Aussi contradictoire que cela puisse paraître, les jeux de société proposent de plus en plus de règles pour jouer seul. Une offre qui répond à un besoin réel des joueurs.
C’est un petit détail qui s’impose discrètement sur de plus en plus de boîtes de jeux. Un simple « 1 » qui a fait son apparition sous la mention « nombre de joueurs ». Plus besoin d’en réunir de deux à quatre autour d’une table pour démarrer une partie. Désormais, on peut jouer tout seul.
Ce n’est pas une nouveauté pour tous les amateurs de puzzles, mots croisés et autres réussites, des activités ludiques solitaires par essence. Mais pour tous les amateurs de jeux modernes, aux règles plus élaborées, avec un matériel très riche et des parties plutôt longues, c’est une véritable révolution.
Jouer dans le monde d’après
Imaginez-vous investir une soixantaine d’euros (au bas mot) dans un jeu dont le magnifique matériel vous a tapé dans l’œil. Vous rentrez chez vous, déballez la boîte avec envie et faites l’effort d’apprendre les dizaines de règles pour le jour où vous pourrez le tester avec vos amis. Puis vous attendez des semaines, voire des mois, que ce jour se présente dans vos agendas chargés. C’était le lot des amateurs de jeux jusqu’à récemment.
Bien sûr, quelques pépites proposaient des modes solo, comme Scythe, sorti en 2016 avec la possibilité de jouer seul ou contre un joueur automate simulé par des cartes et une application bien pensées. Mais ces titres étaient rares. Et ils auraient pu le rester s’il n’était pas survenu un étrange événement : le Covid, accompagné de confinements successifs.
« Cela a accéléré le phénomène, car le public a réclamé de pouvoir jouer à tous les jeux qu’il avait chez lui, tout seul », explique Ludovic Chatillon, ludothécaire depuis dix ans en Occitanie et rédacteur des « Chronik Ludik » sur le site spécialisé Tric Trac. Selon lui, ce besoin soudain de pouvoir jouer même en restant enfermé seul chez soi a lancé une vraie tendance et « les professionnels ont vu un moyen d’étendre leur marché en touchant un public qu’ils n’avaient pas ». Un public pourtant conséquent, comme en témoignent les presque 15 000 membres du groupe francophone « Jeu de société en solo ».
Voilà pourquoi le monde après-Covid voit apparaître tout un tas d’addenda proposant de nouvelles règles pour adapter d’anciens titres coopératifs à la pratique en solitaire, ou carrément des jeux repensés pour fonctionner avec un seul joueur, avec plus ou moins de succès.
« Il y a forcément une part d’opportunisme commercial et financier, reconnaît Ludovic Chatillon, mais les jeux experts sont compliqués à calibrer, car il faut avoir du répondant face à des joueurs très exigeants, donc les éditeurs n’ont pas intérêt à se tromper. Cependant, quand il y a une vraie proposition, un vrai intérêt au jeu solo, ce n’est plus juste une roue de secours, mais un produit qui incite les gens à jouer seul. »
Au point de ne plus seulement convaincre les amateurs de titres experts ou initiés, mais de toucher également des adultes qui souhaiteraient renouer avec le monde ludique, des gamers habitués aux jeux vidéo qu’ils voient transposés sur plateau, ou même des enfants pour lesquels s’amuser seul se résume souvent à utiliser des jouets.
« En tant que ludothécaire, je dis bravo, parce que nous demandons souvent à ce que les parents accompagnent les enfants de 5 à 7 ans pour qu’ils puissent comprendre l’intérêt et le fonctionnement des jeux, ce qui n’est pas toujours évident. Mais on commence à avoir des jeux comme Commissaire Souris, Cosmic Race ou Sheep Hop qui proposent de véritables modes solo pour enfants et qui sont très bien faits. »
Jouer seul, une ouverture à l’autre ?
Convaincus par cette mode et eux-mêmes confrontés aux affres du confinement, les créateurs commencent ainsi à concevoir des jeux pensés pour être exclusivement joués en solo, comme les Chroniques d’un vampire millénaire, un bien étrange objet édité en français par La Loutre rôliste. Plus habitués à publier des jeux de rôle traditionnels, Christophe et Charlotte Dénouveaux ont été séduits par ce beau livre conçu par Tim Hutchings, un artiste joueur qui a développé ce concept de « journaling game » ou « jeu de journal intime » alors qu’il n’avait personne sous la main avec qui jouer.
« Il s’est dit : “J’aime écrire, j’aime créer”, donc il a fait un jeu à cette image », résume simplement Charlotte. Coup de chance pour Tim Hutchings, ses goûts et ses envies ont résonné avec ceux du public et après avoir récolté de nombreux prix outre-Atlantique, son ouvrage est arrivé en France, où il est déjà en rupture de stock sur le site des éditeurs ravis d’avoir rencontré le succès avec cet étonnant concept de jeu d’écriture intimiste.
« En fait, les joueurs ont une liberté d’écriture, d’expression et ils peuvent mettre une part d’eux-mêmes en écrivant l’histoire d’un vampire millénaire. Les gens aiment créer des histoires et là, ils ne sont pas tout seuls devant leur journal, ils ont le jeu pour les guider, donc ça fonctionne bien. » À tel point que le couple a déjà été contacté par des organisateurs d’ateliers d’écriture souhaitant utiliser le jeu pour de futures sessions… en groupe. Car loin de couper les joueurs du reste du monde, la pratique ludique en solo favorise étonnamment le partage.
« Il ne faut pas voir ça comme un besoin de s’isoler, au contraire, ça peut permettre à des gens de venir vers le jeu, un peu comme les Livres dont vous êtes le héros ont été une porte d’entrée vers le jeu de rôle », expliquent Christophe et Charlotte Dénouveaux, en ajoutant : « Avec Chroniques d’un vampire millénaire, on s’est rendu compte que les gens avaient besoin de communiquer sur ce qu’ils avaient fait durant leurs parties à travers des blogs ou des vidéos. »
Même constat du côté de Ludovic Chatillon, qui voit régulièrement des joueurs solitaires se mêler aux habitués de sa ludothèque. Pour lui, ce n’est pas une surprise et il voit dans la pratique solo une bonne façon de ramener des adultes vers le jeu. « Ça va leur permettre de s’y remettre, puis ils vont voir que des gens partagent cette passion dans des associations, dans leur quartier, leur ville, leur région… Et c’est aussi grâce à ça que l’on assiste ces dernières années à l’explosion des bars à jeux, des ludothèques et autres lieux de rencontres ludiques où des gens qui ont commencé à faire du jeu un peu solo à la maison se retrouvent pour partager. »