Julie (en douze chapitres) est le cinquième long-métrage du cinéaste norvégien Joachim Trier après Thelma (2017), Back Home (2015), Oslo 31 août (2012) et Nouvelle donne (2008).
En un prologue, 12 chapitres et un épilogue, Joachim Trier déplie les soubresauts de la vie de Julie – portée par l’incandescente Renate Reinsve, prix d’interprétation féminine au dernier Festival de Cannes – et la suit dans ses interrogations, ses doutes et ses désirs. Elle fait la rencontre d’Aksel (Anders Danielsen Lie), un auteur de bande dessinée à succès sensiblement plus âgé qu’elle, et s’installe rapidement avec lui. Mais Julie ne semble pas être prête pour la vie de famille à laquelle aspire son compagnon : toujours en mouvement, elle ne supporte pas le repos et a toujours soif de nouvelles expériences. Sa rencontre avec Eivind (Herbert Nordrum) va ainsi bouleverser le cours de son existence. Tout comme la nature a apparemment horreur du vide – selon Aristote, du moins –, Julie déjoue sans cesse l’angoisse de sa propre solitude. C’est ce vide qui la met en mouvement et lui confère cette inertie inarrêtable, cet élan purement cinématographique qui la pousse paradoxalement à retrouver cette solitude qui remplit tout son être.
Le choix de Julie
Déjà dans Oslo 31 août (2012), Joachim Trier filmait la capitale norvégienne comme une ville peuplée de fantômes, au rythme des apparitions et des disparitions : plus qu’un simple décor de cinéma, Oslo incarnait, à grande échelle, une sorte de carte mentale dans laquelle le personnage principal était progressivement englouti. À mesure qu’Anders (incarné déjà par Anders Danielsen Lie) s’enfonçait dans la nuit et que ses vieux démons grattaient à la surface, la ville s’épaississait autour de lui, remplissait le cadre, alors que les premières séquences dessinaient un horizon de possibles autour de la silhouette du personnage. Plus que de simples figurants, les habitants de la ville y constituaient une sorte de surface aspirante, comme dans la scène où Anders, prostré dans un café, suit du regard les passants dont la vie prend soudainement le relais à l’écran le temps de quelques plans. La ville comme espace mental, c’est peu ou prou le même principe qu’on retrouve à l’œuvre dans Julie (en 12 chapitres), en particulier lors de deux séquences phares : la fête où Julie se retrouve par hasard après avoir erré sans but dans les rues d’Oslo et où elle fera la rencontre d’Eivind, puis celle de la rupture avec Aksel.
En revanche, l’aspect formel de la scène de rupture, où Julie s’élance vers son amant dans une ville où le temps s’est soudainement arrêté, semble prendre le pas sur la spontanéité de la scène de fête, qui avait le mérite de distiller plus patiemment cet appel au lâcher prise, ce désir de rencontrer autrui s’intensifiant à mesure que les corps s’effleurent et que l’agitation du monde extérieur s’atténue. Cette scène de rêve exaltante, pensée comme un moment de bravoure cinématographique, désamorce paradoxalement sa propre charge émotionnelle. Elle réalise le fantasme d’un temps élastique et cherche à capturer ce moment d’abandon qui précède tout choix cornélien. L’espace d’un instant, Julie met sa vie sur pause et s’élance dans les rues d’Oslo, soudainement figées, à la recherche d’Eivind. Ces deux tableaux de la vie de Julie auraient dû se répondre à maints égards et, pourtant, ils paraissent imperméables l’un à l’autre : ce contraste saisissant résume assez bien l’équilibre fragile sur lequel le film repose.
Un pas de côté qui coûte cher
Les premiers chapitres de Julie – dont le titre original, Verdens verste menneske, soit La Pire Personne au monde, avait d’ailleurs beaucoup plus de mordant – parviennent à imposer un rythme et une légèreté dans l’air du temps et brossent le portrait d’une femme libre, au franc-parler déroutant et portant son féminisme à bras-le-corps. Toujours dans le bon tempo, jamais dans la surenchère et d’un naturel déconcertant, la performance de Renate Reinsve (présente de quasiment tous les plans) est en cela magistrale. La sincérité qui se dégage de son jeu constitue indéniablement la force motrice du long-métrage.
Mais celui-ci semble malheureusement perdre de sa substance lorsque Joachim Trier force le trait, comme lors d’une séquence sous psychotropes où le réalisateur succombe à la tentation d’une imagerie gentiment provocatrice, cédant à une simplification grossière des tourments de son personnage principal, ou bien lors de la scène de rupture précédemment évoquée. C’est précisément lorsque la mise en scène reste témoin – sans pour autant s’effacer – que peut exister pleinement le personnage de Julie. Au contraire, elle perd de son efficacité lorsqu’elle sort de son retrait pour signifier son importance, jusqu’à en faire perdre de vue le cœur du film.
Le film finit ainsi par opérer un virage inattendu autour du personnage d’Aksel – difficile de ne pas y voir l’alter ego du réalisateur –, dont la nostalgie et le sentiment de ne plus être en phase avec son époque (et dont l’aigreur teintée d’angoisse se déverse dans un dialogue de sourds avec une journaliste dont on se serait bien passé) finissent par prendre trop de place, malgré l’intensité dramatique du récit. Tout repose alors sur les épaules de Renate Reinsve, dont la générosité dans le jeu parvient, jusqu’au dénouement, à faire oublier les écarts d’une mise en scène parfois trop satisfaite d’elle-même.
Julie (en 12 chapitres) de Joachim Trier, avec Renate Reinsve, Anders Danielsen Lie, Herbert Nordrum, 2h08, en salle le 13 octobre 2021.