Entretien

Pour Éva Sadoun, entrepreneuse militante, « la tech n’est pas un milieu inclusif et progressiste »

08 mars 2022
Par Pauline Garaude
Pour Éva Sadoun, entrepreneuse militante, « la tech n’est pas un milieu inclusif et progressiste »
©Jean-Yves Dogo

Autrice, Éva Sadoun vient tout juste de publier Une économie à nous. Changer de regard pour redéfinir les règles du jeu, chez Actes Sud. Bien décidée à défendre la possibilité d’une économie plus solidaire et écologique, elle déplore le manque d’inclusion de la tech et le numérique, sans pour autant être résignée ! À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, rencontre avec une femme de la Fintech pas comme les autres.

À 30 ans, Éva Sadoun incarne une autre économie, plus solidaire et écologique. Entrepreneuse dans l’âme, elle a cofondé Lita.co, une entreprise de finance durable, et Rift, une application qu’elle surnomme « le Yuka de la finance », qui permet de suivre l’impact concret de son épargne. Engagée, elle copréside le Mouvement Impact France, une coalition qui milite en faveur des entrepreneurs sociaux, et fait partie de Tech for Good France, qui réunit des leaders responsables de la tech. À quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, elle publie un manifeste pour une autre économie à destination des politiques.

Dans votre dernier ouvrage, vous parlez de cette nouvelle économie rêvée : quels en sont les piliers et les principes phares ?

C’est avant tout une économie au service des gens et non au service de la richesse de quelques-uns, et dans laquelle l’écologie est un pilier de la prise décision économique qui doit s’incarner par de nouveaux indicateurs. Le modèle que je propose questionne ce que fait réellement l’économie, qui est souvent utilisée comme un moyen de domination et de coercition alors qu’elle devrait être un lieu de coopération éthique. Mon modèle intègre ceux de l’économie sociale et solidaire, symbiotique et alternative. Je propose des modes d’organisation concrets de ce que pourrait être cette économie du bien commun avec des modèles de partage de la valeur et de partage du pouvoir, des modèles autour de la fin de vie des produits comme l’économie circulaire, etc. Au Mouvement Impact France, nous défendons une entreprise qui incarne ces piliers et qui pense le monde de l’économie comme un monde autogénérateur qui intègre ces valeurs fortes. J’essaie de penser l’économie plus largement, en réfléchissant aux nouvelles règles du jeu qui permettraient de sortir d’un rapport de domination pour se concentrer sur l’environnement, la biodiversité, le social.

« Il s’agit de trouver comment substituer à l’économie actuelle une économie plus vertueuse. Il nous faut des solutions pour transformer l’énergie et relocaliser une partie de notre production, pour savoir comment notre argent est investi et l’investir différemment… »

Éva Sadoun

L’économie que vous proposez se soucie de l’environnement. Mais les technologies numériques auxquelles on fait appel pour prendre soin de la planète ne sont pas forcément écologiques. N’est-ce pas un paradoxe ?

Il s’agit de trouver comment substituer à l’économie actuelle une économie plus vertueuse. Il nous faut des solutions pour transformer l’énergie et relocaliser une partie de notre production, pour savoir comment notre argent est investi et l’investir différemment… Et il faut aussi faire des efforts en termes de sobriété, d’usage (individuel) et de production (des entreprises). Je travaille bien plus au niveau du système qu’au niveau individuel, car 75 % des émissions viennent du système dans lequel on évolue.

“Montrer qu’un autre modèle d’entreprise est possible” : c’est la mission que s’est donnée Impact France. Sur quoi repose-t-il et comment s’assurer que les entreprises ne font pas du greenwashing ?

Nous avons développé une série d’indicateurs regroupés dans un Impact Score. Pour adhérer, les entreprises doivent répondre aux critères de cet Impact Score : bilan carbone, écarts de rémunération, etc. Certaines sont déjà opérationnelles, d’autres sont en transition. Notre but est de réunir des entreprises qui défendent une vision différente. Nous portons plusieurs conditions et valeurs pour que les politiques sociales et économiques changent et favorisent ce type d’entreprises.

