Critique

Becoming Karl Lagerfeld, le biopic de trop sur le monde de la haute couture ?

07 juin 2024
Par Quentin Moyon
“Becoming Karl Lagerfeld” sera disponible dès le 7 juin sur Disney+.
“Becoming Karl Lagerfeld” sera disponible dès le 7 juin sur Disney+. ©Disney+

Christian Dior, Cristóbal Balenciaga, Karl Lagerfeld… Les plateformes multiplient les séries sur les grands couturiers qui ont marqué l’histoire. Jusqu’à l’overdose ?

Février 2023. Brad Pitt est repéré arpentant les rues, drapé d’une étrange grenouillère en velours vert molletonné. Plus proche du pyjama ou de la tenue de ski que de la haute couture. Pourtant, cet accoutrement évoque une nouvelle tendance : le « chaos dressing ». Habillement décadent et je-m’en-foutiste, cette volonté de casser les codes est révélatrice d’un esprit d’époque particulier.

Et d’une volonté d’authenticité, comme le revendique Miuccia Prada, gérante de l’entreprise du même nom : « La vie ou l’humanité font les vêtements (…). Des vêtements créés par des traces de vie, voilà ce que nous trouvons stimulant. » Voilà aussi, sans aucun doute, pourquoi l’industrie sérielle n’a jamais donné autant de place aux figures mythiques de la mode qu’aujourd’hui, liant leur œuvre aux affres de leur vie personnelle. 

La mode à la mode 

Funny Face (1957), Who Are You Polly Maggoo ? (1966), Zoolander (2001)… Comique ou dramatique, le 7e art a depuis longtemps réservé une place particulière à la mode. En témoignent les films et séries mettant en avant les grands noms de ce monde singulier, ceux qui se déroulent dans cet univers, mais aussi la place centrale qu’occupent les costumiers dans la création d’un film et le passage derrière la caméra de certaines personnalités comme Tom Ford (A Single Man (2009), Nocturnal Animals (2016)).

Dans ce fourmillement d’hommages, les portraits tirés à quatre épingles des couturiers ne sont pas nouveaux. Leur omniprésence ces dernières années repose sur un cocktail d’éléments tendances : récits de vie, multiplication des griffes portées par des égéries auxquelles on souhaite ressembler et, surtout, attachement à des figures fantasmées, à des génies créatifs qui, en plus d’être témoins d’une époque, en sont bien souvent les prescripteurs. 

Bande-annonce de la série Becoming Karl Lagerfeld.

Qu’ils racontent la vie de vrais couturiers comme Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello, Yves Saint Laurent (2014) de Jalil Lespert, Phantom Thread (2017) de Paul Thomas Anderson, House of Gucci (2021) de Ridley Scott, ou encore Coco Chanel et Igor Stravinsky (2009) – voire Coco avant Chanel (2009) –, ou qu’ils s’en inspirent pour créer des œuvres de toutes pièces, comme Haute Couture (2015) de Jocelyn Moorhouse, le public semble au rendez-vous.

Mais quelque chose cloche. Comme un défaut de fabrication qui mériterait presque un retour gratuit. Est-il vraiment raisonnable de penser pouvoir raconter une vie en une heure et demie ? De « sanforiser » ainsi la vie de créateurs ? Comment affiner alors les subtilités, les aspérités qui se cachent dans les plis ?

©Disney+

Comme une nouvelle coupe qui se porte aussi bien en été qu’en hiver, le format sériel a eu le mérite d’apporter une réponse. Plus facile de détailler l’identité d’une marque et de son créateur en six épisodes, si ce n’est plus. Halston (2021), American Crime Story: The Assassination of Gianni Versace (2017), The Collection (2016), The New Look (2024), Cristóbal Balenciaga (2024) et maintenant Becoming Karl Lagerfeld (2024)… On ne compte plus les shows sur la mode. 

Mais alors, comment faire son trou quand ce marché qui, à l’image de la mode, est déjà surchargé de récits inspirationnels sur des inventeurs de génie ? Comment se démarque Becoming Karl Lagerfeld du reste des productions ? En bref, Kaiser Karl a-t-il réussi son putsch ?

Comment se démarquer des autres marques ?

1972 à Paris. Riff endiablé de (I Can’t Get No) Satisfaction des Rolling Stones en fond. Logo ailé d’une Rolls-Royce. Néons. Bottes rouges façon Kinky Boots. Les premières images de la série d’Isaure Pisani-Ferry (Braqueurs, Kaboul Kitchen) et Jennifer Have (Infidèle, Les Bracelets rouges) adaptée du roman Kaiser Karl de Raphaëlle Bacqué annoncent la couleur. Leur production sera pop, vintage, rouge suintante du désir et de la violence des années 1970 à Paris, dans le monde de la mode.

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Becoming Karl Lagerfeld tente de manière décousue, empilant les sauts chronologiques entre 1972 et 1981, de nous raconter l’évolution d’une figure marquante du monde de la mode. Un « mercenaire du prêt-à-porter » ayant fait de son catogan, de ses mystérieuses lunettes teintées et des ses tenues noires et blanches une marque de fabrique et qui, au-delà d’être un génie, était avant tout un homme complexe. 

Dans la notion de marque d’ailleurs, il y a déjà l’idée de distinction. Pour exister, il est important de pouvoir présenter un visage unique, une promesse authentique dans le marché de la mode comme dans celui des séries. Alors Becoming Karl Lagerfeld, innovant ou décevant ? Pour se démarquer de la concurrence, rien de mieux qu’une intrigue attrayante et osée : gratter le glow Karl Lagerfeld pour révéler les fêlures derrière l’armure. Si le storytelling est intéressant, il n’en est pas pour autant révolutionnaire : Saint Laurent de Bertrand Bonello ou plus récemment Halston de Ryan Murphy s’infiltrent déjà sous le fard pour lister les points noirs. 

