Décryptage

Body horror : anatomie d’un genre

31 octobre 2023
Par Quentin Moyon
“Vidéodrome” de David Cronenberg.
“Vidéodrome” de David Cronenberg. ©Spendor Films

À l’occasion d’Halloween, L’Éclaireur décrypte ce sous-genre du cinéma d’horreur qui en dit long sur notre société.

Nécroses. Perte de cheveux. Ongles qui tombent. Plaies béantes. Effluves de putréfaction. Bruits de succion. Craquements osseux. La transformation d’un corps est on ne peut plus sensorielle et invite inéluctablement en nous le dégoût et la peur. Qu’advient-il de mon corps ? Mes proches seront-ils en mesure de me reconnaître ? L’effroi, mais aussi (parfois) l’excitation, face à ce que l’on ne connaît pas. 

Titane, de Julia Ducournau.©Carole Bethuel

Si au cours de notre vie notre corps évolue, le body horror, sous-genre du cinéma d’horreur, a poussé le plus loin possible la métamorphose des corps, perdant tout lien avec le naturel. Entre traumatisme et curiosités scientifiques, voire artistiques et philosophiques, focus halloweenien sur un sous-genre filmique (trop ?) corporel.

Le body horror, c’est quoi ? 

Paru en 1991, l’article Film Bodies : Gender, Genre, and Excess de la chercheuse américaine Linda Williams est on ne peut plus d’actualité. Elle y décrit le cinéma d’horreur comme l’un des trois genres de l’excès – avec la pornographie et le mélodrame, des genres qui cohabitent parfois très bien, que ce soit chez Cronenberg ou Ducournau (Grave, 2016, Titane, 2021) –  et se matérialise à travers la violence, les frissons, la chair et le sang, en écho aux mythes du vampirisme et du zombie.

Si son avènement ne se fait véritablement que dans les années 1980, ses prémisses s’observent assez tôt, à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, alors que les traumatismes de celle-ci sont inscrits sur les corps. Danger planétaire (1958) d’Irvin S. Yeaworth Jr. ou encore La Mouche noire (1958) de Kurt Neumann jouent déjà sur le malaise que provoquent chez nous des corps partiellement différents, où la chair se fait un véritable espace d’expression et d’expérimentation. 

Kayden Rose dans Thanatomorphose d’Éric Falardeau. ©Black Flag Pictures

Pendant graphique du cinéma d’horreur, le body horror, grand frère du torture porn (The Human Centipede, 2009), met au centre de nos angoisses l’évolution des corps. Pas étonnant donc que son autre nom, biological horror, soit aussi explicite. Ce sous-genre vise à créer perturbations, effroi et fascination face à des corps humains qui ne le sont plus vraiment. Mutations, contaminations, mutilations, zombifications… La monstruosité prend le pas sur l’humanité. 

Comme un phare dans la nuit, David Cronenberg se veut le maître de ce genre organique. Dès les années 1970, avec des œuvres comme Frissons (1975) ou Rage (1977), et le grand classique La Mouche (1986) adapté de la nouvelle de la nouvelle éponyme de George Langelaan, elle-même inspirée par La Métamorphose (1915) de Kafka, il se laisse aller à la transgression ultime : celle de la transformation des corps volontaire et même scientifique.

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Distillée sur le temps long, les changements étant évolutifs et progressifs, on la découvre avec horreur… ou excitation ? Ce n’est pas pour rien si, dans son ouvrage Le Corps souillé : gore, pornographie et fluides corporels (2019), Éric Falardeau – aussi réalisateur du dément Thanatomorphose (2012), un des classiques français du genre – rapproche l’un de l’autre, le gore et la pornographie, les deux genres étant tout aussi violents.

Les corps se trouvent alors caressés, exhibés, mais aussi pénétrés ou blessés, rendant la découverte de ces images particulièrement éprouvante. D’autant qu’une des particularités du body horror est, par l’utilisation inlassable du zoom, de diriger notre regard vers ces blessures béantes qui se forment autant dans le corps que dans l’âme. 

Un esprit sain dans un corps sain ?

Dans nos sociétés contemporaines, le corps n’a, sans doute, jamais été aussi important. Hégémonie du fitness, du yoga, « du bien-manger », le corps devient instrument de séduction, outil d’expression artistique ou de transition identitaire. Or, le corps est une enveloppe double. À la fois lieu d’expression de l’intime, il est aussi vecteur de messages, car visible par l’extérieur. « Il faut goûter son sang, car le sang est esprit », écrit Gaël Faye dans sa chanson Solstice (2017), liant explicitement le corps et ses fluides à l’esprit humain et invitant presque à expérimenter le Syndrome de Renfield. C’est dans cet entrelacement que le body horror s’inscrit. 

Dans le film Les Promesses de l’ombre (2007) de Cronenberg, qui n’est pas à proprement parler un film body horror, le vécu du personnage incarné par Viggo Mortensen est tatoué sur sa peau. Une véritable incarnation, en somme, de blessures plus profondes. Une somatisation que le réalisateur canadien pousse encore plus loin dans Chromosome 3 (1979), dans lequel un certain Docteur Hal Raglan met au point la « psychoplasmie », visant à rendre palpable, à la surface du corps, des blessures rongeant son être intérieur. 

Bande-annonce du film Les Promesses de l’ombre.

