Ils sont forts, puissants et semblent invincibles. Pourtant, les super-héros ont aussi des failles. Emma Scali, psychanalyste, actrice et scénariste, s’est penchée sur le cas de Natasha Romanoff.
Espionne, assassin reconnu, membre fondateur des Avengers, Black Widow est un personnage complexe qui a changé de camp plus d’une fois. Emma Scali, qui s’est notamment intéressée à la question des névroses hystériques, obsessionnelles et phobiques chez les personnages de séries, décrypte son histoire et ses traumatismes.
La question de la famille est centrale dans l’histoire de Black Widow. Comment peut-on se construire sans figure parentale ?
Justement, elle ne s’est pas vraiment construite. C’est une personne qui est clivée dans sa capacité à aimer, elle a des problèmes avec son émotionnel. Elle a vécu de nombreux traumas : elle a été abandonnée par sa mère biologique, puis confiée à une famille adoptive qui l’a laissée aux mains de la Red Room. Elle est dans une problématique « abandonnique ». Le mécanisme de défense qu’elle met en place est un système de clivage : pour ne pas souffrir, elle ne ressent plus rien. Elle est coupée d’elle-même et de sa part vulnérable, mais on sent qu’il y a quand même une possibilité d’ouverture à l’amour, notamment avec sa petite sœur adoptive. Cependant, elle a un vrai problème d’appui. Elle évolue dans un monde paranoïde, en pleine guerre froide entre les États-Unis et l’URSS. Il y a une vraie peur de l’autre, c’est typique de la paranoïa. Elle a du mal à faire confiance. Ça va en faire une personne très froide et dure. D’un point de vue psychique, elle ne s’est pas vraiment construite. Elle s’est organisée pour survivre, plus que pour vivre. C’est de l’ordre de l’instinct.
Ces nombreux traumatismes ont-ils créé des troubles et des névroses ?
Elle a une grosse problématique de lien d’attachement. Elle ne va d’ailleurs pas construire une histoire d’amour profonde, alors que c’est une question fondamentale chez l’être humain. Elle a un côté très Nikita. Et il ne faut pas oublier qu’elle tue des gens. C’est son activité principale. Il y a quand même un vrai trouble là-dedans ! Elle est dans une vision très manichéenne du monde. Elle passe d’un camp à l’autre sans trop de difficulté, elle n’a pas vraiment le sens de la loyauté. Elle est très influençable, c’est un personnage qui se cherche.
Elle est aussi teintée de mélancolie, qui est de l’ordre de la psychose. C’est quelque chose de très dur, lié à un deuil impossible (ce n’est pas pour rien qu’elle s’appelle Black Widow, la veuve noire) : celui de sa mère biologique. Elle a été arrachée à elle quand elle était petite. À partir de ce moment, son rapport à l’autre va être modifié et elle va être plongée dans une sorte de folie psychotique qui va la pousser à tuer sans prendre conscience de la préciosité de la vie.
Spider-Man, incapable de se remettre de la mort de son oncle, souffre de dépression. Est-ce le cas de Natasha Romanoff ?
Je pense qu’on est un stade au-dessus, on est carrément dans la mélancolie. Contrairement aux dépressifs, elle ne se laisse pas aller, elle agit et se bat. Dans la dépression, il y a une phase où l’on tombe. Là, elle a toujours été au plus bas. C’est pour ça que je pencherais du côté de la mélancolie, qui est originelle. C’est le deuil impossible de la séparation. Melanie Klein est une psychanalyste qui s’est intéressée au lien d’attachement à la mère. Elle explique que les enfants sont dans un état fusionnel, et donc confusionnel, avec leur maman. Ils fusionnent avec elle quand ils sont dans leur ventre, puis ils vont apprendre à s’en détacher, environ un an après leur naissance. Lacan appelle ça le « stade du miroir », quand un individu commence à se voir et à se différencier.
Dans la mélancolie, il y a quelque chose de schizoïde et tout est mélangé : on ne fait qu’un avec l’être aimé. L’idée d’être séparé est insupportable, on veut fusionner. Roméo et Juliette en est un parfait exemple : ils meurent, car ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. En général, les mélancoliques sont des poètes, comme Nerval qui était « le veuf, l’inconsolé ». On ne peut pas dire qu’il y ait de la poésie chez Black Widow. Quand on lui a ligaturé les trompes, on lui a symboliquement bloqué l’accès à sa propre créativité. C’est terrible, son rapport au monde est très violent, sec et triste. D’ailleurs, elle s’isole et choisit la solitude. De nombreux super-héros sont dans la quête de justice, mais elle est plutôt dans une flagellation d’elle-même, elle est désabusée.
