Entretien

Ezra Claytan Daniels : “Âme augmentée fait écho à mes propres interrogations sur l’identité et la dualité”

11 septembre 2024
Par Agathe Renac
“Âme augmentée” a remporté le prix McDuffie.
“Âme augmentée” a remporté le prix McDuffie. ©404 Éditions

(Re)connu pour sa série de comics ​​The Changers, Ezra Claytan Daniels a le don pour nous retourner le cerveau avec des histoires profondes et intenses. Sa dernière en date, Âme augmentée, nous a chamboulés et interrogés. On a donc profité de sa venue à Paris pour faire le point sur cette œuvre riche en émotions.

Qui n’a jamais rêvé d’être plus fort, plus performant, plus intelligent ? Dans Âme augmentée, Hank et Molly Nonnar prennent la décision de se soumettre à une procédure expérimentale de rajeunissement pour fêter leur 45ᵉ anniversaire de mariage. Cependant, le couple est confronté à un problème de taille : l’expérience a provoqué la naissance de clones défigurés, mais intellectuellement et physiquement supérieurs à eux. Tous ces doubles peuvent-ils coexister dans le même monde ? Lauréat du prix McDuffie, l’auteur et illustrateur Ezra Claytan Daniels semble avoir trouvé une réponse à sa propre question.

Vous avez passé 20 ans à développer ce projet. Comment vous est venue l’idée d’Âme augmentée ?

Je voulais écrire une histoire d’horreur, et je réfléchissais à la chose la plus effrayante qui pouvait m’arriver. J’avais une vingtaine d’années, je venais de quitter ma petite ville natale pour rentrer dans une école d’art, et j’y ai rencontré des enfants qui étaient plus doués que moi. Ça m’a bouleversé. Jusqu’à ce moment, j’avais toujours pensé être le meilleur. J’ai donc voulu retranscrire cette peur – à laquelle tout le monde peut s’identifier – dans une histoire horrifique. C’était le début d’une très longue aventure.

Pourquoi ce roman graphique a-t-il mis deux décennies à voir le jour ?

Je n’ai tout simplement pas trouvé d’éditeur qui voulait publier mon histoire, donc je me suis concentré sur d’autres projets et d’autres emplois. J’avais un job alimentaire, mais je travaillais aussi sur plusieurs bandes dessinées et des collaborations avec d’autres artistes.

Je me penchais sur Âme augmentée quand j’avais du temps libre. Parfois, je le mettais de côté durant quelques années, puis je me remettais dessus. Finalement, c’était un petit projet qui me passionnait, mais qui n’était pas ma priorité à ce moment-là.

Les personnages d’Hank et Molly nous interrogent sur le temps qui passe et sur les conséquences de la vieillesse sur notre corps. Est-ce un sujet qui vous inquiète ou vous questionne particulièrement ?

Aujourd’hui, oui, bien plus qu’il y a 20 ans [rires] ! Quand j’ai commencé à imaginer cette histoire, mon grand-père était mon meilleur ami. Il a beaucoup influencé le personnage de Hank. En réalité, la relation entre Hank et Molly est basée sur celle de mes grands-parents. J’ai passé énormément de temps avec eux, jusqu’à ce qu’ils tombent malades et qu’ils rencontrent de nombreuses difficultés.

Finalement, j’ai l’impression d’avoir retranscrit de manière authentique leur expérience et leurs inquiétudes en tant que personnes qui quittent le marché du travail et se sentent obsolètes par rapport aux jeunes qui arrivent et prennent leur place. Mes protagonistes sont donc l’incarnation de tout ce vécu et de toutes ces questions.

Votre livre s’intéresse aussi à l’identité, sujet qui fascine le personnage du docteur Kenton Kallose. Je vous pose, à mon tour, sa question : qu’est-ce qui définit une personne en tant qu’individu unique ?

C’est une grande question, très intéressante. Je pense que j’expose ma propre théorie dans Âme augmentée, à savoir que l’identité est définie par nos relations avec les autres – et Molly et Manuela sont la personnification de cette idée. Cette dernière l’a perdue en se lançant dans un processus qui a modifié ses rapports avec son mari et sa nièce. Elle n’est plus la même en raison de ces liens qui ont changé, et non pas parce qu’elle n’a plus la même apparence.

©404 Éditions

L’expérience scientifique est au cœur du récit, et ce, dès les premières pages du livre. Pourquoi souhaitiez-vous lui donner une place aussi importante ?

