Dans le cadre de l’exposition Molière qui a lieu actuellement à la BnF à Paris, un chatbot vous permet de dialoguer virtuellement avec Dom Juan, figure emblématique de la littérature française.
C’est ce qu’on appelle un robot conversationnel. Depuis la fin septembre et jusqu’en janvier, Litte_Bot ponctue la fin de l’exposition Molière, le jeu du vrai et du faux à la BnF (Bibliothèque nationale de France) à Paris. Derrière ce nom, se cache un projet initié il y a quatre ans. La rencontre entre l’intelligence artificielle, l’œuvre de Molière – dont on fête cette année le quadricentenaire –, une artiste et… le public.
Née en 1987 en Espagne et installée en France depuis 2012, Rocio Berenguer est à l’initiative de ce chatbot unique en son genre. Installé au terme de l’exposition, il se présente sous la forme d’une sorte de bulle scindée en deux dans laquelle on s’installe confortablement face à un écran pour commencer à échanger avec le personnage de Dom Juan. Dans ce « botophone », sorte de cabine téléphonique, Dom Juan est présenté sous la forme d’un visage qui évolue au fil de la conversation, qui « fond » pour se transformer et s’anime en fonction de la conversation.
La poésie des conversations imparfaites avec les chatbots
« Je travaille avec les concepts de chatbot depuis huit ans, quand la technologie était encore émergente, explique Rocio Berenguer. En quelques années, les interactions avec les intelligences artificielles ont beaucoup évolué mais, à l’époque, il y avait 60 % de marge d’erreur dans ce que comprenait le chatbot quand on lui parlait. Et c’était encore pire quand, comme moi, on a un accent. J’ai aimé l’idée de laisser le malentendu prendre sa place. Il y a une certaine poésie dans le bug, dans l’erreur. Et cela oblige à être hyper présent dans l’instant. »
Depuis, la technologie s’est améliorée et a permis de créer d’autres situations. Comme Litte_Bot, qui a été nourri de la base de données de la BnF. « Il s’agit à la fois d’un système fermé et ouvert. Fermé, car il y a un script, un fil conducteur avec des questions-réponses envisagées. Et ouvert parce que le système crée in extenso des réponses à partir de tout le corpus sémantique de l’œuvre du dramaturge. » Et le travail de l’artiste. Chaque phrase est unique, mais basée sur l’ensemble des données détenues sur Molière par la BnF et mises à disposition par Cécile Quach, conservatrice et cheffe de projet Gallica.
Transférer la personnalité de Dom Juan dans un chatbot
« Depuis longtemps, je cherche comment dialoguer avec une œuvre, explique-t-elle. Le travail avec la BnF, l’École universitaire de recherche Artec et la société belge B12 Consulting ont permis de créer un système dialectique unique. La difficulté était de faire se rencontrer le français du XVIIe siècle avec notre vocabulaire et phrasé du XXIe siècle. Et puis, il fallait prendre en compte le style, la personnalité de Dom Juan. »
Rocio Berenguer a longuement échangé avec Georges Forestier, professeur à la Sorbonne et expert de Molière, puis s’est plongée dans Dom Juan pour comprendre comment « fonctionnait » le personnage. « À chaque fois, il y a un schéma commun dans ses rencontres. Il y a les mêmes étapes : la séduction, la provocation ou la conquête puis la fuite. Même si c’est parfois dérangeant pour un chatbot d’être un peu brutal, j’ai décidé qu’il suivrait lui aussi ce schéma lors des interactions avec le public. »
Des interactions très variées avec le public
Rocio a ensuite observé comment les visiteurs de l’exposition s’appropriaient l’expérience de Litte_Bot. « Parfois, je suis déçue de la prédictivité de l’humain face à l’imprédictivité de la machine. Nous sommes finalement très peu surprenants par rapport aux réactions très différentes de l’intelligence artificielle. Celle-ci est beaucoup plus dans l’absurde et certains ont du mal à l’accepter. Pourtant, cela peut vraiment devenir quelque chose de poétique si on entre dans son jeu », souligne l’artiste.
Pour accompagner la conversation, qui parfois n’a ni queue ni tête et parfois suit un parcours très logique, le visage qui s’affiche à l’écran évolue. Reprenant l’idée du philosophe Jean Baudrillard, qui part du principe que la séduction est le vol du désir de l’autre, le chatbot va peu à peu voler le désir de la personne qu’elle a en face de lui et… aller jusqu’à voler son visage. L’image change peu à peu, reprend les visages des précédents visiteurs passés par l’expérience pour afficher finalement le vôtre. « C’est assez dérangeant de réaliser que l’intelligence a volé notre visage. Un peu inquiétant, même. Mais cela fait justement partie de l’expérience », conclut Rocio Berenguer.