
Avec Mon vrai nom est Elisabeth, Adèle Yon propose un premier livre poignant et enquête sur son arrière-grand-mère, diagnostiquée schizophrène dans les années 1950. En quelques mois, le livre est devenu une référence. Entre l’enquête familiale, le propos sur la maladie mentale et l’injustice, le roman d’Adèle Yon surprend, envoûte et impressionne. Pour L’Éclaireur, la jeune autrice revient sur cette grande aventure à la lisière des genres. Rencontre.
Dès le départ, on se rend compte à quel point le livre est dense, riche et explore de nombreux thèmes. En terme d’écriture, ça a dû être une expérience complexe. Comment résumeriez-vous cette aventure ?
Effectivement ! Hybride, dense, hétérogène, polyphonique… Je pense que la forme, avec ses limites et sa complexité, rend compte de la situation dans laquelle je me suis trouvée, qui était d’être assez débordée, scientifiquement par une matière et intimement par une histoire.
L’écriture est arrivée dans un second temps. Il y a quatre ans d’enquête et seulement un an et demi d’écriture à proprement parler. L’écriture est arrivée à partir de janvier 2023, au moment de la mort de Jean-Louis [il s’agit du fils d’Elisabeth, frère de la grand-mère de l’autrice, ndlr]. Elle m’a permis d’ingérer, de digérer, de retravailler et de compléter toute cette énorme matière que j’avais. Sans ça, je pense que j’aurai été débordée.
« La vérité ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment chaque institution, chaque personne, moi y compris, va se positionner par rapport à cette histoire pour dire des choses de nous-mêmes et de nos propres fonctionnements. »
Adèle Yon
Peut-on dire que ce travail en deux temps était nécessaire ? Cette recherche, puis l’écriture.
C’est surtout qu’au départ je n’ai pas pensé cette recherche comme un livre. J’étais dans la situation que je décris : une situation personnelle compliquée. Je n’écrivais pas du tout et je n’avais aucune forme d’expression, car j’allais mal. Je commençais à être en quête pour répondre à cette nécessité intime, avec juste cette question : “Est-ce qu’Elisabeth était schizophrène ou pas ?” et “Est-ce que ça risque de m’arriver ?”. Au départ, il s’agit d’accumuler les indices, appeler des hôpitaux, essayer de trouver de la documentation sur la schizophrénie, sur la lobotomie, etc.
Au moment qui correspond au suicide de Jean-Louis, ma grand-mère me téléphone et me dit : “C’est le dernier chapitre de ton histoire.” Le fait qu’elle emploie le mot chapitre me fait dire qu’elle m‘ouvre la porte, qu’elle me donne son autorisation. C’est aussi le moment où je sors de mon angoisse personnelle et je comprends que cette histoire concerne beaucoup de gens. D’abord au sein de ma propre famille, avec des conséquences, encore aujourd’hui. Il fallait donc la raconter pour sortir de cette ornière, de cette malédiction ou de cette peur. Ensuite, c’est aussi un moment où je me mets à en parler un peu plus largement autour de moi, à des amis, à des connaissances à des gens que je rencontre et, très souvent, on me parle d’une peur de la maladie mentale. Je mesure que ce n’est pas que mon histoire.
Quand vous avez décidé d’assembler tout ça sous la forme d’un livre, est-ce que ça vous a obligée à repartir au début de vos recherches ? Cela a-t-il nécessité un autre regard sur le sujet ?
Ça a été surtout beaucoup de complément. Le travail d’écriture a généré un travail supplémentaire énorme qui, finalement, représente la majorité du livre. Il faut comprendre que, sur un tel travail d’archive, la temporalité est extrêmement longue. La temporalité de la recherche n’est pas la temporalité de la littérature. On fait des demandes de dossiers, on nous répond un an et demi plus tard, on contacte des gens qui donnent le contact d’autres gens, qui répondent ou pas. Tout met énormément de temps.
J’ai ouvert beaucoup de pistes en janvier 2021 et quand je me suis mise à écrire, en janvier 2023, j’avais eu le temps de récolter beaucoup de choses. Avec ce deuxième moment d’écriture, il s’agissait de tout reprendre, effectivement, mais aussi d’aller plus loin sur tout, de compléter, de faire de nouvelles recherches, voir un peu le tableau se dessiner pour pouvoir combler les vides.
