
Eddie Barclay a certes été célèbre pour ses huit mariages et son rôle d’organisateur de fêtes VIP légendaires, mais il restera avant tout comme l’un des plus grands producteurs de musique en France. Avec sa femme Nicole, il a notamment importé le microsillon dans l’Hexagone, révolutionnant ainsi la manière d’écouter et de consommer la musique. Retour sur le destin hors norme de ce pionnier en sept chansons légendaires.
Cette année, le label Barclay célèbre ses 70 ans d’existence, une longévité qui témoigne de son rôle central dans l’histoire de la chanson française. Pour marquer cet anniversaire, la maison de disque ne fait pas les choses à moitié : pas moins de trois compilations viennent de sortir, mettant en lumière la richesse et la diversité musicale qui ont toujours caractérisé le label. Ces compilations offrent un voyage à travers plusieurs décennies, mêlant grands classiques et talents émergents, et rappellent l’influence majeure de la maison de disque sur la scène française.
Pour mieux saisir l’importance historique du label d’Eddie Barclay – décédé en mai 2005 -, nous avons sélectionné sept chansons cultes qui ont marqué plusieurs générations et illustrent parfaitement le flair de son fondateur.
Charles Aznavour – Parce que (1955)
Le 12 décembre 1960, Charles Aznavour s’apprête à fouler la scène de l’Alhambra, une salle extrêmement prestigieuse à l’époque, autant que la mythique Olympia. La carrière d’Aznavour patine, les médias ont la dent dure, le public ne le connaît pas vraiment. Aznavour quitte Ducretet-Thompson pour Barclay, sûr que cet homme peut changer sa vie et faire éclater son talent. Et c’est ce qui se passe.
Barclay a invité le tout Paris. Dans le public, on peut apercevoir Charles Trenet, Jean Cocteau, Duke Ellington, Louis Armstrong, Marcel Carné, François Truffaut… Il met tout en oeuvre pour séduire ses invités et la presse à qui il a distribué des 45 tours. Persuadé d’avoir devant lui une salle froide et hostile, Aznavour revient sur scène, chemise au col ouvert, cravate et veste sur le bras. Il entame une chanson sur un artiste raté, Je m’voyais déjà avec la scènographie que vous connaissez sans doute.
A la fin de la prestation, il pense abandonner ce métier, la salle est silencieuse, Charles entend le bruit des sièges pensant que les invités et le public s’en vont les uns après les autres. Au contraire, le public est stupéfait et c’est l’ovation. Pourtant, Eddie Barclay a mis du temps à signer ce jeune artiste. Mais quand il a décidé d’en faire l’un de ses artistes de son écurie, il ne le lâchera pas et mettra tout en oeuvre pour faire de Charles Aznavour un artiste de premier plan.
Jacques Brel – Les marquises (1977)
S’il a découvert nombres de talents, Eddie Barclay a signé des artistes qui avaient déjà une renommée et était désireux de changer de label. C’est le cas de Jacques Brel qui a quitté Philips en 1962 pour rejoindre Barclay, trouvant le label plus incarné. « Monsieur Philips, c’est qui ? Monsieur Barclay, il existe« , disait-il.
La relation entre le grand Jacques et le producteur est devenue une vraie amitié. Jacques Brel soutiendra son ami lorsque le label connaîtra des soucis financiers, lui proposant un contrat à vie. Il a été un des témoins de mariage d’Eddie. En 1977, Jacques Brel n’avait pas enregistré de chansons depuis dix ans. Il vit en Polynésie. Se sachant atteint d’un cancer, il signe une forme de testament musical, qui porte au départ son nom. La chanson Les Marquises clôt cet opus. L’album est assez sombre et Les Marquises n’y échappe pas. Cependant, dans ce titre, Brel y chante comme il l’a fait avec Le Plat pays, ces paysages et ces gens solaires qu’il côtoit depuis des années.
