Pour sa première série, diffusée sur Arte depuis le 2 décembre, Valérie Donzelli propose un regard magique, décalé et tendre sur la grossesse. Dans Nona et ses filles, la réalisatrice et actrice raconte l’histoire d’une septuagénaire qui tombe enceinte.
Nona, c’est une femme libérée qui assume sa sexualité et la vit pleinement. Pourtant, dans le cinéma (comme dans la société), la sexualité des septuagénaires est un tabou. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
D’une manière générale, la sexualité est tabou dès qu’elle n’est pas dans la norme. Celle des personnes âgées, des personnes handicapées, des personnes homosexuelles… Dès qu’on sort de cette vision normée du couple hétérosexuel, ça devient tabou. Je pense que la sexualité des septuagénaires est hors norme si on n’a pas l’habitude de la voir ou d’en entendre parler.
Il y a aussi l’image qu’on leur impose. À 70 ans, les femmes sont vues sous le prisme de la grand-mère, qui s’occupe des enfants et petits-enfants. Leur individualité et leur liberté sont très souvent négligées.
C’est comme si la vie avait moins de valeur. On vit dans une société qui n’accorde d’intérêt qu’à une certaine période. Quand on est trop jeune, on ne vaut rien parce qu’on n’a pas d’expérience. Quand on est trop vieux, on ne vaut rien parce qu’on va bientôt mourir. C’est insupportable. On n’a pas moins de valeur quand on a 2 ou 70 ans. Il n’y a pas de comparatif à faire. Aujourd’hui, ça existe parce qu’on est dans une société de performance, de jeunisme…
Justement, le cinéma montre très peu de corps de femmes qui ont dépassé la cinquantaine. Il y a un vrai tabou autour du corps qui vieillit.
Pourquoi on montrerait le corps d’une femme âgée ? Il n’y a pas plus de raisons que de montrer celui d’une jeune. Il faut que ce soit justifié. Dans mon film, ça l’est parce qu’elle est incarnée par une histoire d’amour, parce qu’elle est au lit avec un homme. Ils ne s’aiment pas comme des jeunes de 16 ans, mais comme des personnes qui ont toute une vie derrière eux. Il y a une tendresse, une profondeur dans cet amour.
Pour revenir à la question, les corps nus des femmes ont toujours été plus représentés que ceux des hommes. Du coup, on se dit qu’on ne peut pas montrer celui d’une personne mûre parce que ça ne fait pas partie de “l’élite de beauté”. Quand on est une femme, c’est difficile de se prendre quotidiennement les couvertures de magazine dans la figure. Quand j’étais jeune, c’était la mode des top models. L’été, on voyait Stéphanie Seymour, Monica Bellucci, etc., en tête des revues. À l’intérieur, il y avait leur portrait avec leurs mensurations. Et les mecs les lisaient et faisaient des commentaires du genre : “Le jour où vous serez comme ça…”. Il y avait quelque chose de très violent dans ce besoin d’appartenir à cette espèce de canon de beauté absurde.
C’est aussi ce qu’on retrouve sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram.
Oui, mais les canons ont changé. L’artifice est très mis en avant, c’est autre chose. Le maquillage et l’hyper féminité sont exagérés. C’est presque une revendication d’hyper sensualité. À mon époque, il y avait vraiment cette idée qu’elles étaient belles naturellement, qu’elles étaient nées comme ça. Je me souviens que c’était quelque chose de très violent. On a toujours montré des femmes jeunes, bien faites… Bon, ça change un peu, mais c’est très lent.
Quel est votre rapport à votre corps, aujourd’hui ?
Je serais malhonnête de dire qu’il est hyper simple. Il faut aussi accepter de vieillir. Je n’ai pas la même tonicité que quand j’avais 20 ans. Mais je n’ai jamais été mal dans ma peau. Je me suis toujours sentie au bon endroit. J’ai de la chance, je n’ai pas eu de problème de complexes. Après, c’est vrai que ce n’est pas facile de vieillir. Mais j’ai réalisé quelque chose il y a pas longtemps. J’ai fait une émission de radio un peu bizarre où on me faisait croire que j’étais morte. J’ai raconté mon fantasme de mort : j’ai 112 ans, je suis avec mes enfants, mes petits-enfants, mes arrière-petits-enfants, mes quatre maris, je bois un verre d’alcool, je dis que je vais faire la sieste et je ne me réveille pas. La perspective de me voir mourir à 112 ans m’a fait réaliser que j’étais jeune. Je vais avoir 50 ans, mais finalement j’ai encore une longue vie devant moi. Et il faut être en forme. Ce corps, j’ai envie de l’entretenir non pas pour ressembler aux canons de beauté mais pour qu’il m’accompagne jusqu’à mes 112 ans. C’est ça, accepter de vieillir. C’est accepter de prendre soin de soi.
