Entretien

Le regard de l’éditeur : Claire Do Sêrro, directrice littéraire des éditions NiL

06 juillet 2018
Par Anna
Le regard de l’éditeur : Claire Do Sêrro, directrice littéraire des éditions NiL

Après avoir travaillé comme éditrice en littérature étrangère chez Stock (collection « La Cosmopolite ») puis aux éditions du Sous-sol, Claire Do Sêrro a pris début 2018 la direction littéraire des éditions NiL, une entité du groupe Robert Laffont. Elle a pour mission la relance de cette marque qui fêtera bientôt ses vingt-cinq ans.

Comment redéfinir l’identité éditoriale d’une maison d’édition, tout en restant fidèle à son esprit d’origine ? Quelles seront les directions que prendra le « nouveau NiL » ? La littérature grand public est-elle compatible avec une exigence de qualité littéraire ?

Claire Do Sêrro s’est prêtée au jeu des questions.

En élaborant votre premier programme pour le « nouveau NiL », qu’avez-vous souhaité conserver de l’ADN de la maison ?

Claire Do Sêrro : « NiL a été créée en 1994 par Nicole Lattès, une grande figure de l’édition française. Quand on m’a proposé de prendre la direction littéraire de la maison, je me suis d’abord demandé ce que j’en avais lu, et je me suis rendu compte que cette maison était une petite généraliste très éclectique. Il y avait par exemple, en littérature étrangère, des livres de Mark Haddon et d’Alice Sebold, ou encore le grand succès de la maison, Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates de Mary Ann Shaffer et Annie Barrows ; trois textes très différents. Également la jolie collection littéraire Les Affranchis, qui avait accueilli des écrivains comme Annie Ernaux, Linda Lê, ou Romain Slocombe. En non-fiction, la maison avait instauré une tradition en développement personnel et en spiritualité, autour d’auteurs comme Frédéric Lenoir ou Matthieu Ricard, entre autres. Côté littérature française, la liste comptait des auteurs comme Olivier Pourriol ou encore Sophie Fontanel.

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Lorsqu’on propose à un éditeur de « relancer » une maison, cela sous-entend que cette maison a un esprit de départ, et l’idée n’est pas de faire complètement l’inverse mais de le réveiller, de le bousculer et de le réactualiser. Or pour qualifier l’état d’esprit de cette maison, au-delà de son éclectisme, le premier terme qui m’est venu à l’esprit est l’adjectif « impertinent ».

Les Affranchis, par exemple, est une collection de non-fiction littéraire réellement originale. Son principe : proposer aux auteurs d’écrire une lettre qu’ils n’ont jamais écrite, en leur laissant une vraie liberté. Linda Lê a choisi d’écrire à l’enfant qu’elle n’avait jamais eu, Anne Goscinny à son père, Annie Ernaux à sa sœur décédée avant sa naissance et dont elle a découvert l’existence sur le tard. Ce sont des sujets forts, et la collection apportait ainsi à la maison une couleur assez intimiste. La littérature étrangère avait quant à elle un côté décalé, amené par des livres insolites. Le cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, par exemple, a ouvert la voie en France à une littérature grand public de qualité. Et cela ne désigne pas un concept marketing, mais tient bien à un travail d’écriture : il s’agit de livres dans lesquels on peut trouver deux niveaux de lecture. Le cercle littéraire a une forme travaillée – c’est un roman épistolaire – et raconte par ailleurs une histoire absolument inconnue, celle de l’occupation par les Allemands de l’île de Guernesey. Il y a également une histoire d’amour au centre du livre, mais le réel intérêt dramatique tient à la trajectoire de l’héroïne, qui perd ses parents pendant la Seconde Guerre mondiale et qui retrouve une famille en la présence d’un groupe de gens loufoques qui se réunissent autour de la littérature. Cela représente tout de même un million d’exemplaires vendus, preuve s’il en faut de la possibilité de faire coexister un livre intelligent avec une vraie histoire et une écriture, et de séduire avec ce livre un public assez large. »

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A contrario, qu’avez-vous souhaité faire évoluer par rapport à la ligne éditoriale existante ?