Nous approchons de l’élection présidentielle : votre manifeste s’adresse-t-il aux politiques et qu’attendez-vous des candidats ?

La date de parution de mon ouvrage a été décidée avec Actes Sud pour justement créer un débat public pendant cette élection. Il est conçu pour cela et j’aimerais qu’il questionne les candidats sur comment transformer l’économie au niveau de l’éducation, de la finance, des politiques, de la démocratie et du leadership. Je souhaite qu’il leur donne des clés pour adapter leurs propositions. J’attends des candidats qu’ils fassent de la transformation de l’économie un sujet phare de leur mandat et qu’ils nous donnent leur position publiquement sur ce sujet. C’est pour moi le seul moyen de répondre à la crise sociale et climatique et ce débat est hélas absent de la campagne.

« Il n’y a qu’en changeant les règles du jeu que l’on pourra transformer l’économie. »

Éva Sadoun

Quelles seraient pour vous les urgences ?

Changer la fiscalité, changer l’investissement, faire en sorte que l’argent public soit investi vers des entreprises qui répondent à des problématiques de solidarité. Que l’écologie soit la manière de gouverner, que l’on développe de nouveaux indicateurs… Il n’y a qu’en changeant les règles du jeu que l’on pourra transformer l’économie.

Vous défendez une vision nouvelle sur des thématiques cruciales de notre temps, dont la nécessaire transformation féministe du secteur financier : pouvez-vous développer ?

On a souvent tendance à réduire la question de la transformation de l’économie à des questions de systèmes et de solutions, et de ne jamais poser la question du rapport de domination. Dans le modèle féministe, il y a un portage de valeurs qui, à mon sens, permettrait de repenser le système économique. Il y a de toute évidence une sous-représentation des femmes dans le milieu financier : elles sont moins de 14 % des partners des fonds de capital-investissement français, 15 % dans les équipes d’investissement, moins de 5 % dans les équipes de direction des fonds d’investissement, et représentent 1 % de la parole économique dans les médias. De plus, aucune femme n’est dirigeante d’une grande banque. L’économie et la finance sont très inégalitaires. Or, si on analyse les modèles de leadership féminin, on sait qu’ils apportent des bénéfices, car, sans tomber dans les clichés, les femmes sont plus à l’écoute, plus conciliantes, plus souples. L’économie féministe se base sur le principe que les femmes, ayant subi la domination masculine, sont capables de comprendre comment créer des modèles de “vivre avec”. Un leadership écoféministe est un leadership qui renverse ce rapport de domination et qui crée une finance “au service de”.

Être une femme dans la finance et la tech : cela a-t-il été un obstacle pour vous ?

Comme beaucoup de femmes dans la tech, il nous faut travailler bien plus qu’un homme pour être légitimes. C’est très dur par moments. On doit tout prouver tout le temps. C’est éreintant. J’ai subi de la misogynie. Là, Lita va rentrer dans une autre étape de financement : la série B, l’étape supérieure qui permet à votre jeune entreprise de devenir une solution incontournable sur le marché, où moins de 1 % des femmes parviennent à lever des fonds dont les montants s’échelonnent de 10 à 100 millions d’euros. Je suis dans les 15 % des femmes qui lèvent des fonds, car je suis en équipe mixte, mais sans doute aurais-je rencontré des freins si j’avais été en équipe féminine. Pour moi, il y a un indicateur qui éclaire sur la place des femmes dans la Tech, c’est leur proportion dans les levées de fonds. Seulement 1 à 2 % d’équipes complètement féminines parviennent à lever des fonds. Les équipes mixtes, c’est 10 %, et les équipes masculines, le reste ! Dans la Fintech, moins de 7 % des boîtes sont gérées par des femmes.

