Pour beaucoup de joueurs et de joueuses, les premières notes de Billie Jean de Michael Jackson ou celles de Song 2 de Blur évoquent moins les stroboscopes des boîtes de nuit et les pogos rageurs que de beaux souvenirs sur GTA: Vice City et FIFA 98. Un constat que celles et ceux qui ont découvert Prodigy au détour d’une course dans WipeOut ne peuvent que partager.
Depuis les années 1990, certains jeux vidéo ne se contentent pas d’une bande originale de qualité – quand bien même celles-ci sont de plus en plus pressées sur vinyle. Les jeux de sport, de course ou plus généralement les titres en monde ouvert sont nombreux à proposer aux joueuses et joueurs différentes radios compilant des morceaux de musique sous licence. Retour sur un phénomène qui ne s’essouffle pas, voire qui se développe.
De joueur à DJ à plein temps
Tony Hawk’s Pro Skater aurait-il eu la même empreinte, indélébile, s’il s’était passé de Goldfinger, Papa Roach ou Rage Against the Machine ? Peu probable. D’autant que le jeu d’Activision, comme de nombreux autres qui ont délégué leur musique à une playlist radiophonique, a beaucoup contribué au développement de la culture musicale des gamers de l’époque.
De Jet Set Radio au récent Far Cry 6, l’histoire vidéoludique des années 2000 est profondément marquée par la liberté d’action accordée à la personne qui tient la manette ; qu’il s’agisse de déplacement dans l’espace ou de préférences musicales. L’exemple de la saga GTA est probablement le plus évident : depuis le premier opus sorti en 1997, la licence a fait du soin apporté à ses radios in-game un marqueur de son identité.
Au départ composées en interne, elles ont toujours trouvé une place très naturelle dans la diégèse des jeux de Rockstar. Animées par des journalistes, parfois ponctuées d’interviews loufoques qui ajoutent à l’impertinence de leur univers, elles permettent surtout au joueur ou à la joueuse d’opter pour le genre musical qui lui plaît le plus.
Mais une telle liberté ne vient-elle pas nuire à l’homogénéité narrative des jeux ? Comment prendre au sérieux un moment dramatique si, en fond, un morceau de ska très enjoué bat la mesure ?
Liberté et ligne éditoriale
« Je ne dirais pas que les jeux en monde ouvert se reposent sur la musique licenciée, mais plutôt qu’ils l’utilisent pour déclencher des émotions dans certaines scènes et coller à une certaine ambiance, expose à L’Éclaireur le journaliste indépendant Mat Ombler, spécialiste de la musique de jeux vidéo. Dans la plupart des jeux vidéo en monde ouvert, la musique licenciée est uniquement disponible sur les radios, justement pour éviter qu’un titre électro énergique ou du jazz sophistiqué ne joue par-dessus une cinématique émouvante avec beaucoup de dialogue. »
Un constat que partage Fanny Rebillard, journaliste musicologue, autrice d’un ouvrage sur l’étude de la musique dans les jeux The Legend of Zelda. « La radio dans un jeu peut avoir plusieurs rôles, mais c’est plutôt un outil immersif que l’inverse ! Dans des séries comme Grand Theft Auto, elle a été un formidable moyen de permettre aux joueurs de se mettre dans le siège du conducteur et de meubler leurs aventures de façon sans cesse renouvelée. »
Les radios in-game revêtent aussi la couleur de la transgression, servant le dessein du jeu de rôle. Entrant dans la peau de leurs avatars, les joueurs et joueuses peuvent ainsi lui assigner des goûts musicaux qui ne sont pas nécessairement les leurs. De la même manière qu’on ne joue pas forcément des personnages qui nous ressemblent dans Les Sims, par exemple.
Bac à sable musical
La playlist d’un jeu riche en morceaux de musique sous licence est donc tout l’inverse d’un outil qui dessert l’immersion. Reste que la grande variété de titres parfois proposés (GTA V en compte 441, Watch Dogs Legion 114) offre aux joueurs et joueuses une expérience hétérogène, qui n’est pas partagée de la même façon par toutes et tous.
« Proposer une expérience qui change pour chaque joueur n’est pas considéré comme quelque chose de négatif aujourd’hui : c’est une des bases les plus importantes des jeux “bac à sable”, ou, en allant plus loin, de tous les jeux à système génératif, reprend l’experte. Il existe par exemple des jeux musicaux (comme Audiosurf) qui proposent au joueur d’importer sa propre playlist pour générer des niveaux basés sur les musiques qu’il aime. »
C’est vrai : nombre de jeux musicaux (mais pas seulement) nous permettent d’aller encore plus loin en important notre propre musique. C’est notamment le cas du tout récent Soundfall, un jeu de tir dans lequel le personnage n’est autorisé à tirer que sur le rythme de la musique en cours de lecture.
Mais peuvent aussi se cacher derrière la curation musicale de ces jeux des clins d’œil plus ou moins appuyés à ce qui se déroule dans la partie. « La musique peut aussi retentir différemment selon le contexte, et c’est là que l’interprétation propre à chacun va être intéressante : les morceaux de musique populaire préexistants du premier Bioshock ont été analysés par William Gibbons [docteur en musicologie américain, ndlr] comme porteurs d’autant plus de sens que leurs paroles peuvent être en empathie avec les actions du joueur, ou au contraire les souligner de façon ironique, selon ses choix éthiques… »
Un précieux canal d’acquisition pour les artistes
De l’autre côté de la barrière, les artistes ne se font plus prier pour apparaître aux crédits des jeux vidéo les plus populaires. C’est qu’en sa qualité de médium revendiquant près de trois milliards d’adeptes, il représente un canal d’acquisition important pour les musiciens. Qu’ils soient déjà sur le devant de la scène ou sur le point de sortir de l’ombre.