La liberté est une question essentielle dans la minisérie : celle de Nona qui veut être libre de disposer de son corps, celle de Manu qui veut être libre de choisir ce qu’elle va faire de sa vie… Ça veut dire quoi être libre, au XXIe siècle ?
C’est une vaste question… Je crois que la vraie liberté, c’est ne pas dépendre du regard des autres. C’est un peu particulier, parce que je suis dans un métier qui dépend vachement de l’appréciation des autres. Mais je crois qu’il faut réussir à s’en affranchir. Bien sûr, on fait des films pour être aimé et rester. C’est une façon de conjurer le sort de la disparition. Le cinéma, l’art, la musique… Ce sont des choses qui restent et qui ne disparaîtront pas et c’est très important pour moi. Mais je pense que la liberté, c’est un affranchissement du regard de l’autre. C’est une façon de s’autoriser, de s’écouter, de suivre son chemin sans forcément le faire en réponse à des injonctions.
Et vous réussissez à faire ce que vous voulez malgré cette pression et cette volonté de plaire ?
Bizarrement, je suis très dépendante de l’affection des autres, mais, en même temps, je suis aussi très indépendante. Je fais ce que je veux. Je me suis toujours sentie libre dans le cinéma. En fabriquant des choses, je ne me pose pas la question de ce qu’on va penser de moi. Mais, quand le film est terminé, j’ai très peur !
Pourquoi avoir voulu raconter la grossesse d’une femme de 70 ans ?
Ce qui m’intéressait dans le fait qu’elle ait 70 ans, c’est que ce soit politiquement incorrect. Chaplin a eu des enfants très tard et, encore aujourd’hui, il y a beaucoup d’hommes qui ont des enfants très tard. C’est marrant, parce que je regardais un petit film de Man Ray sur ses vacances dans le sud de la France avec Picasso et Paul Éluard. Ce qui m’a frappé, d’abord, c’est la réunion de ces immenses artistes. Mais ce qui est très impressionnant, c’est de voir l’âge des femmes qui les accompagnent. Ils ont en moyenne 25 ans de plus qu’elles. Ils sont avec des très jeunes. C’est marrant, parce que je regardais ça et je me suis dit que c’est quelque chose qui avait un peu changé.
Oui, aujourd’hui les hommes sont aussi avec des femmes de leur âge.
Dans la série, Nona est plus âgée qu’André, qui a dix ans de moins qu’elle et qui est encore prof. Je trouvais intéressant de montrer qu’un homme peut être amoureux d’une femme plus âgée que lui. Je voulais aussi parler de la vulnérabilité des femmes face à la grossesse. On ne peut pas faire d’enfant à 70 ans, car c’est trop dangereux pour notre propre vie. Les grossesses à 40 ans sont considérées comme à risque et sont hyper surveillées. J’ai eu mon dernier enfant à 43 ans et ce n’était pas une grossesse évidente. Ça s’est très bien passé, je n’ai pas eu de problème, mais j’ai senti que ce n’était pas la même chose qu’à 27 ans.
C’est tout ça que je voulais raconter. C’était pas tellement le fait de me dire : “Tiens, on ne parle pas assez des femmes de 70 ans, je vais faire un film dessus.” Sur le moment, ce n’était pas calculé. C’était vraiment le désir de raconter ce que c’est qu’être une mère. On l’est tout au long de notre vie, et c’est parfois difficile. Au départ, je voulais parler de la cohabitation entre une mère et ses filles. Quand on a 70 ans, on n’a pas envie de les voir revenir vivre chez soi. C’est vraiment l’enfer. Et en plus, elle est enceinte. Et c’est pire que tout.
Quel féminisme souhaitiez-vous porter à l’écran ?
Dans la série, j’ai voulu montrer que le féminisme existait depuis toujours et qu’il prenait des formes différentes : ce sont celles qui militaient pour le mouvement de libération des femmes (MLF), celles qui le faisaient individuellement, chez elles. C’est juste une prise de conscience pour dire que ça suffit. Les femmes sont égales aux hommes et on va se libérer du fait d’être moins bien payées, d’être cloîtrées à la maison… J’ai voulu montrer que ce mouvement de libération des femmes, que Nona a commencé à construire quand elle avait 20 ans, continue. Elle l’a transmis à ses filles et elle continue de le transmettre. C’est un acte militant dont elle n’est jamais sortie. Je pense que quand on est une femme, on est forcément féministe.
