L’Éclaireur a rencontré l’autrice et activiste décorée du prix Goncourt en 2020 pour parler de son nouveau roman, Le Harem du roi.
À la fois écrivaine et militante, Djaïli Amadou Amal n’a de cesse de dénoncer les inégalités du Cameroun, son pays d’origine, au cœur de ses histoires. En France, elle a fait une entrée fracassante dans le paysage littéraire avec son roman Les Impatientes, qui a reçu le prix Goncourt 2020. En cette rentrée littéraire, elle revient avec Le Harem du roi, son troisième ouvrage publié en France. Un livre où la soumission à un système traditionnel et patriarcal semble plus que jamais d’actualité. On y découvre ses rouages, mais aussi ses conséquences sur le couple que forment Boussoura et Seini. Afin d’en savoir plus, L’Éclaireur a mené un entretien au long cours avec l’autrice, qui a fait partie des 30 noms en lice pour le Prix du roman Fnac 2024.
Le personnage de Boussoura est contre le fait que son mari Seini soit candidat à la succession de son père, qui était roi : pour quelle raison ?
Si Seini fait partie des princes, a grandi dans le palais et connaît tout ce qui s’y passe, Boussoura, elle, comme toutes les autres femmes qui connaissent vraiment l’environnement, sait ce qui se passe dans le palais. Elle est totalement consciente que si son mari devient lamido [garant des traditions et de la religion, ndlr], ce sera très difficile pour elle. Elle sait que leur vie va changer.
En quoi leur vie changerait-elle, concrètement ?
Boussoura est professeure de littérature, Seini est médecin. C’est une famille moderne. Devenir lamido implique qu’ils n’aient plus la même vie. D’autant plus que la configuration même du palais et le système qui y règne ne s’y prêtent pas.
On peut aussi dire que Boussoura a peur pour son épanouissement en tant que femme…
Oui, elle a peur pour son épanouissement, elle a peur pour sa liberté et elle a peur pour son couple.
Que veut dire maatiberi ? Et qu’est-ce que ce statut dit de Boussoura ?
Maatiberi, c’est tout simplement l’épouse peule. C’est une question d’histoire. Avant la colonisation occidentale, on n’en parlait pas beaucoup. Dans cette partie de l’Afrique, il y a eu une autre colonisation, sous le prétexte de l’Islam et du Djihad. Les Peules ont envahi ces parties-là pour la recherche des territoires et ont réussi à y créer des royaumes (des lamida). Sur place, ils ont trouvé des peuples autochtones qu’ils avaient même, pour certains, réduits en esclavage. Maatiberi, c’est donc cette épouse qui a un statut supérieur aux autres femmes qui, elles, ne sont pas des épouses, mais plutôt des concubines ou des soulaabe.
Au fond, Boussoura est une femme assez indépendante. Elle refuse de se faire conduire par un chauffeur, elle veut conduire sa propre voiture, etc. À l’inverse, le lamido incarne une certaine idée de la tradition. Les deux se confrontent, comme un ressort narratif, aussi…
Bien sûr. Boussoura a toujours conduit sa voiture, elle a toujours travaillé, elle a toujours été libre. Et surtout, elle a toujours formé avec Seini un couple épanoui. Ils ont eu des enfants, etc. Et une fois qu’il devient lamido, tout change, car il devient différent. Boussoura pose d’ailleurs une question qui le résume bien : “Est-ce que c’est le pouvoir qui change l’homme, ou est-ce que ce sont les traditions ?”
Seini, de son côté, se prend au jeu du pouvoir lorsqu’il devient lamido…
Oui, il se laisse totalement prendre par le jeu de domination et par le système qui est mis en place depuis des siècles. Il oublie finalement tout ce qu’il était, même si, au départ, il était de bonne volonté. Il disait qu’il allait changer les choses pour le mieux.
Oui, ce que l’on peut reconnaître à Seini au départ, c’est qu’il est assez enclin à dialoguer, à échanger, et surtout à reconquérir Boussoura malgré tout, non ?
C’est ce qu’il se dit, oui, mais c’est aussi ce qu’il essaie de faire croire. Il s’est tout de même laissé prendre au jeu.
S’est-il laissé prendre au jeu ou a-t-il instrumentalisé de manière consciente la religion quand ça l’arrangeait ?
