Transgresseur des lois biologiques ou des lois morales et sociales, le monstre n’a jamais cessé de fasciner le monde entier. Des peintures préhistoriques à aujourd’hui, il nous revient sous ses différentes formes, projeté en grand dans la littérature et le cinéma. Mais pourquoi la figure du monstre nous fascine-t-elle tant ? Entre simple désir d’adrénaline, et révélation de nos angoisses et traumatismes intimes, ce dernier n’a pas fini de faire parler.
Comment naît un « monstre » ?
Les origines du « monstre »
Les monstres ont toujours existé : que l’on reprenne les peintures de la Préhistoire (« La scène du puits », dans la grotte de Lascaux, avec la représentation d’un homme ithyphallique à tête d’oiseau), ou encore des périodes comme l’Antiquité, le Moyen-Âge ou la Renaissance, la figure du monstre est partout, sous différentes formes.
Cependant, il est difficile de la caractériser précisément tant sa définition varie en fonction de l’espace et du temps. Si la monstruosité peut être physique (comme pour les malformations animales et humaines), elle peut aussi être morale. On retrouve d’ailleurs ces deux pendants dans l’origine latine du terme « monstre » :
– Monstrare qui signifie « montrer », « indiquer » : ainsi, le monstre est celui qui est montré, comme le « monstre de foire », par exemple. Pour celles et ceux que cela intéresse, nous vous recommandons d’ailleurs de voir le superbe film de Tod Browning sur la question, Freaks, la monstrueuse parade (1932). Il y a aussi le non moins connu Elephant Man de David Lynch qui mérite qu’on s’y attarde.
– Monstrum qui signifie « avertir » : on peut alors voir dans le monstre un présage à venir.
Qu’est-ce qu’être monstre ?
Beaucoup s’assemblent pour dire qu’on ne naît pas monstre mais qu’on le devient. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’on parle de monstre moral (hors accidents qui peuvent propulser tout individu vers la « déformation » physique).
D’une manière ou d’une autre, le monstre est celui qui ne rentre pas dans les normes pré-établies. Cela en fait donc un être contre-nature, évoluant en marge de l’humanité.
On ne naît pas monstre, on le devient
Lors d’une interview effectuée par le journal suisse Le Temps, l’essayiste et psychanalyste française Claude Halmos disait cela : « Les monstres sont des enfants comme les autres qui ont vécu des choses monstrueuses ». Une accumulation d’événements difficiles peut donc être à l’origine du mal moral qui métamorphose l’humain en monstre.
Nous pouvons également rappeler l’expérience psychologique menée à l’université de Yale, dans les années 60, par le psychologue Stanley Milgram. En focalisant sa recherche autour de l’expérience de l’obéissance à l’autorité, il va tenter de reproduire tout le processus psychologique qu’il croyait être à l’oeuvre lors de l’Holocauste. Non plus dans un contexte nazi mais dans celui d’un rapport professeur·e·s/élèves, voilà les premier·e·s à avoir pour mission de faire apprendre aux second·e·s une série de mots. Si l’un·e des élèves se trompait, il/elle se retrouvait puni·e et recevait des chocs de différentes intensités, entre 15 à 450 volts (intensité de choc mortel). Bien sûr, personne n’est mort car la machine ne dégageait aucun choc, mais l’expérience montre que 26 sujets sur 40, soit 65%, ont obéi jusqu’au bout.
Maintenant, si nous utilisons cette expérience pour tenter d’expliquer le processus psychologique au coeur de l’Holocauste, nous pouvons remarquer que la monstruosité n’est pas inscrite dans l’humain mais provoquée par un élément extérieur : ici, induite progressivement via la mise en action des rouages qui convergent vers la conversion idéologique.
Pour aller + loin : Lire Soumission à l’autorité de Stanley Milgram
Entre terreur et pitié : le no man’s land de la fascination
La figure du monstre nourrit de nombreux imaginaires, comme celui de la littérature. Si cela vous intéresse, nous vous invitons à nous retrouver ici :
– Qui sont les monstres de la littérature fantastique et d’horreur ?
– Les monstres gentils dans la littérature jeunesse
Le monstre peut provoquer en nous-même un sentiment de terreur, notamment entretenu par l’idée qu’il peut se cacher derrière une apparence humaine (ex : le loup-garou). Mais cela peut également provoquer un sentiment de pitié comme c’est le cas pour le monstre créé par Victor Frankenstein dans le livre de Mary Shelley : Frankenstein ou le Prométhée moderne.
Quoi qu’il en soit, de ces deux sentiments naît la fascination. Mais en quoi les monstres nous fascinent ?
En quoi les monstres sont-ils vecteurs de fascination ?
Le monstre comme figure de marginalité
Tout d’abord, parlons du sentiment de pitié et de mansuétude que peut procurer la figure du monstre « sympathique » et marginale. Soumis au regard des autres, il n’est pas accepté en raison de sa différence, et donc inclus dans aucun groupe.