« Après en avoir cerné l’esprit, je me suis mis en tête de moderniser la maison. J’ai trente-trois ans : il y a donc des changements qui se sont imposés à moi d’un point de vue générationnel. Je me suis également posé la question du féminin, parce qu’il me tient à cœur de donner à lire une littérature où les femmes sont interrogées : qu’implique le fait d’être une femme aujourd’hui, en termes de libertés et de contraintes ? de devoir être à la fois une mère de famille parfaite, d’avoir une carrière, d’avoir des enfants ou non ? Cette problématique de la place de la femme dans la société peut être amenée par des livres très sérieux et littéraires, qui font entendre des voix très incarnées, mais aussi par des comédies romantiques plus légères. Simplement, je n’attends pas d’une héroïne qu’elle cligne des yeux en espérant l’amour, mais qu’elle prenne son destin en main ! Et avec de l’humour, c’est mieux.

La modernisation est aussi passée par une refonte de la charte graphique. Manon Bucciarelli, qui a signé les couvertures de tous les romans NiL parus depuis mai, a créé pour chacune d’elles des illustrations aux couleurs vives, comme ce qui peut se faire dans l’édition anglo-saxonne. La couverture s’inscrit dans un cadre blanc que des éléments graphiques viennent grignoter, pour renvoyer l’image d’un livre littéraire et accessible. À l’intérieur, les entrées de chapitres sont aussi illustrées par des cabochons.

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Ma stratégie est donc de conserver l’éclectisme originel de la maison mais de le penser chaque année très en amont, en me concentrant sur une dizaine de titres en fiction, français et étrangers confondus. Je veux qu’il y ait des rentrées en janvier et en août, c’est-à-dire des révélations, et je m’autorise à publier en juin un texte plus léger pour essayer de l’installer sur l’été. En marge de ce programme, je vais chercher de nouveaux auteurs français contemporains pour alimenter la relance de la collection Les Affranchis. Je prévois aussi des publications très différentes dans l’idée de conserver l’esprit d’impertinence propre à NiL tout en le replaçant dans son époque et dans son temps. »

Pouvez-vous nous en dire en un peu plus sur la relance des Affranchis ?

« Claire Debru, qui a créé la collection, y a accueilli de très bons auteurs ! J’aimerais publier chaque année une découverte, un auteur qui n’est pas nécessairement connu mais qui a un sujet fort. En janvier 2019, ce sera Tatiana Vialle, qui est, entre autres, metteuse en scène. Sous le titre Belle-fille, elle a écrit une lettre adressée à Jean Carmet, qui fut son beau-père. On y découvre le portrait de ce monstre sacré du cinéma qui n’était pour elle, à l’époque de leur rencontre, qu’un acteur en quête de notoriété. Elle le déteste, comme n’importe quel enfant peut détester son beau-père de prime abord, avant de créer un lien avec lui. Plus généralement, c’est un livre qui interroge ce qu’est un père ou un beau-père.

Chaque année, la découverte pourrait ainsi côtoyer au catalogue de jeunes auteurs contemporains, déjà publiés sans être couronnés de prix, ainsi qu’un auteur plus installé. J’aimerais par ailleurs ouvrir la collection à des « auteurs » au sens large : chorégraphes, philosophes, architectes ou acteurs peuvent m’intéresser du moment qu’ils ont une sensibilité littéraire. »

Allez-vous par ailleurs continuer à publier des essais, dans la veine de ce qui se faisait chez NiL avant votre arrivée ?

« Côté non-fiction, Dorothée Cunéo et Aurélie Ouazan, qui s’occupent de ce pôle pour Robert Laffont, ont commencé à s’interroger sur la ligne à adopter avant mon arrivée, et nous travaillons désormais ensemble à ce que l’esprit soit cohérent. Le premier mouvement initié a été de rééditer des textes du fond, comme ceux de Matthieu Ricard, dans une collection qui mêle philosophie et développement personnel. En septembre paraîtra – toujours à l’initiative de Dorothée et d’Aurélie – un livre de narrative nonfiction de l’auteure américaine Rebecca Dorey-Stein. C’est le récit assez drôle d’une femme qui était dactylo dans l’équipe d’Obama. On y découvre à la fois le portrait d’une équipe, d’une campagne, d’un président, et la description d’un certain esprit d’hystérie et de compétition qui s’installe entre toutes les personnes attachées à retranscrire les propos du président. Pour ma part, je me concentre pour l’instant sur les titres en fiction. »

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Concernant justement ces titres en fiction, à quoi doit-on s’attendre ?