« Si l’on a des role models type “bull-dog du Cac 40”, cela ne fonctionnera pas. On attend des role models qu’elles soient capables de montrer un leadership plus sobre, où il n’est pas nécessaire de surperformer ou d’être Wonder Woman. »

Éva Sadoun

Comment jugez-vous la place des femmes dans la tech et le numérique ? Quelles seraient pour vous les pistes à explorer pour améliorer leur participation ?

La tech n’est pas un milieu inclusif et progressiste. C’est hélas tout l’inverse ! Quand on voit les licornes françaises qui ont été financées, il n’y a d’ailleurs pas une seule femme fondatrice, à l’exception de Vestiaire Collective et Ledger où, à chaque fois, il y a une femme parmi des équipes de six cofondateurs/rices. Il faudrait plus de femmes dans les joint venture capital, car cela permettrait d’avoir des femmes qui financent, investissent et développent des projets. Il faudrait que les crédits d’impôt recherche comme les aides à l’innovation soient conditionnés à des critères en matière de parité dans les comités de direction et les équipes. On pourrait aussi envisager des systèmes de bonus pour encourager les entreprises à avoir plus de femmes dans les équipes de direction.

Les femmes role models de la tech sont-elles importantes pour féminiser le secteur ?

Elles sont très importantes et ouvrent la voie, à condition qu’elles ne soient pas des copies des start-upers classiques. Si l’on a des role models type “bull-dog du Cac 40”, cela ne fonctionnera pas. On attend des role models qu’elles soient capables de montrer un leadership plus sobre, où il n’est pas nécessaire de surperformer ou d’être Wonder Woman. S’il y avait plus de femmes dans la tech, ce secteur permettrait de mieux partager la valeur. Il faudrait que les business puissent mieux s’adresser aux femmes et dans des modèles de croissance différents de ceux conçus hier. Il y a d’autres formes de leadership à faire émerger.

À l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, que souhaitez-vous pour les femmes dans la tech ?

Je suis partisane de forcer les choses : que les fonds investissent à 50 % dans les équipes mixtes et féminines, que l’État mesure l’impact de son budget (car son plan de relance finance à 80 % des métiers d’hommes et précarise encore plus les femmes), que l’on fixe voire que l’on impose la parité !

« Je trouve ahurissant que l’on confie de la finance durable à des personnes qui ont été dans la finance classique. »

Éva Sadoun

Avec Lita et Rift, vous entendez “révolutionner la finance” au niveau européen : comment ?

Avec Lita, une plateforme digitale de levées de fonds pour des entreprises qui justifient d’un impact social ou environnemental, je participe à développer un modèle économique au service du bien commun en permettant aux particuliers d’investir dans des entreprises à impact positif. Depuis sa création en 2014, plus de 80 millions d’euros ont été levés pour financer 190 entreprises. Et je vais procéder à un nouveau tour de financement. Lita aide à financer la transition des entreprises en créant les produits financiers adéquats et les fonds investis par les particuliers sont entièrement consacrés à la transition de l’entreprise. Rift, l’application que j’ai créée en 2019 et que je surnomme “le Yuka de la finance”, mesure l’empreinte globale des placements et, en la rendant publique, permet d’opérer des transitons d’un portefeuille d’actions vers un autre plus vertueux.

Peut-on dire que vous incarnez une “finance alternative” ?

Tout à fait ! Je n’ai pas les codes de la finance traditionnelle et je ne peux être que dans l’alternative. La finance que je crée est une finance que je comprends, qui est adaptée au durable, car j’ai cette vision. C’est une finance qui doit pouvoir répondre aux problèmes de la société. Je n’ai pas de dogme. Le modèle que je propose est une façon de dire que, par mon innocence, je peux créer quelque chose d’innovant. Je trouve ahurissant que l’on confie de la finance durable à des personnes qui ont été dans la finance classique. Quand on a démarré avec Julien Benayoun, personne ne croyait à notre projet. Or, on a prouvé que le citoyen pouvait être plus intelligent, plus responsable, et choisir de belles entreprises éthiques.

Article rédigé par
Pauline Garaude
Pauline Garaude
Journaliste
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