Le personnage qui nous vient tout de suite à l’esprit est celui Quasimodo, issu de l’oeuvre de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris. Homme borgne et boiteux au dos bossu, connu pour sa laideur, il cache derrière cette apparence un esprit courageux et vigoureux qui n’aspire qu’à être aimé pour ce qu’il est au fond de lui. Le sentiment de sa vue déplaisante et les grandes moqueries que vivra Quasimodo procurent au/à la lecteur·ice une profonde pitié pour cet individu pourtant bon.
De sa naissance où il fut abandonné à son nom, donné par son père adoptif (« il voulut caractériser par ce nom à quel point la pauvre petite créature était incomplète et à peine ébauchée. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n’était guère qu’un à peu près. »), tout n’était que présage pour signifier à Quasimodo la dure vie qu’il allait devoir affronter.
Adapté plusieurs fois au cinéma, nous vous conseillons la version de 1956 de Jean Delannoy ainsi que celle de Disney qui a aussi mis de sa patte avec Le Bossu de Notre-Dame.
Bien sûr, il y a d’autres figures comme celles du monstre de Frankenstein ou King-Kong, qui ont suscité chez le/la lecteur·ice (et spectateur·ice) quelques souffrantes pensées.
Désigné à plusieurs reprises dans le roman de Mary Shelley comme « la créature », « le monstre » ou encore, « le démon », l’invention de Victor Frankenstein va subir tout ce que l’humain fait de plus mauvais. Totalement déhumanisé par un nom propre qui ne lui sera jamais donné, il l’est aussi par son incapacité à pouvoir formuler des mots.
En voyant l’horreur de sa création, Frankenstein s’enfuit, abandonnant cet « homme artificiel » à son triste sort. Encore une fois, l’abandon, l’apparence physique, et l’incapacité à pouvoir s’exprimer, vaut à cet être d’être rangé au rang de monstre. Pourtant, cette créature ne cherche qu’à être aimée.
L’adaptation de Frankenstein par James Whale est celle que nous vous conseillons car c’est à elle que l’on doit notamment l’apparence familière du monstre. Elle marqua l’imaginaire collectif comme jamais auparavant.
Ce sentiment de pitié que nous éprouvons face à ces différentes figures du monstre est très intéressant à étudier et nous renvoie vers notre peur de l’Autre, de la différence, de l’anomalie. On est donc hypnotisé·e, dans l’impossibilité de détacher notre regard et notre pensée de cette figure qui à la fois nous terrifie, nous dégoute, mais nous fait nous y attacher, voire l’aimer.
En immersion dans nos angoisses intimes : le monstre comme moyen de jouer avec la peur
Il y a, dans la figure du monstre, quelque chose qui nous ramène à notre enfance, alors que nous étions terrifié·e·s par l’image de ce loup qui mangeait la grand-mère ou de cet ogre qu’il ne fallait absolument pas croiser. En effet, rares sont les fois où nous ressentons une peur comme celle que l’on éprouvait enfant à l’idée de ces monstres. Selon Norbert Spehner, spécialiste des littératures de genre, « il se trouve que pour nous qui vivons dans un certain confort matériel, la peur est devenue un luxe. Et de toutes nos émotions, c’est celle qu’on a, Dieu merci, le moins l’occasion de ressentir. »
Lorsque l’on lit ou regarde une oeuvre d’horreur, il y a un certain contraste qui nous plaît : le côté rassurant et « douillet » d’être chez soi, à l’abri des péripéties et du (ou des) monstre(s). Ainsi, nous recherchons à vivre la peur par procuration. « C’est extraordinairement vivifiant de ressentir la peur tout en sachant qu’on peut y mettre fin à tout moment. » disait Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste. Et cela n’est pas toujours le cas, comme dans les journaux ou les émissions télé qui nous parlent de faits réels sur lesquels nous ne pouvons avoir la main. Certains psychiatres diront d’ailleurs que c’est justement pour cette raison que nous consommons autant de la littérature et du cinéma d’horreur.
Mais notre attirance pour tel ou tel type de films/livres d’horreurs (tueurs en série, possession, zombies, violeurs, etc.) peut aussi être très révélatrice sur notre personnalité, nos angoisses, nos désirs cachés et nos expériences traumatiques. Sur ce dernier point, quelqu’un·e qui a pu vivre une expérience de viol par le passé, va avoir tendance à choisir des films sur ce sujet-là, par exemple. De même pour quelqu’un·e qui aurait pu subir des sévices corporels. Cela permet, entre autres, à l’individu de se distancier de ce qu’il a vécu, de voir les choses sous un autre angle et penser cet événement à travers les yeux de la fiction. On peut aussi avancer qu’en se mettant à la place du/de la héros·ïne, cela peut l’aider à affronter ses propres peurs passées, à les exorciser.
Et vous, pourquoi les monstres vous fascinent ?
*Copyright visuel :
– Scène du puits dans la grotte de Lascaux : L’homme de Lascaux © AFP
– Maison dans la nuit : Photographie de Carlos de Miguel sur Unsplash
– Main dans l’obscurité : Alvaro Reyes sur Unsplash
– Visuel du post : Vipul uthaiah sur Unsplash
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Aller + loin : Monstres de la littérature : le bestiaire infernal