Décryptage

Le cinéma de Jacques Audiard : de la virilité vacillante à la féminité triomphante

21 août 2024
Par Lucie
Le cinéma de Jacques Audiard : de la virilité vacillante à la féminité triomphante
©YVES HERMAN / AFP

Trois ans après « Les Olympiades », Jacques Audiard est de retour avec son dixième film, « Emilia Perez », et une nouvelle folle aventure cinématographique : une comédie musicale policière sur fond de cartel de drogue mexicain. L’occasion de revenir sur le parcours de ce réalisateur singulier, fabuleux raconteur d’histoire, à l’œuvre personnelle et élégante, qui voit dans le cinéma « une façon d’entretenir un rapport au monde ».

Du cinéma pour faire genre

Jacques Audiard sur le tournage des Frères Sisters

D’abord monteur, puis scénariste, c’est sur le tard que Jacques Audiard se décide à passer derrière la caméra. Il a 42 ans lorsqu’il réalise Regarde les hommes tomber, polar noir aux allures de road-movie initiatique avec Jean Yanne en VRP vengeur d’un côté, Jean-Louis Trintignant et son apprenti Mathieu Kassovitz (27 ans !) en truands à la petite semaine de l’autre. Un premier film brillant, dérangeant et burlesque à la fois. Et un film de genre, évidemment.

Pouvait-il en aller autrement pour celui qui fut très tôt initié par son père à la littérature américaine et aux séries noires ? Polar existentiel (Un héros très discret), film noir (De battre mon cœur s’est arrêté) ou de prison (Un prophète), thriller psychologique (Sur mes lèvres) ou politique (Dheepan), fable sociale et mélodrame (De rouille et d’os) : ce cinéma de genre, Jacques Audiard va l’investir avec énergie. Une manière pour lui de décoller du réel, à l’écart du courant post-Nouvelle Vague suivi à l’époque par l’essentiel des jeunes troupes du cinéma français.

En 2018 avec Les Frères Sisters, Jacques Audiard va jusqu’à s’attaquer au grand mythe américain et à son genre par excellence, le western. Au départ, l’histoire de deux frères, Charlie et Elie Sisters (Joaquin Phoenix et John C. Reilly) lancés à la poursuite d’un alchimiste utopiste (Jake Gyllenhaal) sur le point de révolutionner la ruée vers l’or. Mais voilà la chasse à l’homme des deux tueurs à gage peu à peu glisser vers la quête bien plus intime d’une humanité brisée par leur passé familial. Il en va toujours ainsi du cinéma de Jacques Audiard : puiser dans les codes du genre des figures narratives puissantes qui parlent à tout le monde pour mieux s’amuser ensuite à les faire vaciller et créer le trouble.

Des hommes qui tombent

Plus qu’un titre de film, Regarde les hommes tomber est devenu celui d’un véritable programme cinématographique pour Audiard qui, film après film, s’est attaché à faire trébucher les hommes – peu de femmes – devant sa caméra. Des hommes fragiles, paumés, abîmés, des bêtes blessées aux parcours chaotiques. Des hommes qui tombent et qu’Audiard regarde tantôt sombrer – Mathieu Kassovitz, encore, en faussaire génial s’inventant un glorieux passé dans Un héros très discret –, tantôt se relever – Tahar Rahim dans Un prophète, formidable et violent récit d’apprentissage carcéral, ou encore Romain Duris dans De battre mon cœur s’est arrêté. La question de la masculinité est au cœur du cinéma d’Audiard, c’est certain. Ce qui lui vaudra d’ailleurs quelques piques mal placées le taxant ici et là de cinéaste « viriliste ». Pourtant, la virilité est toujours défaillante chez Audiard. « Je prends les hommes quand ils sont au tapis », explique-t-il et préfère parler de « déconfiture masculine ».