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Étant donné qu’ils sont réels, les personnages de cette série sont évidemment plus limités dans leur écriture, même si les showrunners prennent bien souvent des chemins de traverse pour servir leur récit. Karl Lagerfeld, Jacques de Bascher, Yves Saint Laurent, Pierre Bergé, Paloma Picasso, Andy Warhol… Difficile de faire mieux en termes de têtes d’affiche, même si les The New Look et autres Cristóbal Balenciaga ont, eux aussi, de sacrées pointures avec, dans les deux cas, la présence et la prestance de Coco Chanel. Mais l’écriture des protagonistes se nourrit bien souvent de deux éléments que l’on retrouve aussi bien dans Becoming Karl Lagerfeld que dans les autres shows évoqués plus haut : la rivalité, en l’occurrence avec Yves Saint Laurent, et l’amour, en l’occurrence avec Jacques de Bascher. 

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Il faudrait, enfin, souligner le rôle de l’interprétation qui, dans le cadre de biopics, est plus que centrale. Alex Lutz sous les traits de Pierre Bergé et Arnaud Valois dans la peau du « petit prince de la haute couture » s’en sortent à merveille, malgré l’inévitable comparaison avec leurs prédécesseurs dans ces rôles (Jérémie Renier et Guillaume Gallienne pour Bergé, et Pierre Niney et feu Gaspard Ulliel pour Yves Saint Laurent).

Quant aux performances de Daniel Brühl en Karl Lagerfeld esseulé, touchant et un brin manipulateur, et de Théodore Pellerin en Jacques de Bascher, dandy perdu dans la vie qui s’invente une lignée pour se rendre plus intéressant, elles nous transportent avec talent dans leur réalité. Dans celle d’un couple trop différent pour s’aimer correctement, d’une authenticité et d’une virulence bouleversante. 

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Du point de vue de l’ambiance, Becoming Karl Lagerfeld prend un crédo sur le papier peu risqué et on regrette notamment le peu de défilés de mode présentés à l’écran. La série se fait alors moins tape-à-l’œil que Halston (derrière laquelle on retrouve la folie de Ryan Murphy), mais moins classique que The New Look (pourtant en partie filmée par Julia Ducournau). Moins baroque que Saint Laurent, mais moins boring que Yves Saint Laurent. Un enthousiasme en demi-teinte… À l’image sans doute de l’époque décrite ?

Car le véritable coup de force de la production Disney, qui la place sans aucun doute au-dessus du lot, réside dans sa capacité à analyser le monde qu’elle décrit, comme une période charnière. Becoming Karl Lagerfeld réussit la prouesse de prendre le pouls d’une époque, résumé dans l’esthétique de son titre écrit en Gill Sans Nova Inline (une police développée par Eric Gill dans les années 1920 qui évoque avec ironie l’insouciance des Roaring Twenties et par là même celle des Trentes Glorieuses qui se terminent dans les années 1970) et dans des couleurs lumineuses en hommage au disco qui habille musicalement ces années-là. Et celui, aussi, du milieu de la haute couture.

Premier épisode complet de Becoming Karl Lagerfeld, sur YouTube.

Un monde toxique, où l’on s’oublie dans la drogue, l’alcool et le sexe. Un univers qui subit de plein fouet la crise économique. Un entre-soi concurrentiel à mourir, où les coups bas sont monnaie courante. La série prend également le pouls du cœur battant de Kaiser Karl, entre empereur de la mode et Tanguy taiseux, qui ne sait pas vraiment comment aimer. On découvre alors le portrait d’une période hybride où une bourgeoisie enrichie, qui cherche à se faire un nom, et une aristocratie en perte de vitesse, qui cherche à remplir les coffres, s’engagent dans des unions d’intérêt.

Comme celle entre le prêt-à-porter qui explose et la haute couture qui flanche. Comme celle entre Karl Lagerfeld, sorte de transfuge de classe qui n’a eu de cesse de mentir sur son âge et sur ses origines, se rêvant fils d’un baron danois plutôt que d’un importateur de lait hambourgeois, et Jacques de Bascher, aux ancêtres aristocrates. Bref, le portrait d’une époque, d’un art et d’un homme en constante évolution. Car, comme le laisse entendre le titre de la série, on ne naît pas Karl Lagerfeld, on le devient.

Des séries prêtes à porter

« Cette série est librement inspirée de la vie de Karl Lagerfeld. Les personnages, leurs relations intimes et professionnelles, leurs propos et leurs actes, les lieux, les faits, ainsi que les créations artistiques ont pu être imaginés ou modifiés pour exprimer la vision des auteurs. »

Voici le warning qui introduit l’ensemble des épisodes de la saga, nous rappelant que si le réalisme habille Becoming Karl Lagerfeld, on reste face à un objet de fiction et surtout face à un personnage de fiction. 

©Disney+

D’ailleurs, la multiplication des visages dans l’histoire du cinéma et des séries qui ont interprété les mêmes personnalités, comme Coco Chanel ou Yves Saint Laurent, est révélatrice : ici, on ne vous parle pas de vraies personnes, mais d’idéaux types réinventables et adaptables à l’infini. 

Le développement de séries sur le monde de la mode semble donc infini. Et même si Becoming Karl Lagerfeld réussit à proposer quelque chose de nouveau, de nombreux éléments et personnages se retrouvent dans d’autres productions. Au risque de voir, avec le temps, des intrigues similaires se répéter à l’infini ? De voir l’itération supplanter la création ? Le ready-made remplacer l’art ? Et les séries se faire prêtes à porter ?

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