Frédéric Bordage est le fondateur de GreenIT.fr, un collectif d’experts de la sobriété numérique. Il a récemment publié un livre sur cette démarche, consistant notamment à modérer ses usages numériques quotidiens, pour permettre aux gens de passer à l’acte.
Votre livre a été rédigé comme un guide avec de petits gestes faciles à mettre en place. Peuvent-ils vraiment changer les choses ?
On a réalisé une étude pour un parti politique, qui sera publiée le 6 décembre. Dans le cadre de cette étude, on a projeté l’empreinte numérique d’un Européen par rapport aux limites planétaires. Nous nous sommes rendu compte que notre usage numérique quotidien en France et en Europe représente 40 % de notre budget annuel soutenable, que ça soit au niveau des émissions de gaz à effet de serre ou de l’épuisement des ressources naturelles. C’est important aujourd’hui, car le numérique représente près de la moitié de notre consommation possible annuelle de ressources abiotiques (non renouvelables). Il faut que tout le monde s’y colle, car, compte tenu de l’ampleur et de la rapidité à laquelle on consomme ces ressources non renouvelables, si nous n’avons pas, d’ici 2050, changé radicalement la façon dont nous consommons la technologie en général, il n’y aura plus de numérique.
D’une part, les dégâts environnementaux auront été tels qu’on se demandera si on a envie de vivre dans ce monde-là. D’autre part, il n’y en aura plus, parce que nous sommes en train d’épuiser les dernières réserves du numérique. C’est dans ce cadre qu’il est important d’agir à notre échelle individuelle, au quotidien et dès aujourd’hui. Évidemment, il va falloir qu’on privilégie les gestes qui vont avoir la plus grande efficacité en termes de réduction d’impact. Ces gestes doivent suivre la ligne “moins d’équipements, qui durent plus longtemps”. Il s’agit de ne pas se suréquiper et d’allonger la durée de vie de nos équipements le plus possible, par tous les moyens.
Comment faire pour que tout le monde dispose des bonnes armes pour changer les choses ?
On essaye d’écrire des livres, de sortir des études, etc., donc on fait notre part le plus possible. Après, ça fait des années qu’on demande aux pouvoirs publics de mettre en place une plateforme d’informations fiables sur le sujet avec un processus de peer review, de revue par des pairs, comme c’est le cas avant la publication d’une étude scientifique. Une plateforme mise à disposition du peuple français et du reste du monde, sur laquelle, quand on accède à une information sur les impacts environnementaux, sociaux, sociétaux du numérique et aux solutions préconisées, on s’assure qu’on ne soit pas en train de relayer du greenwashing.
On n’a pas réussi à obtenir cette plateforme. Cependant, dans le cadre de la loi qui vise à réduire l’impact environnemental du numérique, on a obtenu les deux premiers articles et on est hyper fiers, car c’est vraiment nous qui le demandions. C’est donc une grande victoire pour notre collectif d’experts indépendants. Le premier article vise à sensibiliser systématiquement les élèves de primaire, collège et lycée à la sobriété numérique et à ses enjeux. Le deuxième vise à ajouter, dans le cursus de l’enseignement supérieur, une formation aux analyses du cycle de vie et à l’écoconception dans le domaine du numérique. Pour nous, la meilleure façon de faire en sorte que la population applique les bons gestes, c’est qu’elle soit bien informée, et ça commence par l’école.
Que pensez-vous, justement, de cette loi pour réduire l’empreinte environnementale du numérique, notamment sur le reconditionnement ?
C’est un des points de restriction par rapport aux demandes des acteurs et c’est dommage qu’il y ait une concentration de l’attention là-dessus, car il y a plein d’avancées positives, comme les deux premiers articles que je viens de citer. Une partie de la proposition initiale des sénateurs a néanmoins été littéralement vidée de sa substance par l’Assemblée nationale. On aurait pu aller nettement plus loin, notamment sur le réemploi. Finalement, le fait que la taxe pour copie privée ait été maintenue sur les équipements reconditionnés est un peu symbolique de la version finale du texte, qui est moins ambitieuse que la version initiale.
Comment serait-il possible de concilier votre vision d’un monde de demain, écologiquement et socialement responsable, avec la vision des Gafam d’un monde futuriste ultraconnecté ?