« Il existe de nombreux bénéfices à mettre sa musique dans un jeu, nous confirme Mat Ombler. Les groupes et artistes qui apparaissent dans une BO de jeu remarquent souvent un énorme pic d’écoutes sur Spotify et dans les ventes de titres. Une exposition de telle ampleur – parfois auprès de millions de joueurs – peut mener à d’énormes opportunités pour eux. »
De Woodkid, qui a explosé grâce à une publicité à la sortie d’Assassin’s Creed Revelations, au groupe de post-rock 65daysofstatic qui s’est fait connaître avec la bande-annonce de No Man’s Sky, en passant par les Islandais de Low Roar qui accompagnent nos randonnées dans Death Stranding, tous ont un dénominateur commun. Il suffit de se rendre sur YouTube pour lire des centaines de commentaires de joueurs et joueuses ravis d’avoir découvert un nouvel artiste à écouter en boucle.
« Pour faire découvrir un artiste aujourd’hui, il y a TikTok, mais aussi les jeux vidéo, résume Alkis Argyriadis, Head of Music chez Ubisoft sur le blog Stories de son entreprise. Qu’on le veuille ou non, nos publics passent de plus en plus de temps devant les écrans. Le jeu vidéo est devenu une véritable plateforme pour les musiciens. Les radio in-game sont l’une des façons de les mettre en avant, mais l’on travaille également sur la modélisation d’artistes dans les jeux, les concerts virtuels – comme l’a fait Fortnite avec Travis Scott –, le metaverse… » Il y a en effet fort à parier que de nombreux comptes ont été créés sur le jeu d’Epic Games à l’occasion du concert du rappeur ou, plus récemment, de celui d’Ariana Grande.
Pour les studios de jeux vidéo, s’associer à un ou une artiste réputé(e) est donc aussi un gage de sérieux et d’ouverture qui peut rameuter un public jusqu’ici imperméable à leurs productions. Et certains, comme Rockstar (encore…), n’hésitent d’ailleurs pas à explorer des niches assez pointues. En dehors de Dr Dre qui faisait il y a peu une apparition pour une mise à jour de GTA Online, ce sont récemment la star montante Rosalia et l’artiste expérimentale Arca qui se sont prêtées au jeu de l’animation d’une radio dans le jeu en ligne.
Le casse-tête des droits d’auteur
Si, comme nous venons de le voir, une bande-son en partie composée de titres populaires a de grandes vertus pour l’immersion, la liberté d’action et la notoriété des artistes, elle pose aussi d’importantes barrières légales. Notamment lorsqu’on envisage la question sous le prisme de la préservation du médium vidéoludique.
Récemment remastérisé, Grand Theft Auto: Vice City ne contient plus certains morceaux de musique phares. C’est notamment le cas du Billie Jean dont nous parlions en intro, mais aussi de Wow par Kate Bush ou de Running with the Night de Lionel Richie. Des absences gênantes, dues à des accords commerciaux difficiles à renégocier ; certains ayants droit réclamant des royalties bien plus élevées qu’auparavant.
Mat Ombler nous éclaire sur ce point : « Dans la plupart des cas, ces problèmes de licences se produisent car les développeurs n’imaginaient pas que leur jeu serait toujours en vente dix ans plus tard. Le plus souvent, les accords signés [pour ce genre de jeux] étaient décennaux. Ce qui se passe à présent, dans certains cas, ce sont des labels qui veulent plus d’argent pour accorder une nouvelle licence étant donné qu’ils sont maintenant conscients de la popularité de certaines franchises (et certains labels peuvent être très cupides !). »
Parfois, l’expiration de ces licences peut donner lieu à des situations encore plus délicates qu’un simple manque dans une playlist. En 2017, le jeu d’aventure Alan Wake est purement et simplement retiré de la vente sur les magasins de jeux dématérialisés car la licence pour l’un des morceaux utilisés (War de Poets of the Fall) a échu.
Fanny Rebillard revient en détail sur l’aspect légal dans un article-fleuve publié en 2020 sur Gamekult (réservé aux abonné·e·s). Dans un échange de courriel, la musicologue appuie sur le fait que ce genre de situation n’est certainement pas l’apanage de stars internationales comme Michael Jackson : « Le jeu japonais Okami a perdu, dans ses rééditions et son remaster, la chanson du générique chantée par Ayaka Hirahara. Les raisons n’ont jamais été évoquées, mais il est très probable que ce soit pour des raisons de droit d’auteur. Seule la version PS2 du jeu est donc “complète” à ce jour, et même la bande originale sur Spotify ne contient pas la chanson. »
Des sacs de nœuds juridiques sur lesquels les studios et les équipes dédiées sont de plus en plus rodés tant le jeu en vaut la chandelle. « S’offrir les droits d’une bande originale peut être extrêmement coûteux, conclut Mat Ombler. Mais une bande-son mortelle peut faire une énorme différence sur la façon dont l’audience va adhérer à un jeu. Et si l’on regarde combien l’attention des médias s’est focalisée sur la popularité de Kate Bush après qu’un de ses morceaux a été joué dans la série Stranger Things, je crois que les jeux vidéo vont continuer de suivre ce chemin. »