Assez vite vous mentionnez le mot “folie”, opposé à la notion de “réalité”. Cela invite à questionner la lecture elle-même. Est-ce votre représentation de la réalité ou est-ce un livre de doute sur la notion même de vérité ?
Justement, c’est un peu la question au cœur du livre et elle est dans le titre, Mon vrai nom est Elisabeth. Pour moi, la seule personne qui a le droit de dire ce qui est vrai, c’est Elisabeth, c’est pour ça que c’est un mot que je mets dans sa bouche à elle, mais que moi je n’emploie pas et auquel je ne crois absolument pas. Mais je n’ai rien inventé, il n’y a aucune fiction. Pour moi, c’est approcher la vérité d’une personne par un kaléidoscope de points de vues et de documents. La vérité ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment chaque institution, chaque personne, moi y compris, va se positionner par rapport à cette histoire pour dire des choses de nous-mêmes et de nos propres fonctionnements.
C’est ça qui m’a vraiment intéressée dans ce travail. Je parle souvent du livre de Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge, (2013) qui est un tableau de la chute de l’URSS par les récits contradictoires qui en sont faits par un certain nombre de témoins. Je me place dans cette veine-là : approcher un événement, non pas avec une voix unique qui en serait la “vraie” voix, mais par une juxtaposition de toutes les traces qu’on peut trouver sur cet événement. Elles sont parfois contradictoires, elles disent des choses qui ne vont pas ensemble, ou disent plus de choses sur la personne qui les énonce que sur la personne dont on parle.
Finalement, il s’agit d’un travail de chercheuse sans porter de jugement.
C’est une éthique de chercheuse, oui, de ne pas juger et de poser des éléments sur la table pour que les personnes qui lisent puissent elles-mêmes faire le raisonnement avec nous. Mais c’est aussi une démarche littéraire de raconter l’histoire de quelqu’un et de faire exister cette personne.
Ce n’est pas forcément voir à travers ses yeux, se mettre dans sa peau et la transformer en personnage. Ça peut être aussi rassembler toutes les traces qu’elle a laissées de son passage dans le monde et les réunir dans un même objet, le livre.
D’ailleurs, la première fois qu’Elisabeth prend la parole arrive après un certain temps. Avant, on construit notre propre image d’elle, à travers le discours d’autres personnes. Quand la parole d’Elisabeth arrive enfin, le portrait change. Est-ce une sorte de renversement narratif ?
C’était totalement volontaire et même précisément calculé dans le montage du texte. J’ai voulu faire vivre aux lecteurs et lectrices le choc que ça a été pour moi d’être face à la voix d’une personne, dans sa nudité, dans sa réalité extrêmement puissante, quand toute sa vie on a eu une image, avec les imprécisions et les fantasmes qu’on peut calquer dessus, de cette personne. Je suis très contente que vous ayez noté ça. C’est exactement ce que je voulais faire !
Face au livre, on a l’impression d’être devant un thriller, une enquête, un récit initiatique, un travail journalistique ou encore un travail de chercheuse. De votre côté, il y a un sujet personnel et familial, mais aussi quelque chose de plus grand par rapport aux thèmes abordés. Est-ce que cela nécessite d’avoir un certain recul par rapport à votre travail et d’utiliser ces différentes “casquettes”, ces postures : la journaliste, la chercheuse, la romancière, la petite-fille, la membre de la famille… ?
Oui et ce n’est même pas une posture en plus, puisque je les ai vraiment ! Mais ça aurait été un exercice très intéressant de devoir les inventer pour faire face à ce genre d’histoires. Peut-être que si je n’avais pas toutes ces postures-là, j’aurais eu besoin de les créer pour aller jusqu’au bout. Toutes ces postures ont en tout cas été absolument nécessaires. Être une membre de cette famille, c’était obligatoire : pour pouvoir questionner les descendants d’Elisabeth, obtenir leur confiance, être à leur écoute et pour le lien qui s’est tissé avec ma grand-mère. Mais aussi pour expliquer la colère qui me saisit face à cette histoire…
À l’inverse, si je n’avais pas été une chercheuse, je n’aurais jamais pu mettre la distance suffisante entre cette histoire et moi, et, comme les autres femmes de ma famille, je me serais probablement laissée avoir par cette peur qu’incarnait Elisabeth. Une troisième posture importante, qu’on voit très légèrement dans le livre, mais qui est assez fondamentale, est celle de la cuisine, qui se rapproche de celle du road trip. Moi qui conduis cette voiture, c’est une posture ancrée dans le corps, dans le rapport au paysage, à l’environnement avec une attention particulière aux choses autour de moi, au monde tel qu’il est. Ce n’est ni la posture de l’arrière-petite-fille, dans l’affect, ni la posture de la chercheuse, dans la distance. Cette troisième posture vient créer le liant avec tout le reste.
On voit que les sujets autour des maladies mentales, de l’héritage ou du poids familial sont de plus en plus importants. Quel regard ont, aujourd’hui, les précédentes générations sur ça selon vous ?
Je ne le mesurais pas forcément avant la sortie du livre et je pense que ça a un lien avec le Covid, mais le questionnement collectif autour de la santé mentale a pris une place immense dans notre société et on commence juste à sortir un peu des tabous. Cela prend de la place et ça se remarque aussi dans le succès qu’a le livre, comme si cela répondait à une urgence de ce côté-là. Concernant les précédentes générations, je pense que ça crée une “déstigmatisation” de la maladie mentale. Je le vois énormément avec la génération de ma grand-mère, qui a grandi avec l’idée que sa mère à l’asile était une humiliation fondamentale, que c’était à cacher.
Le jour de ma soutenance de thèse, sur ce texte-là, ma grand-mère ne savait pas si elle devait venir ou pas en me disant qu’elle avait peur que tout le monde la regarde en se disant : “C’est la fille de la folle.” Comme si elle transportait cette honte-là. Le succès du livre et la manière dont il est accueilli font qu’elle se rend compte que non, il n’y a aucune honte d’être la fille de quelqu’un qui a subi ces choses-là et qu’au contraire, cela demande d’être ré-exploré, retravaillé, reconsidéré. Ça a transformé en profondeur son rapport à sa mère et à la maladie mentale.
« Je voulais lui redonner une place, que ce livre soit une tombe, un mausolée de tout ce qu’on peut trouver sur elle, 35 ans après sa mort. »
Adèle Yon
Le livre traite également de la violence systématique et systémique envers les femmes. À quel moment avez-vous compris que l’histoire d’Elisabeth ne concernait pas qu’elle ?
Petit à petit, très lentement. Je n’ai pas d’éducation féministe, donc je n’avais pas cette clé de lecture avant de commencer l’enquête. Il y a aussi ces histoires de double fantôme que j’évoque dans le livre, en citant notamment Rebecca [écrit par Daphné Du Maurier et adapté au cinéma par Alfred Hitchcock, ndlr], avec toute une lecture féministe autour de ces récits qui, je pense, est la première chose qui m’a mis la puce à l’oreille sur ce qui était en jeu dans l’histoire d‘Elisabeth.
Ensuite, d’une certaine manière, j’étais crédule jusqu’au bout. On m’avait dit : “Ton arrière-grand-père a fait ce qu’il a pu, c’est ce qu’on faisait à l’époque” et, jusqu’au dernier moment, je ne voulais pas croire qu’en réalité, c’était simplement une femme qui ne correspondait pas à ce qu’on attendait d’elle. C’est l’accumulation de preuve qui me le fait réaliser. Je découvre que la lobotomie concerne en majorité des femmes. Comme je suis chercheuse, je ne prends jamais les choses pour acquise, je vérifie, j’interroge. J’ai réalisé qu’en réalité, c’était même pire que ce qui a été dit et que le père et le mari prenaient la décision de la lobotomie contre l’avis médical. Je vois les lettres concernant la relation toxique entre André [le mari d’Elisabeth, ndlr] et sa femme, à l’époque. Je me dis que l’histoire n’est pas celle que je pensais.
Il y a une réelle pudeur dans la façon dont vous abordez le sujet de votre famille.
Cette pudeur est guidée par l’amour que je porte aux membres de ma famille, tout simplement. À aucun moment il ne s’agit de leur nuire. Il s’agit de montrer comment ils racontent ensemble l’histoire de quelqu’un.
La pudeur a guidé la forme du texte, elle est centrale dans le processus d’écriture. C’est elle qui fait que je ne commente pas, que je n’analyse pas, mais simplement que je mets à disposition un certain nombre d’éléments et que j’invite chacun à faire avec moi le processus que je fais.
Vous avez beaucoup de matière à disposition. Comment parvient-on à la forme finale du livre entre ce qu’on décide d’approfondir et ce qu’on choisit d’écarter ?
Il y a eu trois livres différents et je mets au défi quiconque de voir que c’est le même livre ! Trois livres qui n’ont rien avoir les uns avec les autres et qui suivaient des pistes différentes. La deuxième version était juste un récit choral avec seulement les entretiens, réécrits par moi. La partie historique autour de la lobotomie était plus dense que ça, j’ai énormément coupé.
À quel moment vous avez eu la mouture définitive ?
J’ai tout retourné dans tous les sens pendant des mois et des mois. Ce fut douloureux. Soit je ne faisais rien, soit je me reprenais en revenant à la base de ce que je voulais faire avec cette histoire. Ce qui me choque le plus aujourd’hui, c’est de voir à quel point cette femme a été effacée des mémoires.
Je voulais lui redonner une place, que ce livre soit une tombe, un mausolée de tout ce qu’on peut trouver sur elle, 35 ans après sa mort. J’ai pris tous les documents d’archives et je les ai organisés chronologiquement, de son enfance à sa mort. C’est la matrice du livre. Quand j’ai eu ça, j’ai pu tisser autour tout mon récit. Ce n’était pas la seule forme possible, mais c’était celle qui m’allait, là, maintenant.
Le travail part de l’idée d’une peur de la transmission d’une possible maladie mentale. À la fin du chemin, cette peur a-t-elle disparu ?
On me pose toujours cette question, à toutes les rencontres et je trouve ça beau. Effectivement, c’est le problème du livre. Est-ce qu’on se sort de cette peur-là ? Et la réponse est oui. Je n’ai plus cette peur, car j’ai compris que la schizophrénie n’est pas une maladie génétique, et on ne le répète pas assez souvent. Même si je préfère ne pas le dire, car c’est à chaque lecteur et lectrice de faire son chemin, je pense, moi, qu’Elisabeth ne souffrait pas de ça non plus.
Au-delà de cette problématique initiale, avez-vous trouvé une autre réponse inattendue avec ce long travail ?
Oui et effectivement je ne m’y attendais pas : pour moi, Elisabeth était une créature horrible, un fantôme qu’il fallait mettre à l’écart, et j’ai rencontré au contraire l’incarnation de tout ce à quoi je veux ressembler. Ce n’est pas seulement un fantôme que je mets à distance, c’est une femme à laquelle il devient possible de s’identifier et que je rencontre à travers les lettres ou d’autres femmes de la famille que je ne connaissais pas. Elles me donnent la possibilité d’imaginer d’autres destins possibles, d’autres manières de conduire sa vie, d’autres imaginaires.

D’un fantôme effrayant à une personne à laquelle on veut ressembler, le chemin est assez incroyable !
Je ne l’aurai jamais imaginé et s’il y a un endroit où j’aime dire que mon texte est féministe, c’est celui-là. Comment transforme-t-on nos imaginaires, et comment lutte-t-on contre les imaginaires qu’on nous a inculqués jusqu’ici ? Toutes ces femmes considérées comme des mauvaises épouses, des femmes qui n’ont pas aimé leurs enfants, qui n’en voulaient pas, qui étaient folles, déviantes, en colère…
Comment apprend-on à regarder toutes ces femmes avec d’autres points de vue, à travers d’autres œuvres littéraires, cinématographiques, d’autres tableaux ? Comment apprend-on à voir ce qu’elles portaient au contraire de liberté, d’émancipation, de force de caractère… ? C’est le processus par lequel je suis passée et j’espère que le livre fera cet effet à d’autres.