L’influence d’HBO sur les séries d’aujourd’hui

HBO : la révolution Albrecht

Créée dans les années 70, HBO est une petite chaîne câblée dédiée au cinéma classique et aux sports. Sa croissance est lente mais stable. Elle fait quelques tentatives dès les années 80 côté séries originales. La plupart sont oubliables à une exception près : Tanner for President. Créée et écrite par le caricaturiste Garry Trudeau et réalisée par le grand Robert Altman, il s’agit d’un mockumentaire sur la campagne présidentielle d’un candidat partant en cacahuète. Un succès qui donnera lieu à de nombreuses reprises du genre : Spin City, The Thick of It, Veep…

Une révolution se produit en 1990 quand Chris Albrecht devient président des productions indépendantes d’HBO puis directeur de la programmation en 1995. Epaulé par son bras droit Carolyn Strauss, Albrecht accorde plus d’importance aux séries, profite de l’absence de censure (le câble n’est pas soumis aux directives des networks), intervient le moins possible dans le processus créatif des scénaristes, et leur donne un budget ad hoc. Dans le cas des dramas, plus coûteux, HBO propose de produire moins d’épisodes pour améliorer en contrepartie le visuel. Ce dernier business model sera repris par les plates-formes, notamment Netflix, dont les saisons dépassent rarement 10 épisodes. HBO cherche aussi une patte plus « auteurisante », visant un public plus exigeant.

Quand les comédies HBO brisent les tabous

Côté comédie, HBO frappe un premier coup avec Dream On, sitcom centrée sur un coureur de jupons dont les sentiments et rêveries prennent la forme d’extraits de films et séries. Une double révolution est à l’œuvre : la nudité n’est plus taboue et la série comprend avant tout le monde la force des références. Le clin d’oeil référencé deviendra une pierre angulaire des œuvres de pop culture, jouant beaucoup sur l’intertextualité (demandez à The Big Bang Theory…). Les créateurs, Marta Kauffman et David Crane, abandonneront leur poste de showrunners à la fin de la quatrième saison pour créer Friends. Ils y reprendront la sexualisation plus ouverte (certes moins graphique) de Dream On, avec des personnages plus sexuellement actifs que l’ordinaire du genre. Ce sera d’ailleurs une constante des séries young adult à venir, des Frères Scott à Elite en passant par Skins, The Society, Riverdale…

The Larry Sanders Show, totalement inconnue chez nous, n’en est pas moins l’une des plus grandes influences des séries d’aujourd’hui. Sa satire acide du show-business a incité les créateurs à se montrer plus corrosif envers les célébrités et les puissants. Surtout, avec une kyrielle de guests prestigieux jouant des versions fictionnelles d’elles-mêmes, The Larry Sanders Show a rendu l’autodérision cool. C’est toujours un pan entier de la culture de l’entertainment (Dix pour cent ne fait pas autre chose) au-delà des traditions inhérentes au stand-up et au roast. Sans cette série, Ricky Gervais (The Office, Extras, After Life…) ou Larry David (Curb Your Enthusiasm), voire Kyan Khojandi en France (Bref, Bloqués…) n’auraient pas développé autant leurs obsessions comiques. Enfin la série, après Clair de Lune, introduit le métatextuel comme élément narratif à part entière, qu’on retrouve par exemple chez Dan Harmon (Community, Rick et Morty…). The Larry Sanders Show a ouvert ainsi la voie aux séries postmodernes, conscientes de leur identité de série, ce qui est devenu commun.

A contrario, l’obscure Arliss, qui aura duré tout de même 7 saisons, prouve que cibler une audience de niche, même petite, peut se révéler payant. Son existence entraînera les chaînes et plateformes à inclure des œuvres personnalisées pour tous les publics. Ainsi, Arliss n’est compréhensible qu’à condition de connaître à fond les actualités sportives des 90’s, précisément l’autre grand public d’HBO de l’époque.

