Entretien

Andréa Bescond : “Je ne dirais pas qu’il n’y a plus de colère, je dirais qu’elle est beaucoup plus collective”

20 juillet 2024
Par Anaïs Viand
“Les Chatouilles ou la danse de la colère”, repris dix ans plus tard au Théâtre du chêne noir, au Festival d'Avignon 2024.
“Les Chatouilles ou la danse de la colère”, repris dix ans plus tard au Théâtre du chêne noir, au Festival d'Avignon 2024. ©Claude Pocobene

À l’occasion de la venue de l’autrice, comédienne et activiste à la Fnac d’Avignon, L’Éclaireur s’est entretenu avec Andréa Bescond autour de son spectacle, Les Chatouilles ou la danse de la colère, présenté durant le Festival au Théâtre du chêne noir, dix ans après sa création et six après son adaptation au cinéma. Un seule en scène coup de poing, inspiré de ses traumatismes de l’enfance : agressions sexuelles et viols.

Vous avez commencé l’écriture de la pièce en 2012. Deux ans plus tard, Les Chatouilles ou la danse de la colère était portée pour la première fois sur la scène du Théâtre du chêne noir, à Avignon. Et l’interprète, c’était vous. Comment vous est venu ce besoin de dire, de crier votre colère – en mots et en pas de danse ?

Il y avait quand même des prémices à Chatouilles. J’avais composé une pièce assez courte et essentiellement chorégraphique, qui s’appelait Petit Conte de faits. À ce moment-là, je découvrais le théâtre et je me demandais pourquoi j’avais toujours aussi mal. Je ne comprenais pas, j’avais fait “tout ce qu’il fallait faire” : après avoir porté plainte, j’ai eu la chance de voir la personne qui a brisé mon enfance être condamnée en justice. Nous sommes peu à être dans cette situation. Et puis, j’ai pu sauver d’autres petites filles. Mais les conséquences psychotraumatiques me suivaient et j’allais toujours aussi mal. C’est ainsi que j’ai décidé de poser cela sur scène. Éric Métayer, l’homme que j’aimais et qui partageait ma vie, m’a encouragée à mettre en mots mon traumatisme.

Quel a été le processus de création ? Comment se sont déroulées la phase d’écriture et les premières dates de représentation ?

J’ai d’abord écrit un gros récit, parce que je ne savais pas comment, techniquement, fabriquer une pièce de théâtre. À partir de cette matière, j’ai travaillé des heures et des heures dans mon grenier aménagé en laboratoire : ateliers, scènes d’improvisation. Il y a des scènes que je suis parvenue à écrire de manière théâtrale tout de suite, parfois d’une traite. Comme celle du commissariat, par exemple. J’avais toute l’ironie de la situation, il ne me restait qu’à pousser un peu la caricature. Bien entendu, cela ne s’est pas vraiment passé comme ça dans la vraie vie, heureusement.

« Je voulais montrer la tempête que l’on traverse quand les souvenirs reviennent. »

Andréa Bescond

Deux ans d’écriture et d’ateliers, c’était donc un long processus. En 2013, j’ai participé à un showcase durant lequel je cassais le quatrième mur : j’introduisais Odette [Andréa Bescond enfant dans la pièce, ndlr] et son récit. Et puis je me suis retrouvée à Avignon en juillet 2014. Je suis ensuite partie en tournée pour 70 dates. Et dans chaque lieu où je m’arrêtais, je trouvais une salle, une bibliothèque, un réfectoire, des loges pour travailler quatre heures sur la pièce avant de monter sur scène. J’avais besoin de préciser les aspects chorégraphiques et les postures des personnages.

Vous avez justement choisi une forme de narration très spéciale – naviguant entre le théâtre, le stand up et la danse, entre l’enfance et le monde adulte, entre vos rêves et vos fantasmes – où vous convoquez plusieurs personnages… Pourquoi traduire ainsi votre récit ?

Je voulais parler de toutes ces fractures. C’est souvent comme ça les traumas : ils reviennent comme des flashs. Les souvenirs sont mélangés et il faut prendre le temps d’apporter de la structure temporelle. Mais je voulais m’amuser, mélanger tout cela afin de montrer la tempête que l’on traverse quand les souvenirs reviennent et qu’on essaie de trouver les réponses.

Les chatouilles ou la danse de la colère de et par Andréa Bescond.©Claude Pocobene

Je devais être capable aussi de parler de l’onirisme, des fantasmes et des rêves de l’enfant que j’étais. Il me fallait ramener de l’humour aussi, car je pensais que j’étais seule à avoir été violée dans l’enfance à l’époque. Je voulais qu’on se colle au concret de la pédocriminalité et de la culpabilité qui en découle, et qu’on puisse, en même temps, rigoler des personnages caricaturaux.

Dix ans plus tard, vous remontez sur la scène du Théâtre du chêne noir dans le cadre du Festival d’Avignon. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

C’est jouissif. D’abord, je ne suis plus du tout la même femme, j’ai évolué. Je ne dirais pas qu’il n’y a plus de colère – parce qu’il y en a –, mais elle est beaucoup plus collective. Aujourd’hui, quand je vais chercher les larmes dans le spectacle, je pense à des choses belles. Je pense au chemin parcouru… Mais la colère demeure, parce qu’il faut continuer, il y a encore trop d’injustices.

