Entretien

Dee Nasty et DJ Fab : “Quand le hip-hop est arrivé, c’était comme si on n’attendait que ça“

02 octobre 2023
Par Grégory
Dee Nasty et DJ Fab : “Quand le hip-hop est arrivé, c’était comme si on n’attendait que ça“
©Alessandro Lucca/Shutterstock

Dee Nasty et DJ Fab ont vécu les débuts du hip-hop en France. Le premier en est un de ses pionniers, le second un de ses enfants. Avec leur vision, ils nous racontent l’installation ultrarapide du hip-hop dans l’Hexagone et son évolution depuis ces 50 dernières années.

Pouvez-vous nous rappeler les valeurs du hip-hop ?

Dee Nasty : Les valeurs sont les suivantes : love (l’amour), peace (la paix), unity (l’union) and having fun (s’amuser). Ensuite, s’est ajouté knowledge, c’est-à-dire la connaissance, qui est un apport de la Zulu Nation. Et le cinquième élément, c’est l’excellence.

Comment la France a-t-elle accueilli la naissance du hip-hop ? Comment son arrivée s’est-elle manifestée concrètement ?

DJ Fab : On a senti qu’il y avait un truc qui arrivait sans savoir le décrire précisément. Mais musicalement, il y avait bien quelque chose. Le dimanche après-midi, j’allais au Bataclan et je voyais aussi des changements, notamment dans la tenue vestimentaire des mecs. Ça bougeait aussi dans la musique, les morceaux étaient moins connotés soul-funk ou jazzrock. Ça devenait plus « b-boys ».

Quels ont été les autres éléments de ce mouvement ?

D. N. : Il y a eu l’émission de Sidney, H.I.P.O.P, qui a été le marqueur d’une évolution. Et il ne faut surtout pas sous-estimer l’influence de la Zulu Nation. Même si on n’y appartenait pas, on protégeait ses valeurs et elles nous ont fédérés, surtout que tout ça s’est passé assez vite, entre 1982 et 1984. Ensuite, il y a eu des gens partout, dans toutes les disciplines, dans le rap, le deejaying ou le graffiti. 

Selon vous, pourquoi le hip-hop s’est-il aussi fortement et aussi rapidement implanté en France ?

D. N. : À l’époque, les jeunes des quartiers ont vu leurs grands frères mourir du sida, d’overdose ou finir en prison. Ils ne voulaient absolument pas reproduire ce schéma. Quand le hip-hop est arrivé, c’était comme si on n’attendait que ça. C’est pour ça qu’on a plongé dedans avec une telle force.

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D. F. : On était ensemble, peu importe nos origines. À mon sens, il y a aussi un autre aspect qui a permis le développement du hip-hop en France. Il a fédéré quelque chose entre nous et il nous a soudés contre les skinheads notamment. On n’était pas des bandes, mais on marchait ensemble pour éviter les ratonnades. Ça nous donnait de la force et ça a forgé des amitiés indestructibles.

Comment réagissaient les artistes américains qui venaient à Paris ?

D. N. : Ils étaient impressionnés ! Tous les artistes qui sont passés en France à cette période, comme Public Enemy et Cash Money, hallucinaient sur le mélange des couleurs qu’ils voyaient dans les salles de concert. Il y avait des noirs, des rebeus, des blancs.

D. F. : Contrairement aux Américains qui expliquaient qu’ils venaient de Brooklyn ou du Bronx, on connaissait nos origines. Eux se sont mis à leur recherche plus tard alors que nous, c’était notre force et ça leur mettait la pression quand ils débarquaient en France.

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Quels souvenirs avez-vous de cette époque ?

D. F. : Nous, quand cette culture est arrivée, on prenait tout. J’allais aider mon pote à graffer, je dansais, on a tous touché à tout. Tu pouvais exceller dans un truc… Dan, ça a été le deejaying, mais j’allais donner un coup de main ou voir mes potes graffeurs et danseurs. Aujourd’hui, les mecs excellent peut-être dans quelque chose, mais ne s’intéressent pas à ce qui se passe autour, c’est dommage. Cette culture, c’est un tout, s’il manque quelque chose, on n’est pas complet. Ça existe aussi aux États-Unis, il ne faut pas croire que c’est uniquement un phénomène français.

D. N. : Exactement, j’ai graffé, mais j’étais DJ, j’ai rappé également, on essayait tout. On était content de rencontrer d’autres personnes qui avaient la même démarche que nous. On n’était pas juste dans un seul élément. Surtout que s’il n’y a pas la connaissance, les autres ne te servent à rien. C’est la connaissance qui te permet de comprendre les autres éléments. Quand on a reçu le hip-hop, il y avait tout dedans. À partir de là, on a ouvert la boîte, on avait le choix, on était comme des gosses ! C’était extraordinaire, tout le monde pouvait choisir sa voie, il n’y avait pas de plan de carrière, ça nous faisait juste du bien au cœur. Tu pouvais dessiner, prendre une bombe, faire un petit pas de danse, tout était enthousiaste et positif. 

« Il y a des jeunes qui s’intéressent aux valeurs d’origine, qui les transmettent et qui les perpétuent. Il y a aussi les anciens qui se serrent les coudes. On a vieilli, mais on continue de porter ce qu’on peut porter tant qu’on peut encore le faire ! »

Dee Nasty

À quel moment la situation bascule-t-elle dans ce que l’on connaît aujourd’hui du milieu rap ?

D. N. : Le changement le plus important se fait à la fin des années 1990 et on ne s’en remet pas. Tout s’est séparé : la danse dans son coin, le graff dans son coin… Les rappeurs font leur truc, ils ont leurs sponsors, leurs propres championnats. Je situerais ça vers 1997-1998. Je donnais beaucoup de conférences à l’époque et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à entendre des artistes dire : “Je rappe, mais je ne m’intéresse pas au reste.” J’essayais de leur expliquer que s’ils rappaient aujourd’hui, c’est justement parce qu’il y avait eu le reste.

Il y a aussi l’émergence de Skyrock, qui a isolé le rap des autres disciplines. Elle l’a mis en mode autoroute, elle veillait sur les paroles, la taille des morceaux, leur construction, etc. Les artistes et les maisons de disques sont rentrés dans ce jeu et ça a changé beaucoup de choses.

D. F. : Dan dit un vrai truc quand il parle de certains rappeurs français qui ont arrêté de s’intéresser au reste. À cette période, il y a vraiment une scission avec des mecs qui ne font que du rap et qui se fichent du reste. D’ailleurs, tu vois bien qu’à aucun moment dans leurs textes ils n’évoquent la culture. Et ça perdure jusqu’à aujourd’hui. C’est dommage, parce que s’ils rappent, c’est qu’une culture les a amenés là. Les Américains l’ont fait aussi, il ne faut pas croire que c’est uniquement propre à la France.

L’esprit hip-hop existe-t-il encore aujourd’hui ?

D. F. : Évidemment. Il est présent dans une minorité qui reprend nos valeurs de base, celles qu’on a connues au début : love, peace, unity et having fun. C’est bien, mais ils ne sont pas assez. On est écrasé par une vague qui se fiche complètement de la culture hip-hop et qui prend juste ce qu’il y a à prendre. C’est notamment la raison pour laquelle tout est divisé, le rap d’un côté, la danse de l’autre…

Restez-vous confiant pour la culture hip-hop ?

D.N. : Oui. Le rap reste la musique la plus écoutée en France, le graff est super vaillant et omniprésent, on est toujours dans les meilleurs du monde en danse, en deejaying aussi. On a reçu un beau cadeau et je reste confiant pour le futur. L’esprit a évidemment changé, il s’est transformé. Mais il y a des jeunes qui s’intéressent aux valeurs d’origine, qui les transmettent et qui les perpétuent. Il y a aussi les anciens qui se serrent les coudes. On a vieilli, mais on continue de porter ce qu’on peut porter tant qu’on peut encore le faire !

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Grégory
Grégory
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