Expression de sa vulnérabilité ? D’une certaine forme de frustration par rapport aux limitations de notre corps ? Mais aussi d’un narcissisme profond – dans La Mouche, le professeur Seth Brundle, incarné par un Jeff Goldblum au sommet, prend du plaisir à observer le moindre changement, du statut d’homme à celui d’homme-mouche, qui s’empare de son enveloppe corporelle. Comme narcisse devant son reflet… jusqu’à flirter avec l’expression d’un désir sexuel profond. Celui de fusion ultime, de ne faire qu’un.

Dans Faux-Semblants (1988), les jumeaux gynécologues interprétés par un Jérémy Irons délirant tendent vers cette unicité, ce désir d’être identique, parfait. Comme nous devant Instagram et ses corps retouchés, au point de questionner notre propre être, de nous remettre en question. 

Jeff Goldblum dans La Mouche, de David Cronenberg.©D.R.

David Huckvale dans son ouvrage Terrors of the Flesh: The Philosophy of Body Horror in Film (2020), insiste sur le fait que la mutilation exprime ouvertement une profonde crise existentielle et identitaire. L’idée d’être bloqué dans un corps qui nous est étranger. Une forme d’inquiétante étrangeté vis-à-vis d’un corps qui cesse de nous être familier. Comme dans Cerveaux de rechange (1936) de Robert Stevenson ou les adaptations du Frankenstein de Mary Shelley par Terence Fisher, La Revanche de Frankenstein (1958) et Le Retour de Frankenstein (1969).

Bande-annonce de Les Crimes du Futur de David Cronenberg.

Pulsions sexuelles, pulsions de mort… Difficile donc de ne pas voir Freud pointer le bout de son nez. Au point d’ailleurs que Cronenberg le met directement en scène dans A Dangerous Method (2011), où le corps d’une Keira Knightley transformée met en exergue tous les blocages internes qui la rongent. À l’heure de l’écoanxiété, de la perte de sens de notre monde, le corps à l’image du Body Art, abordé dans le film Les Crimes du futur (2022), se fait enfin l’expression d’engagements politiques. Il se fait arme, comme au sein de l’avant-garde européenne, à l’image des actionnistes viennois, courant contestataire et contesté qui, dans les années 1960, cherchait à exprimer la souffrance du réel au travers du corps mutilé.

Une incorporation engagée

À la manière des Pussy Riots, le corps a toujours été un outil politique. Et sa présence dans le body horror n’échappe pas à la règle. La transformation des corps, leur fusion sont significatives de revendications. C’est le cas dans le film Society (1989) de Brian Yuzna, par exemple, où les plus riches cherchent à fusionner, littéralement, pour ensuite dévorer les plus pauvres, littéralement. On réalise rapidement que la lutte des classes est au programme, mais de manière plus organique et visuelle que chez Karl Marx. 

La critique de l’omniprésence du virtuel, de la violence des images que l’on y perçoit et de la société de contrôle chère à Gilles Deleuze qui en découle, est aussi un des chevaux de bataille de David Cronenberg, qu’il porte à l’écran à la fois dans Vidéodrome (1983) et dans eXistenZ (1999), 16 ans plus tard. Le viol des organismes par une K7 vidéo dans le premier cas et l’incrustation de bioports, sortes de prises USB organiques qu’il s’agit d’exciter ou de lubrifier pour en faciliter la pénétration, en sont évidemment des exemples concrets. D’ailleurs, là encore, la limite avec la pornographie n’est pas évidente, tant les références aux violences sexuelles sont fréquentes dans le cinéma d’horreur, à l’image de l’Alien (1979) de Ridley Scott. 

Les problématiques évoquées sont aussi en lien avec l’environnement, le changement climatique et ses conséquences. Les formes de transformation des corps sont alors un peu différentes et prennent des airs de contagions, de virus, de pandémies, comme le rappelle David Huckvale. Ainsi, des films comme L’Île du docteur Moreau (1932) d’Erle C. Kenton jusqu’à des films comme Annihilation (2018) d’Alex Garland et Le Règne animal (2023) de Thomas Cailley, mettent en exergue des créatures hybrides, comme pour signifier que nous détraquons doucement, mais sûrement notre environnement, notre corps.

Penser l’humain de demain 

Le corps nous apparaît comme lieu de tous les excès, car le monde et notre société contemporaine sont les lieux de tous les excès, sans limites ni aucune mesure. Ce qui, de fait, aura de réelles conséquences sur notre avenir. Pas étonnant, donc, que le body horror se conjugue bien souvent au futur et que la science-fiction revête des liens particuliers avec ce sous-genre de l’horreur. Dans le futur et donc dans le body horror, « rien n’est vrai ; tout est permis », comme le souligne le film Le Festin nu (1991) de Cronenberg… Au point de questionner la nature humaine de demain ?

Antiviral, de Brandon Cronenberg.©UFO Distribution

Pour légitimer cette réflexion autour de l’humain de demain, cette expérimentation et transformation des corps, la science et la figure du scientifique sont omniprésentes dans le travail de Cronenberg, de Faux-Semblants aux Crimes du futur, en passant par Scanners (1981). 

À la manière de Léonard de Vinci et de son homme de Vitruve, le réalisateur nous présente ainsi des corps techniques. Des bio-corps, des ossatures où le mécanique et l’organique ne font plus qu’un et qui permettront alors, peut-être, d’atteindre cet objectif impossible et pourtant si recherché – au point que la société Calico filiale de Google en ait fait son seul et unique but – : l’immortalité. Des hommes augmentés, des corps transformés que le travail de Brandon Cronenberg, fils de David Cronenberg, poursuit dans ses propres films (Antiviral, 2012, Possessor, 2019) afin de poursuivre notre réflexion autour de la nouvelle humanité.

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