Avec Sex and the City, le créateur Darren Star et le showrunner Michael Patrick King reprennent le modèle à 4 femmes inventé par Susan Harris pour Les craquantes. Les aventures romantico-sexuelles de Carrie et ses amies libèrent le point de vue féminin sur le monde, avec une étude analytique et sociale étonnante sur les relations. Des comédies et dramédies « de femmes » centrées sur les relations et la vie quotidienne comme Fleabag, Girlfriends, Girls, The Bold Type… lui doivent beaucoup. Bien qu’il ne soit pas le premier, le personnage secondaire de gay sympathique qu’est Stanford popularise davantage les personnages LGBT+, après les soap operas et les séries ado.

Le cas Oz

Lorsque le scénariste Tom Fontana, encore auréolé de son co-showrunning sur la révolutionnaire Hôpital St Elsewhere, pitche une série sur une prison de haute sécurité pour hommes, il ne se doute pas à quel point il va changer à jamais HBO sur le territoire. Dès son pilote, Oz prend à la gorge ses spectateurs, non seulement par sa violence alors inédite, mais par son infernal labyrinthe thématique, anti-manichéen, cru, aux relations dévastatrices où peuvent pourtant pointer d’authentiques plages d’amour. Continuant dans la veine méta (chaque épisode est narré face caméra par le détenu Augustus Hill), Oz se montre d’un nihilisme terrible sur une société incapable de gérer ses éléments les plus dangereux. Un coup au fer rouge, dont la marque persiste sur les séries d’aujourd’hui, bien plus généreuses en violence et en troubles amoraux. Un mélange de sexe et de violence très abouti qu’on retrouve dans bien des productions, notamment sur Netflix.

Le couronnement des David

Mais si HBO a propulsé les séries dans l’ère moderne, elle le doit à trois showrunners : David Chase, David Simon et David Milch.

En savoir plus : qu’est-ce qu’un « showrunner » ?

David Chase : Les Sopranos

David Chase est un paradoxe intéressant : scénariste de séries qui déteste les séries – il ne rêve que de cinéma – il gagne sa vie en vendant exprès des pilotes osés pour être sûr de ne pas se retrouver à la tête d’un show, dans l’attente de sa percée au cinéma (qui n’arrivera jamais). La martingale se grippe deux fois : Almost Grown (1988) et Les Sopranos. Quand cette dernière est choisie par HBO, David Chase comprend qu’il a l’occasion de mener une révolution : celle des antihéros. Certes, 3 ans avant, Fox avait condamné Profit, arrivée trop tôt et trop choquante pour son public conservateur. Mais sur HBO, le public est fin prêt à accueillir la révolution des antihéros. Tony Soprano, 8 ans durant, va parfaire le template de Jim Profit et donner naissance aux antihéros cultes : Dexter, Breaking Bad, Better Call Saul, Dr. House… Chase forme dans sa writers room des scénaristes appelés au succès : Matthew Weiner (Mad Men), Todd Kessler (Damages, Bloodline), James Manos Jr (Dexter), Terence Winter (Boardwalk Empire, le loup de Wall Street…), Robin Green et Mitchell Burgess (Blue Bloods)… Aujourd’hui, tout anti-héros de série doit son existence à Tony Soprano. Les antihéroïnes auront un train de retard, mais qu’elles soient du quotidien ou plus grandes que la vie, elles vont gagner en présence et maturité par la suite. HBO cultivera cette même veine avec Olive Kitteridge, Sharp Objects, ou Mare of Easttown (qui signe le retour à la série de Kate Winslet).

Pour en savoir plus : Comment les grandes antihéroïnes de série ont conquis l’écran

David Milch : Deadwood

David Milch, après un épuisant showrunning sur NYPD Blue, autre série policière novatrice, va porter encore plus loin la détestabilité des personnages. L’horrible Al Swearengen est le phare enténébré de Deadwood, anti-western allant au plus près des bas instincts. Les méchants les plus violents, atroces, sans glamour ni fantaisie ni humour (si ce n’est noir) vont alors déferler, mais aussi les gros mots. Deadwood n’a que 39 épisodes, mais on entend plus de 3000 occurrences du mot « fuck », sans compter les injures colorées que n’auraient pas désavoués un Armando Iannucci (The Thick of It, Veep…). En détruisant les derniers mythes attachés au western américain, David Milch inspire bien des auteurs à dépouiller les genres dont ils et elles s’occupent de leurs clichés et mensonges.