« Je vais par exemple publier l’année prochaine Janice Pariat, une auteure indienne qui est aussi poète. Son livre, The Nine-Chambered Heart (dont le titre est un clin d’œil à The Four-Chambered Heart d’Anaïs Nin), est le portrait kaléidoscopique d’une femme dont on n’entend jamais la voix mais qui est racontée par neuf hommes qui l’ont aimée ; au lecteur de recomposer ce portrait. C’est typiquement un livre facile à lire – les personnages parlent, se donnent la parole – et en même temps sublimement bien écrit ! Ces deux aspects ne doivent d’ailleurs pas nécessairement être opposés. L’écriture de Janice Pariat (traduite par Sylvie Schneiter) n’exige pas du lecteur qu’il ait des connaissances sur l’histoire de la littérature pour la saisir ; en ce sens, The Nine-Chambered Heart n’est pas un livre exigeant, mais il est porté par une belle écriture et est très sensible.

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En août 2019, je publierai également un recueil de nouvelles de Kristen Roupenian. Elle a notamment écrit la nouvelle Cat Person, qui a paru dans le New Yorker en décembre 2017 (juste après #metoo) et qui revenait sur la zone de consentement grise dans une relation homme / femme. C’est l’une des nouvelles les plus lues de l’histoire du magazine, et c’est un texte pour NiL parce qu’il traite d’un sujet très contemporain, qu’il interroge la place des femmes dans la société, et que l’on entend à travers lui une voix, une auteure en herbe. L’idée est aussi de pouvoir toucher un public important : le recueil a été vendu dans vingt pays, et j’espère qu’il va faire parler de lui.

Plus tôt dans l’été sortira un roman feelgood norvégien dont le sujet est génial. Il met en scène plusieurs femmes qui se retrouvent aux îles Fidji et s’occupent à relancer une usine de cacao… Sauf qu’elles ne se sont pas vues depuis longtemps – elles ont des trajectoires de vies très différentes – et vont s’entrechoquer, en plus de devoir s’occuper, dans une chaleur étouffante, d’une activité à laquelle elles ne se sont jamais adonnées. J’aime en particulier l’évolution de l’une d’elles. Celle-ci a toujours été admirée et a eu des enfants et un mari, en bref, une vie de carte postale ; mais elle vieillit, son mari désormais la trompe, ses enfants sont partis et elle est obsédée par ses fesses qui tombent. Elle se demande alors : « Qui suis-je ? N’aurais-je pas passé ma vie à être une image ? ». Ce sont ces types de sous-entendus et de questionnements, toujours présents dans les romans NiL, qui en font du divertissement intelligent.

En 2019 toujours, je publierai le livre d’une primo-romancière, Virginie Nuyen, dont le titre provisoire est Donovan S. C’est un genre de « comédie sanglante » : l’auteure a imaginé l’histoire d’un boucher qui sublime son art de telle sorte qu’il faut prendre rendez-vous trois ou quatre mois à l’avance pour déguster sa viande, expérience qui rend tous ceux qui la vivent immédiatement heureux. La narratrice se trouve embrigadée par ce personnage de boucher complètement égocentrique (une métaphore de la société de consommation) et est amenée à voyager à travers le monde avec lui. De manière assez comique, cet homme est obsédé par Les quatre accords toltèques, tandis que la narratrice prétend que c’est un livre comme sa grand-mère aurait pu en écrire. Il y a donc une certaine ironie distillée à l’égard du « développement personnel », mais aussi une volonté de reprendre ces manières de vivre et de les adapter à la réalité, qui est beaucoup moins simple qu’on ne le croirait en lisant Les quatre accords toltèques.

J’ai également signé une jeune auteure de 24 ans, qui a écrit un road trip très nerveux autour des thèmes de la frustration et du désir. Un roman où le désir féminin est réellement mis en exergue. Certaines scènes sont assez explicites, et j’en plaisantais avec l’auteure en lui disant que son roman était une sorte de rencontre entre La vie d’Adèle et Vernon Subutex. Le personnage principal, Léonie, est une jeune femme blasée, sans ambition aucune ; seulement, c’est une vraie prédatrice, c’est ce qui la caractérise. Tout le livre est ainsi traversé de femmes qui s’aiment sans que ce ne soit jamais réciproque. À cette fuite en avant amoureuse se superpose une vraie fuite, parce que Léonie kidnappe un enfant et prend la tangente… C’est donc très différent du boucher comique ! Et cela donne à NiL un esprit qui est cohérent dans son éclectisme. »

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À lire aussi

Vous étiez auparavant éditrice chez Stock pour la collection de littérature étrangère « La Cosmopolite », qui s’est redéployée notamment en s’appuyant sur des auteures, puis aux éditions du Sous-sol, spécialisées en littérature du réel. Ces créneaux (littérature étrangère, féminine, littérature du réel) vous ont-ils guidé dans les choix éditoriaux que vous avez faits pour NiL ?