C’est impossible. Il suffit de regarder l’état des réserves rentables. Les pressions que l’on met sur l’environnement en extrayant les ressources (cyanure, mercure), quand elles sont encore disponibles, sont catastrophiques. Admettons, d’une part, qu’on ait toutes les réserves, toutes les ressources : c’est super, on aura des voitures qui volent toutes seules avec des intelligences artificielles, mais on n’aura plus de quoi manger. La vie sera morte sur Terre. C’est de la science-fiction qu’ils nous vendent.
D’autre part, on n’a pas les ressources de toute façon. Ce mythe est vraiment une illusion, on est en plein délire collectif. C’est une espèce de mirage qui est en train d’être vendu par l’industrie du numérique pour générer de la croissance à très court terme. Les scientifiques nous disent même qu’on vit en ce moment le sixième épisode d’extinction massif de la vie sur Terre, avec la biodiversité qui s’écoule à un rythme 100 à 1 000 fois supérieur à son rythme naturel, ce qui est grave pour l’humanité.
Nous avons, par contre, un avenir alternatif souhaitable, car, sans le numérique, notre vie serait nettement moins confortable sur un certain nombre d’aspects : la santé, l’éducation… donc c’est un vrai progrès. C’est aussi bien qu’il y ait des usages récréatifs. Mais on le surconsomme tellement aujourd’hui que, pour une dernière nuit d’ivresse numérique, on est en train de handicaper toutes les générations qui viennent et qui n’en auront plus. Nous pensons donc qu’un équilibre existe entre des “technophobes décroissants” et des “geeks de la start-up nation”, une voie médiane à trouver et dans laquelle on hybride la low-tech et la high-tech. C’est ce qu’on appelle la slow-tech : ça reste de la tech, mais avec cette idée de numérique apaisé, serein, sobre.
Que pensez-vous de l’engouement actuel pour le metaverse, les NFT et les cryptomonnaies ?
Encore une fois, ça semble tellement déconnecté des contraintes physiques, des réserves rentables de minerais, de la réalité des impacts environnementaux du numérique. Pour moi, ces trois sujets sont symptomatiques de l’aveuglement de notre civilisation, qui ne veut pas regarder la situation en face. J’ai l’impression de dire ce que dit Jared Diamond dans son livre Collapse (Effondrement) : ça fait dix ou quinze ans qu’il a écrit ce livre, dans lequel il étudie comment et pourquoi les sociétés s’effondrent, c’est hallucinant ! Compte tenu de notre niveau d’accès à l’information, on sait parfaitement où on est au niveau des réserves rentables, de la pollution, du changement climatique etc. On sait qu’on va dans le mur, on regarde l’histoire et on sait qu’on est en plein dans l’effondrement, mais on ne réagit pas. On continue à s’entêter, à promettre un avenir avec de la technologie partout, donc il y a une forme de déni de la réalité.
C’est dommage, parce que le numérique est une ressource formidable. On est en train de gâcher une ressource qui est critique pour l’humanité et elle l’est d’autant plus que nous sommes des drogués. Que ça nous plaise ou pas, qu’on le reconnaisse ou pas, nous sommes totalement dépendants à titre individuel du numérique. Il y a une base physiologique à tout ça : les réseaux sociaux, les Gafam et beaucoup d’autres utilisent ce qu’on appelle le design addictif ou le design de l’attention. Quand vous avez une notification sur votre smartphone, par exemple, ça déclenche – à votre insu – un circuit de la récompense, comme lorsque vous fumez une cigarette, que vous faites un shoot d’héroïne ou que vous buvez de l’alcool, littéralement. C’est le circuit autonome de votre corps qui gère ça, vous n’avez pas la main dessus.
Pourquoi ? Parce que l’homo sapiens est un mammifère sociable et que, dans les facteurs évolutifs ayant fait la “réussite” de notre espèce, l’évolution a sélectionné les êtres humains les plus sociables. À chaque fois que vous avez une interaction sociale, vous êtes récompensé par la libération d’endorphine dans votre cerveau. C’est notre nature et les Gafam l’exploitent. C’est grave en termes d’éthique et c’est normal que les gens soient accros, vu l’industrialisation de ces mécanismes physiologiques à l’échelle planétaire. Sur cet aspect-là, on espère que les pays vont légiférer, parce qu’il y a vraiment une manipulation de masse pour que l’on passe simplement plus de temps sur les réseaux sociaux, pour qu’ils fassent plus de profit. Ce n’est pas du tout une théorie du complot, on est vraiment dans une réalité physiologique dénoncée par des tonnes de scientifiques qui le démontrent par des études scientifiques. On a interdit les images subliminales dans les publicités à la télé, il y a urgence à interdire ce design addictif qui est de la manipulation de masse.