Et comme je m’adresse à des gens responsables, tout se passe bien.

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