Dalida – Dans la ville endormie (1968)
Lorsqu’elle arrive en France, Dalida rêve de cinéma. Le destin sera autre. C’est la chanson qui la rendra cèlèbre. Repérée par le directeur de la Villa d’Este, puis par Bruno Coquatrix en 1956, qui lui propose de participer à un concours pour amateurs « Numéros 1 de demain ». C’est là qu’elle rencontre d’une part, Lucien Morisse, directeur d’Europe 1, qui va matraquer les antennes avec les premières chansons de Dalida comme Bambino et Eddie Barclay qui va distribuer ses premiers disques.
La relation entre Barclay et Dalida est 50/50. C’est avec Dalida que Barclay va construire son empire et c’est avec Barclay que Dalida passe de chanteuse prometteuse à chanteuse à succès. Pourtant, elle quittera le label Barclay, sous l’impulsion de son frère Orlando.
Dans la ville endormie n’est pas la chanson la plus populaire de Dalida mais elle a un destin assez exceptionnel. C’est William Sheller qui écrit et compose cette chanson. Enregistrée d’abord sous le nom My Year Is The Day par Les Irrésistibles, un groupe de jeunes Américains de passage à Paris, Dalida craque pour ce titre et demande une version française à Claude Lemesle. Cela devient Dans la ville endormie. Cette chanson trouvera un second souffle grâce au dernier James Bond, Mourir peut attendre.
Léo Ferré – C’est extra (1969)
Lorsqu’il signe chez Barclay, Ferré est déjà connu, ses productions chez le Chant du monde (maison d’édition affiliée au parti communiste) et chez Odéon ont déjà imposé un auteur-compositeur-interprète reconnu mais pas encore du très grand public.
La signature chez Barclay n’a pas été simple pour Léo. Il se méfie a priori des producteurs, qu’il considère comme des parasites vivant sur le dos des artistes. Cela s’avère pourtant un excellent choix. Barclay va fournir à Ferré des moyens d’enregistrement bien supérieurs à ceux qu’il a connus jusque-là et lui permettre d’accéder à une reconnaissance plus large. D’auteur de chansons à textes plus ou moins confidentielles, Ferré va devenir un chanteur à succès, accompagné par des orchestres dignes de ce nom. Léo Ferré lui fera même une petite surprise avec le titre, quelque peu grinçant, Monsieur Barclay.
Alors que 1968 bat son plein et que la révolte fait plus que gronder, Léo Ferré surprend en 1969 avec C’est extra, un titre coquin, l’une de ses chansons les plus populaires, lui offrant à l’époque un public plus large. Le poéte est plus connu pour ces chants d’anarchiste qui lui ont valu nombre de censures, mais il avait déjà offert à Juliette Gréco, Jolie môme, un titre un peu polisson.
Cette chanson, quelque peu érotique, lui serait venue lorsqu’entre deux concerts lorsqu’il entend dans sa voiture un titre des Moody Blues, Night White Satin. La collaboration entre le magnat de l’industrie musicale et le poète anarchiste peut paraître quelque peu étonnante mais en distillant quelques tubes, Léo Ferré a pu faire ses créations moins grand public, comme les mises en musique de poètes (Aragon, Rimbaud ou Appolinaire). C’est un lien gagnant-gagnant.
Claude Nougaro – Tu verras
Quand Claude Nougaro rencontre Eddie Barclay, ce dernier a déjà construit un temple de la chanson française. A ce moment, Nougaro n’en est pas à ses débuts. Il est chez Philips et est hésitant. Il a déjà signé, Une petite fille, Cécile, ma fille, Le jazz et la java… Il finit cependant par cèder en 1975 à l’esprit de conviction de Barclay qui permet à ses artistes de voir plus loin, plus grand.
C’est le cas avec le Toulousain en 1978 avec l’album, Tu verras. Sa chanson Tu verras est une adaption libre du titre de Chico Buarque, O que sera. Cette couleur brésilienne sied bien au Toulousain. Alors que la version de Buarque est une vision assez pessismiste du renouveau du couple, celle de Nougaro est plus positive, Claude promettant de ne plus faire le con.