C’est décevant de voir qu’au moins 20 enfants sont violés chaque heure. Cette lutte va être très longue. Je me dis souvent que je ne verrai pas la victoire de mon vivant. C’est décevant quand on prône l’amour et la non-violence. Alors je continue d’apporter ma pierre à l’édifice avec un maximum d’humilité, de conviction et d’énergie. Je vois l’impact que la pièce a sur les gens, et cela me touche beaucoup.

Les chatouilles ou la danse de la colère, de et par Andréa Bescond.©Claude Pocobene

La pièce aide certains des spectateurs et spectatrices à avancer plus vite dans leur reconstruction, en aide d’autres à voir autrement le traumatisme qu’un proche ou qu’une proche a subi… Dix ans de prise de parole citoyenne avec un spectacle puis un film et des prises de parole médiatiques. J’ai envie de continuer à inspirer, et ce, même si j’observe un immobilisme. J’ai envie de continuer pour les générations suivantes. Et c’est pour ça qu’aujourd’hui je peux monter sur scène avec autant de force. Parce que j’ai appris à perdre et j’ai appris à me relever.

Votre engagement citoyen a clairement fait avancer le sujet de la pédocriminalité et des violences sexuelles sur les enfants. Il y a encore tant de choses à faire… Quel est votre vœu le plus cher ?

J’ai beaucoup milité en faveur de l’imprescriptibilité. Il faudrait l’atteindre, évidemment. Mais après, j’ai revu ma copie et les priorités : il faudrait déjà qu’on puisse avoir des affaires jugées. Le problème, c’est surtout les 90 % de classement sans suite, les crimes déqualifiés en délit. La chaîne judiciaire est défaillante. Nous avons besoin d’argent et d’une vraie volonté politique : des campagnes nationales, à la hauteur de ce que Jacques Chirac avait fait en matière de prévention routière.

Hier, une femme m’a écrit pour me dire que le spectacle l’avait bouleversée. Et puis elle a jouté : “Je tenais aussi à vous dire que j’ai été très énervée d’entendre, en sortant, un monsieur lancer un ‘Ça va, elles savent que parler d’elles, et se plaindre. Et se plaindre.’” Elle était abasourdie.

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Vous écrivez, vous montez sur les planches, vous êtes présente à la radio et au cinéma, vous êtes active sur les réseaux sociaux, notamment Instagram… Comment fait-on pour garder le cap quand on mène un tel combat ?

Je ne me suis pas trop laissé le choix. En fait, je n’ai même pas fait ce choix. Cela s’est imposé à moi et j’ai suivi cette route-là parce que… c’était viscéral et évident. Le spectacle, le film et puis lutter… Ces prises de position peuvent altérer mes rapports humains et aux hommes. Il y a des choses que je ne supporte plus. La passivité par exemple, notamment de la part des personnes qui ont un statut, un espace pour se faire entendre. Pour moi, ne pas prendre la parole aujourd’hui, c’est accepter.

Pendant le Festival, j’ai ressenti le besoin de faire une pause dans mes posts Instagram [Posts noirs sur la violence que les femmes et les enfants subissent signés Andréa Bescond, ndlr]. Les actualités me rendaient trop triste. Malheureusement, les violences, elles, ne font pas de pause…

Après le Festival d’Avignon, quelle est la suite pour Les Chatouilles ou la danse de la colère ?

Nous allons repartir en tournée dans toute la France et on va se partager les dates avec la comédienne Déborah Mouron. J’ai très envie de faire des scolaires, dans les villages comme dans de grosses métropoles. J’aimerais bien réaliser une captation du spectacle aussi, afin de garder une trace. Mais j’ai le mauvais pressentiment que dans 15 ans, ce sujet sera toujours là et que cette pièce jouera encore.

Quels sont vos autres projets ?

Je suis en train d’écrire un film. Une sorte de comédie, un road-movie féministe invoquant trois générations de femmes. Et puis, j’attaque mon second roman dans lequel j’aborde un gros chagrin. J’avais envie de parler d’une forte amitié entre deux femmes du même âge. L’une des deux meurt, et l’autre porte un terrible syndrome de l’imposteur. Voilà, j’écris sur cette magnifique relation.

Avez-vous des coups de cœur à partager, des artistes découverts durant le Festival d’Avignon à recommander ?

J’ai vu Frère(s), de Clément Marchand, au Théâtre des corps saints. Il s’agit d’une très belle histoire d’amitié, c’est absolument merveilleux ! Je recommande également le spectacle d’Eleonora Galasso, Dévorante, au Petit Louvre. Elle y aborde le sujet des violences conjugales avec humour et délicatesse.

Je pense aussi à Hepatik Girl, de Marie-Claire Neveu, à la Luna, qui traite de la maladie. Elle combat sa génétique. C’est très émouvant. Il faut aller voir à La Reine Blanche La Fête du slip ou le pipo de la puissance aussi : un seul en scène sur le sujet de la sensibilité masculine et sur la violence du patriarcat qui impacte les hommes.

Les Chatouilles ou la danse de la colère, d’Andréa Bescond, jusqu’au 21 juillet à Avignon, au Théâtre du chêne noir, à 14 heures. En tournée en novembre à la Scène en Grand Pic Saint Loup (34) puis au centre culturel à Uccle (Belgique).

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