
À l’occasion de la sortie de Kilomètre zéro, le chemin du bonheur, L’Éclaireur a rencontré Maud Ankaoua et Mathilde Ducrest, autrice et dessinatrice de la BD. Celle-ci, adaptation du roman de Maud Ankaoua paru en 2017, nous convie avec douceur à adopter un mode de vie plus apaisé et à tendre à un rapport authentique au monde.
Pourquoi avoir choisi d’adapter votre roman en bande dessinée ? Était-ce une façon de le rendre plus accessible, de l’augmenter d’une certaine manière ?
Maud Ankaoua : Je ne l’ai pas choisi au départ. Je n’y étais pas très favorable, pour être tout à fait honnête. Je ne voulais trahir ni l’histoire, ni les lecteurs. Mais, quand la maison Casterman est venue me voir, elle est arrivée avec un projet très clair. L’équipe ne voulait pas d’une adaptation lambda, mais que cette dernière soit faite avec une artiste précise. J’étais un peu dubitative, puis je leur ai demandé des plans, afin de visualiser une scène. Et quand Mathilde en a réalisé une, j’ai été bluffée. Le projet s’est donc imposé à moi, j’ai vraiment été subjuguée par ce qui s’est passé, par ce que Mathilde était capable de faire, avec une intelligence très singulière qui m’a profondément touchée.

Mathilde, comment avez-vous trouvé votre place dans l’histoire de Maud ?
Mathilde Ducrest : J’ai découverte le livre en me plongeant dans le projet. Je pense que c’est très important quand on travaille sur une adaptation de se connecter sincèrement avec le travail à adapter et de s’y retrouver. Il faut trouver des accroches ou des points de résonance pour être la plus authentique possible, afin que l’ouvrage se fasse naturellement. C’est quelque chose que j’ai ressenti assez rapidement. Je me suis vite connectée au propos de Maud, aux messages véhiculés. Et le Népal, le lieu où se déroule l’histoire, laissait énormément de place à des dessins de nature, au soleil, très présent. On a tout de suite ces idées d’ambiance, de couleurs qui surgissent. Cela m’a plu immédiatement.

Dans vos dessins, justement, on ressent diverses influences, à la fois impressionnistes, mythologiques… Vous jouez beaucoup à la lisière de l’abstrait et du concret. Quelles ont été vos inspirations pour créer vos planches ?
M. D. : Elles sont multiples, mais il y a une catégorie d’artistes qui revient souvent, ce sont les peintres nabis. Ce mouvement se concentre autour de l’usage de couleurs très franches qui donnent immédiatement une ambiance. Je pense au peintre Félix Vallotton, dont la manière de travailler m’a toujours touchée. Parfois, je trouve qu’en bande dessinée, on délaisse un peu le langage de la couleur, on peut vite avoir l’idée que c’est du remplissage. Quelque part, ce n’est pas faux de dire qu’une fois que le trait le plus important est posé, l’essentiel est là. Mais il est vrai qu’il m’est primordial que la couleur puisse occuper une vraie place, qu’elle ait son propre langage. J’imagine certaines planches en fonction de ce que les couleurs vont pouvoir en dire. Je pense à celles qui sont de gros agrandissements, par exemple, de feuilles ou de matières. Comme elles sont plus abstraites dans le trait, la couleur revêt une grande importance.
« Le voyage, parfois, c’est juste changer de chemin pour aller au bureau. »
Maud Ankaoua
Que représente ce petit oiseau bleu qui revient souvent dans vos planches ?
M. D. : L’oiseau est un symbole de liberté assez universel, et le fait qu’il soit bleu rappelle la couverture, le bleu du ciel, avec cette idée de profondeur, d’immensité, d’infinité aussi. Cette infinité est un thème très présent dans le livre. C’était aussi une manière pour moi de faire un petit clin d’œil à mon enfance, parce que dans l’un de mes dessins animés préférés du studio Disney, Bernard et Bianca (1977), il y a un petit oiseau bleu. Dans l’orphelinat, la petite fille, Penny, regarde à l’extérieur, elle se demande si elle aura un jour des parents, et le chat de l’orphelinat l’encourage en l’invitant à se dire que l’espoir, c’est comme un oiseau bleu, il est libre, on ne peut pas l’enfermer, mais il est toujours là quelque part pour nous guider.
Maud, on a l’impression de lire une histoire assez simple au début, qui pourrait presque flirter avec une forme de cliché. Puis, on glisse peu à peu dans un ouvrage très exigent qui mêle des références scientifiques et philosophiques sur l’existence. Comment définiriez-vous cet objet ?
M. A. : L’histoire vient d’une histoire vraie, c’est mon histoire, donc le roman initial était vraiment tiré à 90 % de la réalité : les personnages secondaires sont vrais, les lieux sont vrais… Vingt-cinq ans de développement personnel et de rencontres avec des peuples différents m’ont amenée à ce récit. Si je devais définir cette BD, je dirais que c’est une œuvre d’art. Car Mathilde et toute l’équipe ont su sublimer ce que je ne croyais pas possible au départ. Par les couleurs, le dessin, les expressions, ils ont magnifié l’essence du livre, qui était très important pour moi, car c’est ma vie. Mathilde a su rentrer dans l’univers de mes ressentis et les sublimer par le dessin. Les lecteurs ne s’y sont pas trompés d’ailleurs, parce que les premiers retours sont dithyrambiques. Le pari est gagné, je suis très émue.
Vous abordez de nombreux sujets : la peur, l’ego, la confiance, l’amour, l’amitié, l’aliénation au travail… Finalement, c’est une invitation à quoi, cette BD ?
M. A. : À trouver du sens. Au départ, j’ai écrit le roman pour mes amis, après m’être perdue dans le travail. Je viens du monde de l’entreprise. Parfois, la vie se joue en une fraction de seconde. Je suis restée à terre à cause d’un arrêt cardiaque. Cela s’est joué en une seconde de revenir ou de rester. Il s’agit donc de vivre pleinement, de prendre aussi le temps de revenir à l’instant présent.
« La joie ne se connecte que dans l’instant présent. »
Maud Ankaoua
Mon métier, pendant des années, c’était d’avoir des coups d’avance, j’étais payée pour ça. Mais dans ce genre de situation, on se déconnecte de la joie. Or, la joie ne se connecte que dans l’instant présent. C’est pourquoi ce titre, Kilomètre zéro, représente l’instant où tout commence et tout s’arrête au même moment.
Le roman est sorti en 2017. Aujourd’hui, si l’on regarde l’état du monde, qui accélère et se divise de plus en plus, cette BD ne prend-elle pas une dimension encore plus forte ?
M. A. : On a absolument besoin, que ce soit en entreprise ou au quotidien, de vivre différemment. Et peut-être que la nouvelle génération l’a davantage compris, d’ailleurs.
M. D. : Oui, c’est agréable d’appartenir à une génération qui se pose peut-être plus tôt et plus naturellement ces questionnements-là. Je pense à mes parents qui ne comprennent pas toujours qu’on puisse avoir envie d’une vie qui soit la nôtre avant tout et pas nécessairement de suivre un conditionnement, ou, du moins, qu’on s’interroge sur les chemins qu’on prend. Est-ce qu’on les prend parce que c’est vraiment un choix conscient d’aller par là ? Ou est-ce qu’on le fait par habitude ou par peur d’aller ailleurs et de se sentir un peu seul ? Je trouve cela très important d’encourager les gens à réfléchir à leur mode de vie, à pourquoi ils agissent ainsi… Il y a des modèles qui sont proposés par la société, mais c’est toujours nous qui avons le choix de décider des règles de notre vie, d’obéir ou non aux attentes du système. Cela m’a fait du bien de relire et de travailler le roman de Maud pendant neuf mois. C’était vraiment une respiration d’avoir ce rappel, de se dire que c’est nous qui sommes les artisans de notre propre vie et de ce qu’on veut en faire, même si ça implique parfois des choix difficiles, que les autres ne comprendront pas toujours.
Votre BD nous emmène au Népal, la prise de conscience du besoin d’une vie plus alignée est provoquée par le voyage. Est-ce aussi possible d’insuffler cette dynamique de vie dans nos sociétés occidentales ?
M. A. : Absolument. Le voyage, parfois, c’est juste changer de chemin pour aller au bureau. On a tendance à suivre la même routine, mais il suffit parfois d’emprunter la rue d’à côté pour voir d’autres choses et rencontrer d’autres personnes. Au Népal, un moine bouddhiste me parlait de méditation, et je lui disais : “Très bien, tout ça c’est bien gentil, mais on n’a pas forcément le temps de méditer dans le monde dans lequel on vit, alors comment faudrait-il procéder ?” Il m’a répondu que “méditer 5-10 minutes par jour, c’est déjà beaucoup”. Ce à quoi j’ai rétorqué : “D’accord, mais quand on n’a vraiment pas le temps ?” Il m’a alors dit : “Dans ce cas, il faut méditer une heure.”
En effet, je pense que si on ne trouve pas 5-10 minutes pour se poser pour vivre les choses un tout petit peu différemment, il faut se poser la question de notre alignement avec nous-même. Parce que ce n’est pas normal qu’on vive tous 24 heures par jour et qu’on ne se pose pas ce genre de question, même s’il y a des contraintes. Si on n’est plus heureux dans notre travail, alors qu’on y passe huit heures par jour au minimum, il faut peut-être s’interroger sur la façon de redonner du sens à ce qu’on fait, de remettre ses valeurs au centre.
La marche est très présente dans cette histoire. Que représente-t-elle ?
M. D. : Ce que j’aime dans la marche, c’est ce côté un peu répétitif d’un mouvement assez doux qui ne demande pas trop de réflexion, qui est naturel. Cela permet à l’esprit de se détacher librement. Quand je suis bloquée dans le dessin, simplement sortir et me concentrer un peu sur ce qui se passe autour de moi ou dans ma tête, sans chercher à le saisir et en faire quelque chose de concret, ça me fait du bien. Je reviens alors face à ma feuille et la solution me vient un peu malgré moi. Je trouve que la marche permet de lâcher prise, puisqu’on est occupé autrement, donc on culpabilise moins de ne rien produire.
Revenons sur la phrase qui ouvre la BD : “Le bonheur est un voyage, pas une destination.” Qu’entendez-vous par là ?
M. A. : Je crois vraiment que la vie est un chemin. On sait qu’on va mourir, c’est une certitude absolue. Mais, entre le moment où on naît et celui où on meurt, chaque seconde est un chemin qui nous amène vers un nouvel horizon. Aucune seconde ne nous sera rendue, donc chaque décision est un vrai choix. La vie est cette addition de secondes qui fait qu’on traverse une somme d’instants présents. Et si on se concentre sur la destination qu’on ne connaît finalement pas, on loupe le chemin et on perd cette joie qu’ont pourtant tous les enfants à la base, avec cette faculté de passer du rire aux larmes en une fraction de seconde.