Décryptage

Les Misérables : qui est Javert ?

04 avril 2023
Par Melanie C.
Les Misérables : qui est Javert ?

On connaît les personnages principaux des Misérables : Jean Valjean et Cosette, les pauvres hères qui luttent contre l’adversité ; Gavroche, le gamin de Paris à la gouaille légendaire ; les Thénardier, figures de la méchanceté et de l’exploitation de la misère. Avec Javert, personnage de policier que l’on retrouve à de nombreuses reprises dans le roman, Victor Hugo a imaginé un anti-héros partisan de l’ordre, qui va progressivement s’humaniser. Retour sur son destin.

Les Misérables : une œuvre morale et politique

Les hommes méritent-ils la réhabilitation ? La justice, aveugle par nature, doit-elle recouvrer la vue face à la misère qui fait commettre le pire à des êtres pourtant bons par essence ? Le gouvernement des humains doit-il se montrer inflexible quand il crée lui-même les conditions de pauvreté qui amènent tant d’individus aux portes de l’illégalité ? Autant de questions que posent , l’une des œuvres phare du XIXe siècle. Ce roman raconte le destin de Jean Valjean, homme de bien qui passe vingt ans au bagne pour le vol d’un pain à destination de ses neveux affamés. Sa réinsertion, il la mène avec une part d’ombre, devenant le riche notable, puis le maire, de Montreuil-sur-Mer, en cachant son triste passé. Dans son parcours, il va croiser d’autres destins : celui de Fantine, une fille-mère, Cosette, sa fille, martyrisée par les Thénardier à Montfermeil où Jean Valjean cache sa fortune.

Surtout, et dès son incarcération au bagne de Toulon, Jean Valjean a rencontré un homme qui va passer une partie de sa vie à le traquer. Ce policier se nomme Javert. Présent dans la plupart des « livres » qui divisent les Misérables en autant de périodes, c’est l’un des personnages les plus intéressants du roman, à la fois par sa dimension archétypale et par les issues que trouvent sa pensée rigoriste face aux événements désarçonnant du récit.

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Javert : un symbole de la police et de la justice

Se déroulant sous la Restauration puis la Monarchie de Juillet, Les Misérables dépeint l’administration policière et judiciaire de cette époque. Pour en incarner le caractère aveugle et incorruptible, Victor Hugo a créé le personnage de Javert, l’inspecteur intransigeant, que l’on découvre dans l’ombre de Monsieur Madeleine (Jean Valjean sorti du bagne). Nommé à Montreuil-sur-Mer, il soupçonne le notable local d’être un ancien bagnard, et commence à épier ses faits et gestes, voulant renvoyer en prison l’homme qu’il a surveillé jadis au bagne de Toulon.

En deux phrases hugoliennes bien senties, l’auteur nous fait en effet comprendre que son personnage de policier ne porte pas la trace de la moindre faille. Pour Javert, en effet, « le fonctionnaire ne peut se tromper ; le magistrat n’a jamais tort » et, à propos des hommes qui avaient affaire à la justice : « Ceux-ci sont irrémédiablement perdus, rien de bon n’en peut sortir ». Cette morale particulièrement stricte s’accompagne d’une description physique à l’avenant. Adepte de la physiognomonie, comme Balzac, l’auteur des Misérables affuble son flic d’un air de « dogue » quand il est sérieux, de « tigre » quand il rit, la faute à d’énormes narines flanquées d’une paire de favoris, lui donnant une allure extrêmement sévère. La description du personnage se poursuit avec des expressions faciales fort peu amènes : « entre les deux yeux un froncement central permanent comme une étoile de colère, le regard obscur, la bouche pincée et redoutable, l’air du commandement féroce ».

Hormis une prise de tabac aux soirs de célébrations (une arrestation, par exemple), on ne connaît guère de loisirs à cet homme vivant essentiellement de son obsession pour la justice, et qui ne nourrit, d’après Hugo, que deux sentiments : « le respect de l’autorité » et « la haine de la rébellion ». La Loi chez Javert semble une entité divine à laquelle on doit absolument se soumettre avec dévotion, et gare aux mécréants qui ne feraient qu’envisager de la contourner ou de la violer…

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Une évolution vers l’humanité ?

La scène est connue : durant un accident en pleine rue, Monsieur Madeleine, notable de Montreuil-sur-Mer et citoyen au-dessus de tout soupçon accomplit un petit miracle en soulevant sur son dos une charrette pour sauver Monsieur Fauchelevent. Javert assiste à la scène, et n’en croit pas ses yeux. Il déclare même à celui qu’il soupçonne d’être Jean Valjean : « Je n’ai jamais connu qu’un homme qui pût remplacer un cric », « c’était un forçat du bagne de Toulon ».

Dès lors, Javert a la confirmation de son intuition et s’empresse de tenter de confondre Madeleine, même après que celui-ci est devenu maire de Montreuil-sur-Mer. Comme inspecteur, il arrête notamment Fantine pour des faits de racolage imaginaires. La pauvre fille-mère, devenue prostituée, est condamnée à six mois de prison, avant que Monsieur Madeleine n’intercède en faveur de la jeune femme. Enragé de voir sa prisonnière ainsi libérée, l’inspecteur écrit à la Préfecture de Police pour dénoncer le maire, en l’accusant d’être Jean Valjean, ancien bagnard. Le policier est alors sévèrement rabroué par sa hiérarchie, qui lui apprend que le véritable Jean Valjean a été déjà arrêté. Confus, Javert va s’en ouvrir auprès de Monsieur Madeleine, révélant qu’il était adjudant garde-chiourme au bagne de Toulon, et présentant ses excuses pour sa « calomnie ». Il demande même à être destitué, ce que Madeleine refuse. C’est un moment important, puisqu’on comprend là à quel point le sentiment de justice de Javert repose sur une certaine ambivalence, et que sa part « humaine » est prête à prendre le dessus sur son caractère obsessionnel et presque robotique (avant la lettre).