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Au nom du père

Cette masculinité, Jacques Audiard en interroge autant les expressions que les origines en posant la question de l’héritage, de l’hérédité. Celle de la dette à payer ou à effacer pour se donner le droit d’avancer. Et c’est un fait : il ne fait pas bon d’être un fils dans le cinéma de Jacques Audiard. Les pères y sont au mieux absents, encombrants, démissionnaires, au pire violents et alcooliques… Et c’est là l’un des grands motifs qui traverse toute l’œuvre de Jacques Audiard : la (re)naissance et l’affirmation d’un individu passe par sa confrontation à la figure paternelle. Pour permettre au fils ou à l’élève de devenir homme, le père ou le maître doit mourir. Au propre, comme dans Un prophète, Les Frères Sisters ou De battre mon cœur…, ou au figuré comme ce héros très discret qui choisit de malmener la chronologie et la vérité pour se construire une autre identité.

Un Prophète de Jacques Audiard

Tahar Rahim et son « père » de substitution Neils Arestrup, aussi terrible que décisif pour son évolution, dans Un Propète.

La femme, l’avenir de l’homme

Cinéaste des hommes qui tombent, c’est souvent aux femmes que Jacques Audiard confie le rôle de les relever. Certes rares, les femmes chez Audiard se révèlent pourtant bien plus « puissantes » et déterminées, rassurantes et rédemptrices. C’est Linh-Dan Pham, la professeure de piano qui révèle à Romain Duris un autre chemin possible dans De battre mon cœur…. C’est Emmanuelle Devos, secrétaire malentendante et humiliée dans Sur mes lèvres, métamorphosée en femme fatale face au jeune voyou mal dégrossi incarné par Vincent Cassel. C’est encore Marion Cotillard, dresseuse d’orques amputée des deux jambes dans De rouille et d’os, qui, dans son entreprise de « reconstruction », entraînera avec elle un Matthias Schoenaerts en jeune père paumé, brutal et sauvage. Ainsi l’avenir radieux s’entrevoit souvent au féminin chez Jacques Audiard.

Plus fort encore, presqu’inconcevable, le réalisateur est pris en flagrant délit d’optimisme dans Les Olympiades. Soit les tergiversations urbaines, sexuelles et existentielles de quatre jeunes adultes, trois jeunes femmes (Lucie Zhang, Noémie Merlant, Jehnny Beth) et un jeune homme (Makita Samba), dans le quartier parisien des Olympiades. Dans un Paris multiculturel filmé en noir et blanc, l’apôtre du cinéma de genre déroule ici une improbable digression rhomérienne – on connaît l’amour du cinéaste pour le film Ma nuit chez Maud. Un doux et voluptueux marivaudage, sensuel et érotique, à mille lieux de la violence virile et de la souffrance tragique de ses précédentes réalisations. Notez que l’on trouve deux femmes à la coécriture du scénario : Céline Sciamma et Léa Mysius.

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Et Jacques Audiard de poursuivre sa mutation avec désormais Emilia Perez, comédie musicale absolument dantesque coproduite par Saint-Laurent, avec Selena Gomez, Zoe Saldaña et Karla Sofia Gascón en têtes d’affiche ! Cette dernière, actrice transgenre argentine, y incarne un chef de cartel mexicain bien décidé à mener à bien son projet… Se retirer des affaires et devenir enfin la femme qu’il a toujours rêvé d’être.

À force de regarder les hommes tomber, Jacques Audiard semble avoir d’autres choses à nous dire avec son film déjà à l’honneur au précédent festival de Cannes. Le réalisateur a su séduire le public et s’est vu décerner le Grand prix du Jury, 15 ans après l’avoir déjà remporté pour Un Prophète en 2009. L’actrice transgenre Karla Sofía Gascón a, quant à elle, remporté le prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Emilia Perez. Un moment fort en émotions et en progrès puisque c’est la première fois qu’une femme transgenre est récompensée à Cannes. De bons présages pour ce nouveau film !

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Article rédigé par
Lucie
Lucie
rédactrice cinéma sur Fnac.com
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