La religion était déjà instrumentalisée, mais, comme ça l’arrangeait, il a accepté de s’y soumettre. Un homme a le droit d’avoir quatre épouses, c’est écrit dans la religion. Mais le statut de concubine existe aussi. Aujourd’hui, ça ne peut plus être d’actualité. Et puis, on ne peut plus parler de servitude ou d’esclavage au XXIe siècle. En continuant à traiter les femmes comme des concubines, en continuant à les traiter comme des esclaves, et surtout en se cachant derrière le pouvoir pour assouvir ses instincts les plus primaires, en continuant à répéter à son épouse “je t’aime”, je ne sais pas s’il [Seini, ndlr] se trompait lui-même ou s’il essayait de tromper les autres.
La sœur, de Boussoura, Rahma, est sensiblement l’inverse de ce que l’on attend d’elle : elle jouit pleinement de la vie. Est-ce qu’on peut dire que c’est un idéal pour Boussoura ou ce serait trop ?
L’idéal serait juste que chacune puisse s’épanouir comme elle l’entend. Pour Rahma, l’épanouissement passe par l’absence de besoin de se marier, par le droit d’avoir son travail, d’avancer, de gravir les échelons. Si on l’accepte d’un homme, on l’accepte moins d’une femme. Une femme n’est pas censée avoir des promotions, être trop intelligente, ne pas se marier et ne pas vouloir des enfants. La société juge donc Rahma. On la traite de tous les noms parce qu’elle a fait ce choix-là.
Mais qu’en pense Boussoura, au fond?
Boussoura, elle, ne juge pas sa sœur parce qu’elle est suffisamment ouverte. Mais sa sœur ne la juge pas non plus. Ça n’est pas parce qu’elle a décidé d’être célibataire que sa sœur n’a pas le droit d’être amoureuse, d’avoir des enfants et de fonder une famille. Le choix de chacune devrait être respecté, justement. Et c’est ça, la liberté.
Il y a une partie du roman qui se concentre sur la vie dans le harem. À un moment, vous écrivez : “Fanta n’a jamais imaginé entrer au palais un jour et encore moins devenir la soulaado du lamido.” Que représente le fait d’entrer au palais ? Une chance ? Un honneur ?
Ça dépend de là où l’on se situe. Il y a des personnes qui vivent vraiment dans la précarité. Lorsque ces filles sont sélectionnées pour entrer dans le harem du roi, évidemment, là elles mangeraient à leur faim, elles auraient un statut (concubine) et, surtout, elles pourraient mettre au monde le prochain roi. Leurs enfants auraient le droit d’accéder au pouvoir aussi.
Donc, en cela, c’est un honneur…
Tout à fait. Ça peut aussi être une sorte de refuge. Il y a des personnes qui font totalement ce choix-là. Par exemple, les hommes qui se disent esclaves du lamido et qui continuent à être dans le palais royal et à perpétuer cette tradition, je pense que c’est aussi parce que ça les arrange. Finalement, pour eux, c’est un travail comme un autre. Sauf que le travail où le sens de la dignité n’est pas respecté – si l’on se dit esclave, que l’on accepte ce statut social, que l’on perpétue cela, et qu’on l’impose à ses enfants –, je pense qu’à notre époque, ça pose problème.
Toujours à propos du harem, la mère de Boussoura lui dit : “Une femme bafouée l’est toujours à cause d’une autre.” Est-ce à dire qu’il y a une méfiance permanente entre femmes dans le harem ?
On parle beaucoup de sororité, mais je pense qu’il ne faut pas se cacher que, si cette dernière existe, les violences faites aux femmes sont quand même aussi très souvent perpétuées par les femmes elles-mêmes. C’est de ça qu’il faut prendre conscience. Je pense que les femmes du harem, quelque part, prennent conscience de cela à la fin du texte, parce qu’elles comprennent que si elles sont ensemble et qu’elles forment un bloc, elles peuvent avoir droit à la parole et imposer des choix.
C’est ce que les femmes devraient faire, au lieu de se poser en rivales les unes des autres. Mais c’est aussi parce que, comme je le disais, dans la polygamie ou dans le harem, c’est toujours la décision unilatérale de l’homme qui compte. Ce ne sont pas les femmes qui ont choisi d’être ensemble ou d’avoir un co-époux, c’est l’homme qui l’a décidé, c’est l’homme qui l’impose. On n’a donc pas forcément envie de partager ou de devenir amies.
Les réseaux sociaux ont un petit rôle dans le roman. Vouliez-vous ancrer le récit dans une époque contemporaine pour nous faire comprendre que les traditions sont toujours aussi lourdes aujourd’hui ?
