Les adaptations de licences vidéoludiques se multiplient en boutique, en espérant bénéficier de l’engouement autour de leurs versions originales. Mais la recette du succès n’est pas la même d’un médium à l’autre…
Dark Souls, The Witcher, Bloodborne… Ces dernières années, les gamers assistent à une migration de leurs titres favoris vers les plateaux. Il ne s’agit pas juste d’un simple verni vidéoludique apposé à des classiques des jeux de société, tels que Monopoly Pokémon ou Small Worlds World of Warcraft, mais bien de nouvelles créations ambitieuses, pensées pour reproduire, à l’aide d’un matériel plus ou moins riche, les sensations éprouvées devant les écrans. C’est en tout cas la promesse qui séduit les joueurs, prêts à débourser des sommes considérables pour pouvoir poursuivre l’aventure entamée sur PC ou console.
Des milliers de joueurs engagés
Près de 12000 contributeurs ont ainsi rassemblé pas loin d’un million d’euros pour que la version physique de Dead Cells, qui débarque dans nos boutiques ce 8 novembre, voie le jour. À titre de comparaison, c’est ce qu’espérait obtenir Hasbro, poids lourd du milieu ludique, pour lancer sa nouvelle édition du mythique jeu HeroQuest, dont une nouvelle itération était espérée par les fans du monde entier depuis des années.
On peut donc dire que le résultat de l’éditeur canadien, Scorpion Masqué, avec son adaptation de Dead Cells, petit jeu vidéo indé, est plus qu’honorable. Mais ce n’est pas un cas à part. Les chiffres tournent autour des 2,5 millions de dollars pour les adaptations de Frostpunk ou The Biding of Isaac et atteignent presque les 4 millions pour Slay the Spire. Les joueurs n’ont pas hésité à répondre présents et à miser sur ces productions, comme si le simple fait qu’elles soient inspirées d’un titre au gameplay révolutionnaire garantissait la qualité de leur version sur plateau. Ce n’est pourtant pas toujours le cas. Loin de là.
Question de médias
Il suffit de demander à Ludovic Chatillon de nous raconter sa douloureuse expérience sur Eleven, transposition du célèbre Football Manager, pour s’en convaincre. « Je suis un aficionado depuis longtemps de ce jeu vidéo qui nous met dans la peau d’un entraîneur de foot, mais je n’ai pas eu de très bonnes sensations avec sa version en jeu de plateau, explique ce ludothécaire, auteur des Chronik Ludik. Même en y jouant à plusieurs, on n’a aucune interaction et l’immersion qu’on avait dans Football Manager, grâce à l’instantanéité propre au jeu vidéo, n’est pas au rendez-vous dans Eleven où l’on passe trop de temps à manipuler un matériel trop exhaustif… »
Dans un souci de fidélité au matériau d’origine, l’éditeur a sans doute voulu trop bien faire pour permettre aux fans de revivre, à l’identique, l’expérience qu’ils ont connue devant leurs écrans. Ça aurait pu fonctionner, comme pour Angry Birds – Knock on Wood, qui n’a absolument pas révolutionné le monde ludique à sa sortie, mais qui a tenu sa promesse d’offrir les mêmes sensations aux joueurs habitués à la version mobile.
« Mattel avait fait un jeu au concept tout bête, dans lequel on lançait des oiseaux sur des constructions en bois pour les faire tomber sur des cochons verts et on retrouvait la même satisfaction de faire tomber des trucs pour marquer des points », se souvient Ludovic Chatillon, en admettant tout de même qu’il est plus facile d’adapter un chamboule-tout numérique qu’un jeu de gestion réputé pour la richesse et la complexité de son gameplay.