« Oui, et en même temps la réelle nouveauté pour moi, c’est que je travaille désormais avec des auteurs français. Les deux premiers livres français que j’ai édités pour NiL, par exemple, participent de l’équilibre dont je parlais, car ils révèlent deux univers très différents.

Les dix vœux d’Alfréd, le premier roman de Maude Mihami, paru le 3 mai dernier, raconte l’histoire d’un petit garçon, Alfréd, qui vit dans les années 70 en Centre-Bretagne, et qui est totalement admiratif de son grand-père, surnommé Alfred-le-vieux. Il décide pour devenir « quelqu’un de bien » de faire une liste de vœux qu’il doit réaliser avant ses dix ans, parmi lesquels on trouve des idées complètement saugrenues, comme rencontrer un cow-boy. Alfréd a aussi deux passions dans la vie : la nourriture et les mots. Il tient d’ailleurs un dictionnaire des expressions de patois qu’il entend à longueur de journée. Le roman, à la fois drôle et tendre, est un vrai plaisir de lecture, mais décrit aussi tout un pan de l’histoire française des années 70 et aborde des thématiques assez dures (Alfréd vit avec une mère célibataire, alcoolique patentée). Le fait que quelqu’un comme Erik Fitoussi de la librairie Passages s’en empare et le recommande est intéressant, parce que cela met à mal la distinction permanente que l’on voudrait faire entre la littérature grand public et dite « littéraire ».

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Le 23 août, pour la rentrée, paraîtra le premier roman de Joy Raffin, Atlantic City. Ce roman choral se déroule donc dans la ville d’Atlantic City, et j’aimais le fait que sa jeune auteure de 33 ans, qui a grandi sur l’île d’Oléron, puisse avoir les États-Unis en ligne de mire. Elle avait presque l’impression, depuis sa chambre, de pouvoir voir la pointe de New York ! Un jour, elle est allée à Atlantic City et en est revenue avec certains des personnages qu’elle décrit dans son roman. L’histoire s’étend sur une journée, et l’on y suit les destinées d’êtres qui se croisent et s’entrecroisent, qu’ils se connaissent ou non. Cela permet à l’auteure de s’intéresser à chacun d’eux. Par exemple, une adolescente qui rêve d’ailleurs, très « Frankie Addams » dans son genre, un joueur invétéré qui préfère traîner au casino plutôt que d’aller voir sa petite fille qui vit à deux minutes de chez lui, un médecin humaniste qui joue au Robin des bois, ou encore une femme célibataire qui élève seule son enfant. On tire de tout cela un réel plaisir de lecture, parce que la construction du livre nous permet d’entrer dans les détails de la vie des personnages, et que chaque chapitre s’ouvre sur un élément qui nous donne envie d’aller plus loin.

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Même si Atlantic City n’a rien à voir avec le roman de Maude Mihami, ces deux livres sont connectés par leur côté insolite. Les dix vœux d’Alfréd est un roman drôle et picaresque, Atlantic City est le premier roman américain d’une auteure française ! En plus, les deux univers sont très accessibles. En présentant Atlantic City devant des libraires, Joy Raffin expliquait justement qu’elle avait toujours gardé en tête, pendant l’écriture de son livre, l’idée que sa grand-mère puisse le lire, bien qu’elle ne soit pas particulièrement lettrée. Cela résume bien l’esprit NiL. »

Ces romans, riches en personnages, semblent se prêter assez bien à une adaptation cinématographique, à l’exemple du Cercle littéraire des amateurs d’épluchure de patates (en salles actuellement sous le titre Le Cercle de Guernesey). Est-ce une volonté de la maison, ou plutôt une caractéristique de la littérature dite « grand public » que vous défendez ?