Il y a un sentiment d’autodestruction très fort chez elle, mais peut-on parler de personnalité borderline ?
En psychopathologie, il y a trois grandes structures : la névrose, la psychose et une astructuration, qui se situe entre les deux. Ce sont les états limites. On y retrouve les personnalités borderline, narcissiques et perverses. Ils sont dans un rapport anaclitique au monde et s’appuient sur l’autre en permanence. Le pervers va le détruire consciemment pour renforcer son narcissisme, comme la méchante reine dans Blanche-Neige. Chez le borderline, ce n’est pas conscient. Il aspire l’autre car il ne peut pas tenir seul. Ce n’est pas le cas de Black Widow. Elle est clairement dans un état limite dans le sens où son moi est clivé : elle est à la fois dans la psychose (elle tue des gens toute la journée), sa vision est altérée par la paranoïa dans laquelle elle a grandi, mais elle a une capacité à toucher son « nœud névrotique » parce qu’il y a une ouverture à une possibilité d’amour. Un borderline est caractérisé par des sautes d’humeur. Or, les émotions de Natasha sont plutôt stables. En ce sens, je ne pense pas que ce soit juste de la diagnostiquer comme telle. Pour moi, elle est beaucoup plus dans la mélancolie. Ce qui est étonnant, c’est qu’elle a une capacité de survie qui est assez rare chez ces personnes. En général, elles se laissent aller ou retournent leur mélancolie contre eux et se suicident.
Les Black Widows ont subi un lavage de cerveau : comment peut-on se réinventer après avoir perdu son identité ?
C’est difficile de définir l’identité. Savons-nous vraiment qui nous sommes ? D’un point de vue psychanalytique, on pourrait parler de la persona de Jung, qui renvoie au masque que l’on porte et ce à quoi on s’identifie : le statut social, marital… On pense savoir qui nous sommes, mais ce n’est pas vraiment le cas. Donc le vrai problème ne vient pas tant de son identité, mais du fait qu’elle se soit construite autour d’un mensonge. Elle ne peut plus croire en rien. D’autant plus qu’elle a grandi dans un environnement de clones. Toutes les Veuves Noires ont été arrachées à leur famille, elles sont habillées de la même manière, agissent de la même façon… On annihile la différence et c’est très violent, car ça génère de la psychose et nourrit l’état fusionnel : elle ne sait plus faire la différence entre elle et les autres. Elle ne saurait pas dire qui elle est.
Elle va retrouver sa sœur après des années, mais elles ne sont plus que des inconnues. Doit-on nécessairement aimer sa famille en raison des liens et des souvenirs qui nous unissent ?
Je ne pense pas qu’on doit être proche, mais on l’est de fait. À partir du moment où il y a des souvenirs en commun, qu’ils soient bons ou mauvais, il y a du lien. Mais, pour le développer, il faut du temps. Il faut se rencontrer et s’apprivoiser. C’est d’ailleurs l’idée qu’on retrouve dans les échanges du Petit Prince et du renard. Après, ce lien peut être sain ou toxique. Celui qu’elle a créé avec sa sœur quand elles étaient petites est globalement sain. Quand elles se retrouvent 20 ans plus tard, il n’a pas disparu. Il s’est juste distendu. Après, est-ce qu’on doit nécessairement aimer les gens qui nous entourent ? Je pense qu’on a besoin d’amour pour développer notre humanité. Est-ce que l’amour est juste ? Pas forcément. Et c’est peut-être ça qui va créer la toxicité. On peut aimer l’autre, même s’il est monstrueux avec nous. Et ce n’est pas parce qu’on n’aime pas qu’on ne respecte pas. Kant dit que le respect, ce n’est pas considérer l’autre uniquement comme un moyen, mais aussi comme une fin. C’est à ce moment que le début d’une relation est possible. Si on le considère uniquement comme un moyen, on peut le détruire, et là, ça devient pervers.
Donc, malgré son côté très froid et dur, Natasha Romanoff est ouverte à l’amour ?
Oui, même si elle a du mal à le développer dans un couple. Ça me fait penser à la Reine des Neiges, on est dans une époque qui parle de sororité. C’est intéressant de voir ce que ça dit des femmes et de notre envie de créer un lien entre nous. Natasha est prête à tout pour sa sœur. Black Widow est malgré tout un personnage de tragédie, alors que Yelena a un côté plus héroïque. Elle est plus jeune, elle a reçu de l’amour, elle exprime ses émotions, elle a ce sens de la justice… Je l’imagine très bien virer du côté de l’héroïsme. On le verra peut-être dans la série Hawkeye !