« Il ne faut pas oublier qu’on ne peut pas demander la même chose à tous les médias, et que les émotions et les ressentis vont être différents en fonction de ces derniers. » Bien étudier les spécificités de chacun permet donc d’éviter quelques écueils parfois tout bêtes, comme le fait de devoir perdre trois quarts d’heure à remettre en place tout le matériel pour relancer une partie après l’échec d’une mission lorsque l’on joue à une table, alors qu’il suffit d’appuyer sur quelques boutons de sa manette pour redémarrer instantanément au dernier point de sauvegarde. Voilà pourquoi, au moment de basculer du monde vidéoludique au plan physique, les auteurs de jeux doivent se demander s’il vaut mieux respecter l’esprit ou la lettre du titre adapté.
Faut-il faire un bon jeu ou une bonne adaptation ?
Cette question a été au cœur des réflexions de Scorpion Masqué lors de la conception de Dead Cells, le jeu de plateau. Alors que l’éditeur planchait déjà depuis longtemps sur la création d’un « roguelike » teinté de « metroidvania » (deux sous-genres de jeux vidéo aux mécaniques bien spécifiques), son directeur créatif, Manuel Sanchez, a découvert les coups de génie du gameplay de Dead Cells.
Mais comment les transposer en version physique sans aboutir à un résultat tellement complexe qu’il découragerait les acheteurs de rouvrir la boîte après leur première partie ? L’affaire n’est pas évidente. « Quand on joue à Dead Cells, on joue à un jeu d’action durant lequel on peut esquiver, sauter, faire des roulades et prendre des décisions en un quart de seconde, avec des combats qui durent dix secondes », détaille Manuel Sanchez.
« Il nous a donc fallu faire appel à des auteurs capables de trouver une mécanique élégante en respectant l’esprit d’un jeu d’action pour reproduire cela sans chercher à simuler à l’excès, en suivant le jeu vidéo à la lettre », poursuit-il. Avec l’équipe du Scorpion Masqué, ils se sont donc tournés vers le collectif Kaedama et, après plusieurs années d’échanges et de travail, le fruit de leur collaboration arrive enfin en boutique. Un aboutissement pour l’éditeur canadien qui n’est pas habitué à de telles aventures.
En effet, les jeux issus du monde vidéoludique représentent généralement pour un éditeur un investissement humain et financier bien supérieur aux jeux créés « ex nihilo ». Outre le prix de la licence, ils demandent un long travail d’adaptation et beaucoup de matériel de qualité pour être sûr de ne pas décevoir les fans, tout en attirant les amateurs de jeux de société qui composent le gros des acheteurs.
Car c’est bien souvent à eux que s’adressent ces adaptations. Manuel Sanchez a pu s’en apercevoir en travaillant sur la version physique d’Assassin’s Creed pour Triton Noir. Si chaque opus de la saga rassemble des millions de joueurs sur console ou PC, le financement participatif du jeu de plateau n’a réuni « que » 2766 contributeurs.
Le secret du succès
Il n’y a pas de report systématique d’un médium à l’autre et Manuel Sanchez le comprend bien : « Les jeux de société demandent souvent de prendre le temps d’apprendre de nombreuses règles et coûtent généralement plus cher que les jeux vidéo. » Ils n’attirent donc pas toujours le même public. Voilà pourquoi les éditeurs ne peuvent pas se permettre de simplement calquer une licence à succès, en communiquant à grand renfort de visuels léchés ou de mots-clés bien placés et en escomptant rentabiliser leurs investissements via un seul financement participatif qui attirerait des millions de fans.
Il faut que le jeu plaise suffisamment aux amateurs pour rencontrer également son public en boutique et sur le long terme. Et pour s’en assurer, Manuel Sanchez a son petit secret : « Il ne faut pas commencer par se dire : “Cette licence vaut beaucoup d’argent, voyons voir combien on peut en tirer ?” ; mais : “J’aime beaucoup la sensation que procure ce jeu vidéo et ça n’existe pas en jeu de plateau, comment je peux la transposer pour produire un bon jeu ?”. Tout simplement. » Un raisonnement qui implique « d’aimer les jeux vidéo au point de vouloir les comprendre ; et d’aimer les jeux de société au point de vouloir un petit peu les changer ».