« J’ai été interrogée sur la question de la littérature grand public par Livres Hebdo qui y a consacré un article, et je pense que la distinction que l’on fait entre cette littérature et les autres est parfois vide de sens, parce que les lecteurs qui s’intéressent à une littérature très exigeante, métalittéraire n’ont jamais constitué la majorité du lectorat. Avant, on parlait de « littérature populaire », et ce mot – qui vient de « peuple » – indiquait un élan démocratique : cette littérature s’adressait au plus grand nombre sans que cela n’engage rien sur sa qualité. Balzac, par exemple, en écrivant des feuilletons, s’appuyait sur ce principe ; il tenait ses lecteurs en haleine, et cela ne l’a pas empêché de devenir l’un des plus grands auteurs de la littérature française classique. Jules Verne aussi est un écrivain populaire au sens noble du terme : sa littérature se transmet de générations en générations, parce qu’elle explore des thèmes universels comme l’évasion, le voyage, l’imaginaire… Aujourd’hui, elle pourrait presque être classée en young adult ! C’est pourquoi je pense que le cloisonnement de la littérature grand public est plutôt le fait d’élites assez snobs qui portent un regard biaisé sur la production littéraire. Il y a d’ailleurs eu un glissement de sens, car la « littérature grand public » a désormais remplacé la « littérature populaire ». Cette utilisation nouvelle de termes appartenant au champ lexical de l’audiovisuel (audience, grand public) est à lier, à mon sens, à la montée en puissance d’une vision marketing de la production, qui voudrait faire croire que l’on peut savoir exactement qui lit quoi. En revanche, quand un roman se vend bien (comme les livres couronnés par les prix littéraires les plus importants), il devient populaire. On entend alors les mêmes personnes remettre en cause la qualité du texte parce que, justement, s’il est lu par trop de monde, c’est qu’il n’est pas si bien…

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Pour en revenir à NiL, ce qui donne une dimension très cinématographique aux livres de la maison, c’est qu’ils racontent de vraies histoires. Mais mon exigence est qu’elles soient de qualité, c’est-à-dire bien écrites et intelligentes. Plus jeune, j’ai pu lire, par exemple Le journal de Bridget Jones – qui m’a beaucoup fait rire – entre deux livres de Marguerite Duras. Ces livres n’ont rien à voir entre eux, mais pourquoi pas ? Ce qui importe, c’est simplement ce dont on a envie à un moment T. Et je ne vois pas pourquoi, en tant qu’éditeurs, il serait glorieux de ne pas proposer aux gens ce que nous-mêmes nous nous plaisons à lire… La différence, c’est que si je devais adapter une comédie romantique pour en faire un livre de l’été chez NiL, je préfèrerais Love Actually à la bluette du dimanche soir sur M6. Bridget Jones et Love Actually restent drôles, voire décalés, et parlent de la société dans laquelle on vit.

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C’est ce que j’espère du livre que nous avons publié début juin, L’Irrésistible Histoire du Café Myrtille, de Mary Simses. C’est une comédie romantique, dont l’héroïne a tout pour elle : elle est belle, blonde, vit à New York et va se marier. Avant de décéder, sa grand-mère, dont elle était très proche, lui confie une lettre et lui demande de la remettre à un homme qui vit dans le Maine et dont elle n’a jamais entendu parler. Elle part alors en voiture, se perd et manque de se noyer, avant d’être sauvée par un homme. Il lui arrive tout un tas d’aventures, et évidemment, puisque c’est une comédie romantique, la question centrale est celle de cette nouvelle rencontre qui va chambouler entièrement sa vie et son projet de mariage. Le livre répond à des codes du genre, mais il n’empêche qu’il est drôle et plutôt loufoque. J’aime le présenter comme un livre « pour toutes les tradeuses qui finissent boulangères ». Il parle de ce moment où l’on change complètement de cap dans sa vie après s’être entièrement trompé. Bien sûr, on peut détester les comédies romantiques, mais dans ce cas, rien que le titre et la couverture annoncent la couleur et le lecteur réfractaire ne s’y risquera pas. Il est aussi important, en tant qu’éditeur, de savoir pourquoi on choisit de publier un livre. L’Irrésistible Histoire du Café Myrtille est un livre à lire sur la plage, pour se faire du bien, et il est assumé comme ça. »

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Certains critiques, pourtant, ne voient pas les choses de cet œil. Récemment, une journaliste de Télérama exprimait dans un article son « regret » que l’auteur Franck Thilliez soit plébiscité par les Français en vacances…

« C’est justement très snob… même si l’on peut remercier la journaliste, qui, par le jeu du bad buzz, a fait une pub formidable à l’auteur ! Ce qui est intéressant dans sa démarche, c’est la caricature et la culpabilisation du lecteur. En réalité, beaucoup de gens lisent des choses très différentes. Critiquer les « poly-lecteurs », en plus d’être absurde, témoigne d’un total manque d’égard pour eux et d’une vision élitiste de la littérature – et de la société. C’est d’autant plus dommage que nous sommes dans une société où le livre est en compétition avec de très nombreux médias – notamment les séries et tout ce qu’il est possible de lire sur internet –, et que le temps de lecture de livres (romans, fiction, ou essais) est en train de diminuer. Ce n’est donc pas rendre service à la littérature que de culpabiliser les lecteurs.

