Révélée au public français avec la parution de Rosa Candida, l’Islandaise Auður Ava Ólafsdóttir revient en cette rentrée littéraire avec Miss Islande, un roman insolent qui s’intéresse à la place des femmes dans le monde de la création et dresse un beau portrait de femme libre. Rencontre avec son auteure.
Parlez-nous de la genèse de Miss Islande : qu’est-ce qui vous a poussée à écrire ce roman ?
Auður Ava Ólafsdóttir : J’ai eu l’idée de ce roman quand j’ai découvert qu’une femme qui voulait écrire en Islande dans les années soixante était seule au monde. Le mot poète ne s’accordait qu’au masculin et les femmes étaient cantonnées à être des muses pour les poètes, leur source d’inspiration, et à les supporter. Y compris les femmes qui étaient elles-mêmes – comme mon héroïne – des poétesses talentueuses.
J’ai donc décidé de donner la voix à une jeune femme qui veut tenter l’impossible, c’est-à-dire écrire dans un pays patriarcal et conservateur. Mon héroïne est une voix originale, différente, mais n’a aucune chance d’être publiée – car elle n’écrit pas comme les hommes. Je savais dès le début que cela allait être un roman sur la liberté, sur la création et sur le sens de la beauté. Du côté de ceux qui sont aux marges. Le livre ne parle donc pas des auteurs officiels islandais, mais de ceux qui ne sont pas mainstream. La morale ? L’écriture se déniche là où on ne l’attend pas et auprès de ceux qu’on n’imagine pas.
Quand on voit l’actualité (le recul du droit des femmes dans plusieurs pays, le sort réservé aux minorités…), on se dit que l’intrigue du livre aurait facilement pu être transposée à notre époque. Pourquoi avoir choisi le cadre des années 1960 ?
Le point de départ de ce qu’on écrit se trouve toujours dans le présent. Ce n’est pas un hasard si les deux protagonistes du roman font partie de minorités ; une femme écrivain et un marin homosexuel, fils illégitime d’un soldat étranger et d’une Islandaise. En poussant un peu plus loin le sujet de l’île qu’on trouve dans tous mes romans, j’avais également envie d’explorer un autre thème actuel qui est celui de l’isolement, jusqu’au cloisonnement, d’un pays replié sur lui-même. Dans les années soixante, l’Islande était un pays encore très isolé avec ses 170 000 habitants, un prix Nobel de littérature et deux avions transatlantiques. L’île était loin du reste du monde et sans touristes. C’était une terre méconnue, sinon pour sa position stratégique, à mi-chemin de l’Union soviétique et des États-Unis – avec une base militaire américaine.
À l’époque, ceux dont l’orientation sexuelle n’était pas « conforme » fuyaient l’île pour se réfugier à l’étranger où ils avaient plus de chance de rencontrer « des gens comme eux ». Dans le roman, les deux protagonistes fuient l’Islande pour aller d’abord à Copenhague où une partie de l’histoire se déroule. Puis je les pousse plus loin et ils vont continuer leur voyage. C’est un thème actuel : où aller ?
La vie d’Hekla tourne autour de l’écriture. Beaucoup de vos personnages ont ce lien fort avec la littérature et la langue : pourquoi est-ce important pour vous d’écrire sur ce rapport à l’écriture ?
Dans le roman, la question qui se pose est : qu’est-ce qu’écrire dans une langue minoritaire et marginale – tellement compliquée et nuancée – comme l’islandais ? Par ailleurs, l’héroïne se trouve dans la même position que moi qui écris dans une langue que seulement 340 000 personnes parlent. Sauf qu’elle écrit pour 170 000 personnes ! En fait l’islandais pourrait bien être en voie de disparition comme nos glaciers. Deux langues meurent chaque mois. Avec chacune d’elle, nous perdons une culture et une manière de penser.
J’ai la chance d’être traduite, mais une auteure – comme mon héroïne – ni publiée ni traduite (les traductions d’auteurs islandais étaient extrêmement rares à l’époque) n’a pas de voix. Donc un écrivain qui écrit dans une langue que personne ne comprend ne peut se réfugier nulle part. Parce que, dans le contexte du roman, la langue est la seule « patrie » de l’écrivain. Mais je prône le silence dans plusieurs de mes romans. Je suis même devenue une spécialiste des personnages qui ne parlent pas. Ce n’est pas forcément celui qui crie le plus fort qui a quelque chose à dire.
On ne peut s’empêcher de remarquer la présence forte de l’Islande, de sa culture, de ses paysages, dans votre œuvre. Pourquoi est-ce important pour vous de lier votre pays à vos romans ?
Cela fait partie de mon bagage personnel, de ce que je connais le mieux. Je vis en Islande. Un de mes ami français a probablement raison de dire : « Il faut être né là-bas pour pouvoir y vivre. » En Islande, la nature est omniprésente et forge notre caractère, mais elle n’est jamais un décor sublime en soi dans mes romans, déconnectée du sujet du livre. Un texte innocent, ça n’existe pas chez moi. Dans Miss Islande, je mets en parallèle la création littéraire et le volcanisme sous-jacent tout au long du livre. D’ailleurs l’héroïne, Hekla, porte le nom d’un volcan. Mais surtout, ce monde lilliputien me sert de laboratoire pour explorer la nature humaine et poser des questions que je considère comme essentielles dans un contexte plus large. C’est comme un écosystème : ce qui est local devient global.
À l’image d’Hekla qui se cherche et doit trouver sa place entre ce que l’on attend d’elle en tant que femme et son désir d’être autrice, vos personnages sont souvent en quête de quelque chose. Pourquoi ce thème revient-il souvent dans vos romans ?
La quête identitaire est un thème qu’on trouve dans tous mes romans. C’est par ailleurs un thème aussi vieux que la littérature mondiale. Il y a un désir et un obstacle. Dans mes romans, la quête est souvent liée au voyage. À la manière d’un Bildungsroman (NB : roman d’apprentissage), on part et on revient changé, on est un autre. Chercher un sens à sa vie, c’est aussi chercher un sens au monde. N’est-ce pas cela le rôle d’un auteur : d’organiser le chaos du monde et lui donner un sens ? À l’intérieur de son microcosme.
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Parution le 5 septembre 2019
Traduit de l’islandais par Éric Boury