David Simon : The Wire

David Simon, ex-journaliste désabusé, a compris le potentiel des séries pour exprimer un commentaire politique fort. Après le succès de la série Homicide inspirée de son reportage d’un an à la police de Baltimore, il signe un deal avec HBO toujours en vigueur. The Corner passe un peu inaperçu, son côté cinéma-vérité ne convainc pas l’audience. Il en va tout autrement avec The Wire (ou Sur écoute), souvent citée comme la plus grande série de tous les temps. Dans cette fresque balzacienne mâtinée de tragédie grecque, lui et l’ex-policier Ed Burns expriment un commentaire pessimiste sur l’humain occidental urbain : trafics poisseux, flics à la ramasse, politiques méprisants, journalisme corrompu, éducation sacrifiée… The Wire est une description méthodique d’une déliquescence des institutions civilisationnelles, d’une puissance peu commune. C’est avec The Wire que les créateurs pourront considérer la série comme un objet artistique au croisement du highbrow et du populaire. Depuis, David Simon a continué à crier sa colère en enquillant les bijoux (Treme, The Deuce, The Plot Against America…).

Expérimentations chez HBO

HBO n’a jamais rechigné aux aventures expérimentales, même quand ça leur coûte. Quand David Milch crée John from Cincinnati, série hermétique qui prend plaisir à perdre le spectateur, HBO touche les limites de son audience. Cynthia Mort a beau créer l’une des plus splendides séries sur le couple, avec Tell me you love me, son style docu naturaliste ponctué de scènes sexuelles ultra-graphiques (les plus explicites jamais vues dans une série) passe mal. Il faudra attendre la moins sulfureuse mais également grandiose Normal People pour en trouver l’équivalent. Le puzzle symboliste de La Caravane de l’étrange (Carnivale) perd également les abonnés d’HBO, médusés devant les fulgurances bizarres de Daniel Knauf. Sur ce point, un chef-d’œuvre pur comme Six Feet Under, traité existentialiste sur la vie et la mort via une famille dysfonctionnelle de croque-morts, est sans doute un des paris les plus brillamment tenus par HBO, grâce à l’écriture géniale d’Alan Ball. A l’avenir, certains diffuseurs comme Netflix donneront à quelques créateurs leur chance de produire des séries underground, avec peu d’audience et d’honneurs, pour satisfaire cette frange du public. Par exemple, le très dévié Midnight Gospel, croisement de podcast philosophique et de Rick et Morty sous LSD.

Les blockbusters d’HBO

Dans sa générosité, HBO a parfois perdu beaucoup d’argent. Si Luck et Vinyl ont percé des trous béants dans la trésorerie de la chaîne, elle n’en fut pas moins pionnière des séries à gros budget, parfois aussi chères que certains blockbusters. D’abord sous l’impulsion de Steven Spielberg et Tom Hanks, qui produisent Band of Brothers et The Pacific, miniséries « de prestige » extrêmement coûteuses, mais qui contribuent à gommer la différence entre série et film côtés visuel et budget. Craig Mazin n’a pas fait autrement avec Chernobyl. Le succès de Rome et dans une moindre mesure Angels in America, montre que l’avenir se joue aussi dans les séries historiques richement dotées (Vikings…). Le phénomène mondial Game of Thrones a consacré enfin la fantasy comme genre à représenter dans les séries. Aujourd’hui, les séries de fantasy se multiplient (La Roue du Temps, The Witcher, The Rings of Power…), et le chef-d’œuvre de George R.R. Martin, David Benioff et D.B. Weiss est appelé à devenir une lucrative franchise. On admettra qu’en dépit de sa grande qualité, le triomphe est moins clair côté SF, Westworld n’ayant pas réussi à être le game-changer qu’elle espérait.

Si HBO est devenu plus frileux depuis quelques années face à la concurrence des plateformes, il lui arrive encore de retourner un genre dans tous les sens et d’influer massivement. L’explosion des narrations dans The Third Day en est une preuve, mais la meilleure démonstration est Euphoria. Série ado-young adult enténébrée, elle est bien partie pour être le nouveau template des séries YA les plus ambitieuses à venir. Sans compter des pépites non mainstream comme I May Destroy You, discours radical, complexe et sec sur les agressions sexuelles pilotée par l’immense Michaela Coel. Que nous réserve encore HBO ?