Je suis un grand fan de science-fiction. Quand j’écris une histoire, j’aime aborder un sujet très profond, tout en explorant différents genres. Par exemple, Âme augmentée emprunte des codes à la SF et à l’horreur. J’adore leurs esthétiques et j’aime casser les codes. Avec ce roman graphique, j’ai trouvé et développé un monde dans lequel je me sentais suffisamment à l’aise pour être inspiré et maintenir ce récit de la première à la dernière page. C’était ma première œuvre d’envergure, donc je voulais vraiment trouver une idée avec laquelle je serais heureux de travailler durant un long moment.

Si le docteur Kallose vous proposait ce programme de cellule augmentée, l’accepteriez-vous ?

En sachant la manière dont s’est terminée sa dernière expérimentation, je pense que je ne me lancerais pas dans cette aventure [rires] ! En même temps, ça pourrait être intéressant de voir ce qu’une telle expérience pourrait donner. Mais ça impliquerait le fait de sacrifier des relations avec des personnes qui me sont chères, et je ne pense pas que ça en vaut la peine. Mais d’un autre côté, ce serait très excitant de voir ce que pourrait faire un Super Ezra qui a muté [rires] !

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Justement : comment réagiriez-vous si votre double débarquait dans votre vie du jour au lendemain ?

Je pense que je serais très enthousiaste. Si une telle situation survenait dans la société telle que nous la connaissons aujourd’hui, ça impliquerait une révision radicale dans notre manière de voir le monde et son fonctionnement. Ce serait super excitant, ça ouvrirait un infini de possibilités nouvelles. Après, si mon clone avait de mauvaises intentions ou s’il essayait de me tuer, je pense que je changerais vite d’avis [rires] !

Vous l’avez dit : Âme augmentée s’inspire de vos grands-parents. Y a-t-il, aussi, des parties autobiographiques ?

Il n’y a pas de passage spécifique, mais je pense qu’une grande partie de l’histoire fait écho à mes propres interrogations sur l’identité et la dualité. Je suis métis et j’ai longtemps cherché à réconcilier ces deux parties opposées qui sont en moi. Je me pose de nombreuses questions à ce sujet. S’agit-il de deux moitiés contraires ? Comment les réunir pour n’en garder qu’une seule ?

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C’est tout le sujet de ce livre, on le retrouve à plusieurs reprises, notamment dans la relation entre Hank et Henry, celle de Molly et Manuela, mais aussi entre Lina et son jumeau parasite décédé. En fin de compte, Âme augmentée m’a permis de creuser la signification de la dualité sous plusieurs angles, notamment d’un point de vue autobiographique.

Manuela et Henry sont considérés comme imparfaits par la société. Avez-vous déjà eu la sensation d’être différent, en décalage avec les autres ?

Oui, absolument. Mais je ne pense pas que ça fait de moi quelqu’un de spécial pour autant. Tout le monde a déjà ressenti ce sentiment de malaise au moins une fois dans sa vie, à un degré différent. Cependant, je ne pense pas l’avoir ressenti au même degré que Manuela et Henry. Leur expérience est juste démesurée.

De quel personnage vous sentez-vous le plus proche ?

Définitivement de Garth, l’assistant. Garth, c’est ce type qui accompagne le projet visionnaire d’une autre personne et qui le voit dérailler sans pouvoir l’arrêter, ni même s’en sortir avant qu’il soit trop tard. Ce n’est pas le personnage le plus étoffé de l’œuvre, mais il a été conçu comme une porte d’entrée dans cette histoire. Je pense que je pourrais jouer son rôle dans une expérience comme celle-ci. Je l’ai peut-être même déjà expérimenté.

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On l’a dit : Âme augmentée est une histoire très riche et complexe, qui aura donc pris 20 ans à être développée. Quel récit souhaiteriez-vous raconter maintenant ?

J’ai encore beaucoup d’histoires à raconter et je ne veux plus jamais passer 20 ans à travailler sur l’une d’entre elles parce que j’ai 45 ans – ce qui signifierait qu’il ne m’en resterait plus qu’une [rires] ! Âme augmentée a été une expérience enrichissante, parce que je l’ai créée de A à Z. J’ai évidemment collaboré avec certaines personnes, notamment pour les encrages et les couleurs, mais j’y ai mis toute mon âme. Je voulais retranscrire, d’une manière aussi libre que possible, ma vision de l’identité à une certaine époque.

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C’était un vrai luxe de pouvoir me concentrer sur ce projet durant deux décennies. Ça m’a permis de le peaufiner, d’ajouter des couches et de rendre le récit de plus en plus complexe. Je suis très heureux du résultat. De plus, je pense que ce processus m’a énormément appris sur mon métier, et comment travailler d’une manière plus efficace et rapide. Ce qui est sûr, c’est que je passerai certainement moins de temps sur mes histoires futures. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion de faire quelque chose d’aussi dense qu’Âme augmentée, mais j’ai encore plein de choses à raconter, alors soyez prêts.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste