Critique

La Haine – Jusqu’ici rien n’a changé : que vaut la comédie musicale de Mathieu Kassovitz ?

15 octobre 2024
Par Anaïs Viand
Le spectacle “La Haine” a débuté à la Seine Musicale.
Le spectacle “La Haine” a débuté à la Seine Musicale. ©Yoman Okur

Plus de 30 ans après la sortie de La Haine, Mathieu Kassovitz, Serge Denoncourt et Farid Benlagha le Hazif ont réussi un pari ambitieux : créer une comédie musicale à partir du film culte. La Haine – Jusqu’ici n’a rien changé se joue à la Seine musicale de Paris jusqu’au 20 octobre, puis tournera dans toute la France. L’Éclaireur a pu rencontrer Mathieu Kassovitz et son casting après avoir assisté à ce spectacle. On vous raconte.

Jusqu’ici rien n’a changé. Le sous-titre 2024 donne le ton : dans le quartier des Muguets, le racisme, les bavures policières et les émeutes demeurent. « C’est fou qu’en 30 ans, rien n’ait changé en matière de violence policière. On a les téléphones et caméra, mais le fond reste le même », déplore Samy Belkessa alias Saïd dans l’adaptation de La Haine. Il est l’un des trois protagonistes, qui, déjà dans la version de 1995, déambulaient dans le quartier, oscillant entre colère et résilience au lendemain d’une nuit d’émeutes. Si la comédie musicale reprend la trame du long-métrage – on retrouve la quasi-entièreté des tableaux du film, la cité des Muguets de Chanteloup-les-Vignes et le tic-tac de l’horloge –, l’ensemble a été actualisé, avec plus d’un clin d’œil.

« On n’est plus en 1995, tu ne me dis pas quand je dois rentrer ou non », clame la sœur de Saïd dans la première partie. À la Seine Musicale, on évoque Jean-Luc Mélenchon et Jordan Bardella ou, plus légèrement, Éric Antoine et Naruto. Mathieu Kassovitz endosse le costume de l’homme-philosophe croisé dans les toilettes et lève, enfin, le voile : c’est grâce à celles et ceux qui se battent qu’on peut « chier tranquille ».

Si jusqu’ici rien n’a changé, La Haine version comédie musicale a su composer avec les problématiques d’aujourd’hui. En témoigne l’apparition d’un personnage féminin : Leila, la fiancée de Vinz qui tente, en vain, de le raisonner. « On n’avait pas de copine à l’époque ! », lance Mathieu Kassovitz, en pleine répétition. « Mathieu a voulu créer un personnage féminin pour donner la parole aux femmes des quartiers, confie Camilla Halima Filali, consciente des enjeux de son personnage. Leila fait ses propres choix et se tourne vers un avenir meilleur. J’aimerais bien qu’une fille sorte de la salle en se reconnaissant dans mon personnage. La Haine est intemporelle et des mères continueront de perdre leurs enfants, mais, grâce aux réseaux sociaux, il y a des femmes comme Assa Traoré qui prennent la parole. Ce sont des Marianne. Leila rappelle qu’il ne faut pas s’oublier. » On regrette simplement de ne pas la voir davantage aux côtés du trio, car Camila Halima-Filali déborde d’énergie et de talent.  

Comprendre la source plutôt que jeter la pierre

Si La Haine traverse les époques, la super-production ne ressemble donc en rien à un simple copier-coller. « On considère Vinz, Saïd, Hubert comme nos grands frères, nous confirme Samy Belkessa. C’est une fierté autant qu’une pression d’endosser leur rôle. Bien sûr, on s’inspire de ce qu’ils ont fait à l’époque, mais on a envie de se démarquer, comme eux l’ont fait en 1995. » Alivor, alias Hubert, complète : « J’ai arrêté de regarder le film il y a plusieurs mois, car j’avais besoin de me réancrer dans ma vie afin d’avoir un jeu naturel. Aucun de nous n’a rencontré Vincent Cassel, Hubert Koundé et Saïd Taghmaoui. Et puis nous avions assez avec les indications de la part de Mathieu et Serge. » Mathieu Kassovitz et Serge Denoncourt ont été deux chefs d’orchestre complémentaires puisque le premier, qu’on ne présente plus, porte régulièrement la casquette d’acteur et de réalisateur, et le second, acteur et auteur, a signé plus de 150 mises en scène.

Ensemble, ils ont composé une comédie musicale inattendue, ne ressemblant à nul autre show. Comment amener la vie de quartier dans un espace théâtral ? Comment retranscrire le chaos noir et blanc dans un monde en couleur ? Avec un décor épuré et techniquement impressionnant, imaginé par le studio Silent Partners. Le quartier d’autrefois a été reconstitué à l’aide de technologies de réalité virtuelle, et les projections sur divers supports appellent les frissons plus d’une fois. « En plus de voir des jeunes de quartiers dans un format inhabituel pour eux, le spectateur est immergé dans un dispositif inédit », explique Alexander Ferrario.

La Haine à la Seine Musicale.©Yoman Okur

À cette claque visuelle s’ajoute une autre réussite. La direction musicale de Proof combine des créations de 18 artistes issus de la culture hip-hop, mais pas seulement. À l’image du Chant des partisans ou du titre de Médine, Amour, certains des 12 titres conçus pour l’occasion sonnent comme de véritables coups de poing : « La musique permet d’exprimer son intériorité, et avec cette comédie musicale, Mathieu apporte des précisions sur ce qu’il souhaitait partager il y a 30 ans », résume Alivor, rappeur dans la vraie vie.

La synergie des danseurs et des comédiens – 22 sur le plateau – nous emporte dans un va-et-vient entre nos souvenirs du film des années 1995 et une actualité sombre. Si rien (ou presque) n’a changé, il est temps de se questionner, de comprendre la source plutôt que jeter la pierre. L’issue de la comédie musicale est tout de même plus gaie que celle du film, car c’est avec beaucoup d’amour que les personnages rappent et dansent la haine. En guise d’avertissement, quelques instants avant de recevoir un cocktail Molotov virtuel en pleine tête, on pouvait lire sur l’écran géant : « Nous vous souhaitons une expérience forte. » On nous avait prévenus.

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