J’ai délibérément introduit les réseaux sociaux parce que ça change vraiment la donne. Aujourd’hui, les informations passent beaucoup plus vite et tout le monde a le droit d’avoir un avis. Ça peut être dissuasif dans certains cas. Il y a certaines traditions, certains abus, qui, aujourd’hui, quand ils sont dénoncés sur les réseaux sociaux, touchent beaucoup de monde. Les gens en parlent, chacun donne son avis et ça se diffuse beaucoup plus vite. Peut-être que ça peut alors dissuader de commettre certains actes odieux. Même si on a quand même vu les années passées des actes qui ont été commis dans certaines chefferies traditionnelles, bien qu’ils aient été diffusés sur les réseaux sociaux. Je pense que le fait que ça se diffuse oblige l’État à se pencher sur le problème.
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L’inspiration de ce roman vous est venue d’une ancienne camarade de classe, c’est bien ça ?
Oui, c’était une camarade mariée à un lamido. Je n’avais pas plus de relation que cela avec elle. C’est juste que ça m’avait ouvert la porte d’un monde très clos, très mystérieux et, peut-être, qui fait vraiment peur. Je commençais à m’intéresser à ce sujet-là à ce moment-là.
Les dédicataires de ce roman sont “À ma tante, Djebba Nanna, et à mon père, Oustaz Amadou Toukour, de regrettée mémoire, qui ont très tôt aiguisé mon intérêt pour la culture et l’histoire traditionnelle peule.” De quelle manière avez-vous développé cet intérêt pour la culture peule ?
Je pense que ça s’est fait naturellement. Il y a toujours une recherche d’identité. Pour moi, c’est arrivé très tôt. Il y a l’histoire de la famille : en tant que Peules, nous venons tous d’ailleurs. Mon père nous a toujours raconté que nos ancêtres seraient venus du Mali, du Fouta-Toro, etc. Il nous a toujours parlé de la conquête peule. Mais, en même temps, il y a aussi l’histoire de ma mère, qui est Égyptienne. Je suis quelqu’un de très nostalgique. Je m’attache beaucoup au passé et j’aime beaucoup les histoires. J’ai été une enfant qui essayait absolument de savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va.
Et ce goût des histoires, il est arrivé comment ?
Ma tante est une conteuse extraordinaire. J’ai été nourrie toute mon enfance par les histoires qu’elle nous contait. On a passé beaucoup de temps ensemble. Ma tante n’a pas eu d’enfants et elle en voulait vraiment. Quand mon père a épousé ma mère et qu’il a commencé à en avoir, ma tante a quitté son mariage pour rentrer vivre à la maison et être une deuxième mère pour nous. Mais aussi, surtout, s’assurer que l’on puisse être éduqués avec toutes les traditions peules. Elle avait peur que nous ayons seulement les traditions arabes de notre mère. C’était hyper important pour elle, et ça nous a vraiment sauvé la vie. Je dirais ça comme ça.
Pourquoi ?
Parce que c’est important de s’ancrer dans sa tradition, dans sa culture, et de savoir tout ça. C’est grâce à ça que j’écris aujourd’hui.
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Précisément, votre féminisme et votre militantisme sont venus de votre expérience personnelle que vous avez déjà racontée dans vos livres précédents. La littérature a-t-elle changé votre vie ?
La littérature m’a donné une voix dans un environnement où les femmes n’avaient pas de voix, n’ont pas de voix. La littérature m‘a également permis de sauver mes filles, puisque c’est pour elles que j’ai décidé de publier.
C’est-à-dire ?
Mes filles ont été kidnappées par mon époux quand je suis partie. Je ne pouvais pas lutter contre lui, ni sur le plan financier, ni sur le plan administratif, ni sur le plan juridique. Il est un homme, je suis une femme, il est beaucoup plus riche, etc. Je suis restée presque deux ans sans voir mes filles. Publier un roman, pouvoir raconter ce que pensent les femmes, ce que veulent les femmes et avoir une certaine influence par le biais de la littérature, c’était, pour moi, le seul moyen pour que mes filles ne puissent pas être envoyées au mariage à 13 ou 14 ans. Qu’elles puissent continuer à aller à l’école.
On peut donc dire que la littérature, au fond, vous a sauvé la vie ?
Oui, quand j’étais au plus mal, dans la dépression, en ouvrant un livre, je pouvais être partout où j’avais envie d’être, sauf dans la réalité. Et publier, devenir écrivaine, ça m’a sauvé la vie. Je deviens une femme indépendante, une femme libre, une femme qui s’exprime et je deviens beaucoup plus forte, beaucoup plus déterminée.
Le Harem du roi, de Djaïli Amadou Amal, Éditions Emmanuelle Collas, août 2024, 288 pages, 21,90 €.