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Ce n’est pas du tout l’attitude que nous voulons promouvoir chez NiL. Nous allons par exemple, l’année prochaine, lancer une nouvelle collection de poésie. En fait, j’ai observé une certaine résurgence du genre, portée par toute une nouvelle génération d’auteurs qui est en train de rendre la poésie « tendance », et il serait dommage de passer à côté. Je pense par exemple à Rupi Kaur, poète et performeuse, qui a été d’abord publiée en France chez Leduc et rejoindra NiL l’année prochaine. Son dernier recueil, The sun and her flowers, figure depuis des mois dans la liste des bestsellers du New York Times et a été acheté dans le monde entier. Elle y aborde des questions qui touchent au corps, comme le viol, et cela dans une prose très accessible, très belle. J’ai aussi acheté un texte d’une jeune auteure espagnole, Elvira Sastre, que l’on publiera l’année prochaine. Comme Rupi Kaur, elle a commencé à écrire de la poésie très jeune. Elle est maintenant très suivie sur les réseaux sociaux et a vendu 25 000 exemplaires de son recueil de poésie, publié en Espagne chez un éditeur traditionnel.

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En éditant ces auteures, j’ai l’impression de remplir mon contrat. Certes, c’est une expérimentation complète, mais c’est impertinent et contemporain, alors tentons le coup ! Et étant donné que cela fonctionne dans certains pays, c’est potentiellement commercial – au sens de ventes et non au sens du genre. Ce que j’aime à penser, c’est que peut-être que le public commencera par lire Rupi Kaur et Elvira Sastre et que cela l’amènera vers d’autres poètes, les classiques et puis d’autres contemporains. On n’est pas obligé d’opposer les grands poètes qui ont réinventé la langue et une jeune femme de trente ans qui parle de son corps en prose en utilisant instagram pour promouvoir sa voix.

À titre personnel, d’ailleurs, j’ai eu quelques remarques de gens étonnés que je passe du Sous-sol à NiL, parce que ces deux maisons n’ont pas la même ligne éditoriale. Je comprends ces interrogations, mais, même si j’ai adoré mon travail au Sous-sol, je suis ravie de sortir de ma zone de confort. Finalement, il est tellement plus difficile de trouver des textes qui soient à la fois accessibles et bons, pour pouvoir essayer de les faire découvrir au plus grand nombre ! A priori, lorsqu’on décide d’être éditeur de littérature, c’est d’abord évidemment parce qu’on aime la littérature, mais c’est aussi pour faire lire les gens. Et quand on aime un livre, on a envie qu’il soit lu par le plus de monde possible. »

Les conseils de lecture de Claire Do Sêrro

Si vous deviez recommander un roman « impertinent »…

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« Évidemment, cela se passe dans un milieu bourgeois, ce n’est pas impertinent ou révolutionnaire au sens social du terme. Mais il y a cette voix – celle de la narratrice – complètement déroutée par le monde qui l’entoure, qui porte en elle une espèce de révolte. En plus, Sagan est une femme qui a surpris tout le monde ; elle a publié très jeune un livre qui a connu un énorme succès et s’est aussi fait critiquer pour ça. »

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« Anaïs Nin est l’une des premières, en littérature, à s’être emparé du corps des femmes. C’est une auteure que j’adore, mais je me suis rendu compte qu’elle était en fait assez peu lue par les jeunes. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai acheté pour NiL un de ses recueils de nouvelles inédit, qu’elle a écrit toute jeune, entre 1928 et 1931. À cette époque, elle n’est pas encore avec Henry Miller, et n’a pas encore développé toutes les théories concrètes qu’on lui connait (sur le polyamour, la non-maternité, etc.). J’adorerais pouvoir réinstaller Anaïs Nin comme une icône féministe ; non pas une théoricienne mais une femme qui était féministe par sa manière de vivre, moderne et libre. J’aimais aussi l’idée que ce recueil de nouvelles soit accessible, alors qu’il contient tout de même les prémices de toute son œuvre et signe la naissance d’une grande auteure. »

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