La suite des événements va cependant montrer à Javert sa méprise : Monsieur Madeleine se dénonce lui-même, en pleine audience au tribunal, comme étant le véritable Jean Valjean afin d’empêcher l’innocent Champmathieu d’être condamné à sa place. Cet acte précipite la fin de Fantine, malade, à qui Javert révèle toute la vérité sur son ancien patron et protecteur, et qui meurt sous le coup de cette annonce brutale. Valjean démasqué réussit à s’enfuir et à récupérer Cosette, pendant que Javert se fait berner en croyant sur parole une bonne sœur, incapable de mentir selon le logiciel du policier.

On le retrouve à Paris quelques mois plus tard, au milieu du roman. Apprenant que Jean Valjean vit à la capitale avec sa petite protégée, le policier reprend la traque de l’ancien bagnard. Une première fois, il aperçoit Valjean dans la rue, mais le père adoptif de Cosette réussit à nouveau à prendre la fuite. Ce n’est que huit ans plus tard que l’homme, affecté à la Préfecture de Police, redevient un personnage central des Misérables.

Dans la dernière partie de l’œuvre, en effet, Javert voit peu à peu sa part d’humanité affleurer ici et là, au détour d’une pensée, d’un regard, sans qu’il ne quitte jamais son hiératisme policier proverbial. Cependant, au cours des événements de l’année 1832, l’enchaînement des péripéties modifie profondément son caractère.

Une fin allégorique

C’est par l’un de ces hasards bienvenus (dont le roman est rempli) que Victor Hugo réemploie Javert au fil de son intrigue. Dans la dernière partie du livre, le personnage de Marius, fils d’un colonel d’Empire « sauvé » par Thénardier à Waterloo, devient un des protagonistes importants du récit. Amoureux de Cosette, il est aussi le voisin des Thénardier, qui se dissimulent sous l’identité de Joudrette et fomentent un mauvais coup contre… Jean Valjean. Marius prévient Javert de ce guet-apens, et le policier intervient afin d’arrêter les Thénardier et leurs deux filles, sans se douter de l’identité de la victime, qui a réussi à se soustraire à la police pendant l’opération…

Quelques semaines plus tard, ce n’est plus le banditisme qui occupe l’emploi du temps de Javert mais bien l’insurrection de juin 1832, pour lequel le policier tente d’infiltrer une bande d’insurgés. Dans le chapitre « L’Homme recruté rue des Billettes », son destin est scellé : enrôlé à la barricade de la rue Saint-Denis, il est reconnu et dénoncé comme « mouchard » par… Gavroche. Le gamin de Paris, fils des Thénardier, avait eu maille à partir avec l’homme de loi quinze jours auparavant. Arrêté et ligoté, Javert passe près du peloton d’exécution, mais les insurgés lui accordent un sursis, ne voulant pas gâcher de la poudre alors même que la soldatesque se lance à l’assaut de la barricade.

La suite de l’histoire de Javert se confond avec le destin de la justice aveugle quand elle ne peut accepter la vérité. C’est Jean Valjean qui sauve son ancien gardien, dos à la barricade, durant l’émeute. Le policier, éberlué qu’un ancien bagnard soit en fait un homme bon, tombe dans une sorte de stupeur, et, signe de respect inconscient, se met à vouvoyer l’homme qu’il traque depuis des décennies. Par la suite, ayant assisté au remarquable comportement de celui qu’il avait toujours considéré comme un forçat, il sauve Valjean d’une nouvelle arrestation, ce qui déclenche chez lui un dilemme moral sans précédent. Selon son code d’honneur, mais aussi ce qu’il a appris des hommes, aucune solution n’est la bonne. Qu’il laisse partir Valjean ou qu’il l’arrête, sa droiture désormais vaine ou sa nouvelle lucidité sur la justice en auraient été contredites. C’est pourquoi le suicide de Javert paraît la fin la plus logique pour ce policier « aveugle » qui avait ouvert les yeux brutalement sur la compassion et la bienveillance, deux valeurs qui s’accommodaient mal de son fonctionnement mental, et moral. Il meurt non sans avoir écrit une lettre sincère revenant sur ses observations de l’humanité, dont il a appris une des grandes leçons de tolérance… aux dépens de sa propre vie.

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Javert à l’écran

Avec son importance symbolique, son caractère toujours droit et les événements qui font qu’ils basculent dans le doute puis l’autoagressivité, Javert s’avère un « emploi » très particulier pour un acteur. Raison pour laquelle le rôle a été confié à des acteurs expérimentés, connus pour leur gueule, et leur capacité à adopter un certain hiératisme à l’écran.

Dans la version de 1934 signée Raymond Bernard, c’est à Charles Vanel qu’échoit l’interprétation du personnage. Le comédien de La Belle Equipe et du Salaire de la peur livre ici l’une des prestations de référence des adaptations hugoliennes à l’écran. Lui succède rapidement Charles Laughton : fait intéressant, l’acteur britannique et réalisateur de La Nuit du chasseur aura un rôle important dans une autre transcription classique de l’auteur des Burgraves, Quasimodo. Après-guerre, une certaine présence physique sera requise pour le rôle, qui sera occupé par Bernard Blier dans la version des Misérables de Jean-Paul Le Chanois (1958), puis par Michel Bouquet dans celle de Robert Hossein (1982). John Malkovich, à la télévision dans le triptyque de Josée Dayan, puis Russell Crowe le temps de la comédie musicale de Tom Hooper, marqueront également le rôle de leur empreinte.

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Article rédigé par
Melanie C.
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