Cette collaboration ne durera pas très longtemps puisqu’en 1985, Claude Nougaro est lâché par Barclay suite à l’insuccès de Bleu Blanc blues. Peut-être cette éviction donnera à Nougaro un coup de fouet car c’est à ce moment-là qu’il partira pour New York et enregistre le fameux Nougayork.
Bernard Lavilliers – O’Gringo (1980)
Richard Marsan est directeur artistique chez Barclay. C’est lui, qui travaille avec Aznavour, Ferré… Eddie Barclay a une totale confiance dans les choix de Marsan et son flair. Le contact entre Lavilliers et le duo Marsan/Barclay fonctionne. Le fait d’être aux côtés des artistes comme Ferré qu’il affectionne y est pour quelque chose. A cette époque, la carrière de Lavilliers est loin de démarrer. Ses premiers albums peinent à lui apporter une certaine reconnaissance.
C’est son troisième album, Les barbares, qui va lancer sa carrière, le premier dans l’écurie Barclay. En signant sur le label, Lavilliers voit enfin la consécration pointer le bout de son nez. L’album O’Gringo fera monter d’un cran la carrière du Stéphanois pour ne jamais s’essoufler, ni retomber.
L’album O’Gringo est le fruit de multiples expériences, Lavilliers ayant voyagé aux quatre coins du monde. Le rock côtoit le reggae, la musique latine qu’elle vienne de Cuba ou du Brésil. Tels des petits courts-métrages, le chanteur évolue dans des décors divers à travers des personnages comme dans le titre éponyme O’Gringo. On est dans une chambre à Rio Janeiro, un homme (blanc, le gringo), une femme qui essaye de fuir la misère. L’ambiance est plantée. Depuis 1976, Bernard Lavilliers est resté fidèle à Eddie et son label. Même après la mort du magnat, Bernard est resté et ce jusqu’à aujourd’hui, faisant de lui le plus ancien artiste à être signé chez Barclay.
Balavoine – La vie ne m’apprend rien (1980)
La force d’Eddie Barclay : son feeling, son flair et son opiniâtreté. Tout cela, il en fallait avec Daniel Balavoine. Au milieu des années 1970, le jeune chanteur est inconnu. Ses premiers essais chez Vogue ne donnent rien. Il travaille avec Patrick Juvet, un des poulains de Barclay, d’abord pour une tournée et ensuite pour un album Chrysalide. Léo Missir, vice-président et directeur artiistique chez Barclay, le repère et il signe un contrat de trois albums sur le champ. De vous à elle en passant par moi et Les aventures de Simon et Gunther ne conquièrent pas un public large. Le succès n’est toujours pas au rendez-vous. Barclay s’impatiente.
Heureusement, vient le rôle de Johnny Rockfort dans Starmania. Fort de sa nouvelle notoriété, le troisième album (celui de la dernière chance), Le chanteur, est un succès faisant passer Balavoine de quasi inconnu à artiste en devenir. Le contrat avec Barclay est renouvelé. Il y restera tout au long de sa carrière.
La chanson La vie ne m’apprend rien, tirée de l’album Un autre monde, n’est pas l’un des plus grands succès de Balavoine. Elle n’est sortie comme single que dans le live Olympia 81. C’est la reprise de Liane Foly en 1999 qui en fait un classique du répertoire de Balavoine.
Même après avoir été vendu à Universal Group, Barclay garda le même esprit que son créateur Eddie, mort à 84 ans en 2005. Parmi ceux qui avait la même vision, Olivier Caillart, patron du label jusqu’en 2014 et récemment disparu. Il a accompagné de nombreux artistes, comme Carla Bruni, Vanessa Paradis, signé Juliette Armanet ou Booba.
A l’occasion des 70 ans du label, le Festival Fnac Live Paris consacre une soirée spéciale à Barclay. Au programme vont se succèder sur scène Carla Bruni, Thomas Dutronc, Stephan Eicher, Imany, Jenna, Bernard Lavilliers, Marc Lavoine, Louise Attaque, Martin Luminet, Maëlle, Marie Poulain (concert sur invitation).