Nona, puis Manu, sensibilisent les collégiens à la contraception. Pensez-vous que les jeunes d’aujourd’hui ont accès à une bonne éducation sexuelle ?
Pas vraiment. J’ai l’impression que c’est très confus dans leur tête. Il y a une consommation d’images qu’on ne contrôle pas vraiment. Si on tape “chatte” dans un moteur de recherche, ce n’est pas des petits chats mignons qui apparaissent. C’est un vrai problème. Les enfants peuvent être confrontés très vite à des choses violentes. Parce que la pornographie, c’est violent. Il n’y a pas d’autre mot.
Quand j’étais jeune, le plus important était de ne pas tomber enceinte. Aujourd’hui, j’ai l’impression que ce qui est important, c’est le fait d’être consentant, de se respecter, de ne pas forcément dire oui, de s’écouter, d’y aller doucement… De raconter que les femmes sont maîtresses de leur sexualité. Il y avait un truc un peu réducteur dans mon époque et aujourd’hui, les partitions se réinventent.
La question de la grossesse est centrale et les personnages en ont plusieurs visions : Manu la trouve magnifique, pour George, c’est quelque chose de “monstrueux”, car un corps étranger se développe à l’intérieur d’une femme, et elle apparaît comme un superpouvoir dans le ventre de Nona. Quelle est la vôtre ?
C’est à la fois un superpouvoir et un super poison. C’est très ambivalent, on passe par plein de phases quand on est enceinte. C’est un yoyo émotionnel. On a un locataire, un être vivant qui grandit à l’intérieur de nous. C’est totalement effrayant. Je me suis fait cette réflexion récemment : c’est un moment où le corps des femmes est en transition pour devenir un corps de femme enceinte. Ensuite, les hormones chutent, c’est le désespoir… C’est un vrai truc, les hormones.
Il y a aussi la question de l’amour, où Nona se demande si on doit nécessairement aimer son enfant à la naissance.
Il y a beaucoup de tabous autour de ça, sur l’amour inné. Je peux comprendre que des femmes soient perdues quand l’enfant sort de leur ventre. Il faut apprendre à le connaître, on ne sait pas encore qui il est. Déjà, c’est très difficile de lui donner un prénom. On fait comme si tout ça était normal. Et on culpabilise… Je ne suis pas passée par ces doutes, mais je me souviens que j’avais mis du temps à donner un prénom à mon premier enfant. Au début, je me trompais de nom. Au lieu de l’appeler Gabriel, je disais Félix ! Je m’en voulais un peu, puis je me disais que c’était normal, que je n’étais pas habituée. Et en fait, ça m’a complètement détendue.
Quand on est une femme, on a l’impression que tout ça doit être inné : aimer et savoir s’occuper de son enfant dès le départ. Alors que c’est avant tout une rencontre. Les hommes sont beaucoup plus protégés. S’ils n’arrivent pas à mettre une couche et faire un biberon, ils ne se disent pas qu’ils sont des mauvais pères. À l’inverse, si la femme n’y arrive pas, elle se dit qu’elle est forcément une mauvaise mère.
Dans la série, Nona dit à Gaby que “les enfants, ça se fait à deux. Et c’est toujours la faute des femmes”. Est-ce qu’aujourd’hui, les hommes s’investissent plus dans la grossesse ?
Les femmes portent l’enfant et ça les exclut de fait. Ils ne savent pas ce que c’est, ça ne se partage pas. Ils doivent réussir à trouver leur place, mais pas en essayant de faire tâcherons à côté. Ils doivent se positionner en se demandant ce qu’est leur rôle. Ce qu’ils doivent faire. C’est pour ça que George propose cette histoire de grossesse extra-utérine, avec un utérus artificiel. Parce que ça permettrait une vraie égalité.
Pour autant, les hommes campent des rôles où on ne les attend pas, comme le sage-femme. La série ne tombe pas dans l’anti-mec : est-ce que c’est aussi ça, votre vision du féminisme ?
Complètement. Ma vision du féminisme, c’est d’être dans un endroit où il n’y a pas trop de rapport de force. Vouloir inverser la tendance en montrant avec violence comment les mecs sont cons, c’est finalement une façon de les annuler. Ça n’a pas de sens.