L’intelligence artificielle (IA) sera-t-elle le catalyseur d’une nouvelle guerre froide ? Les frictions entre les États-Unis et la Chine autour de cette technologie sont de plus en plus manifestes.
En matière de nouvelles technologies, les dissensions entre la Chine et les États-Unis remontent à de nombreuses années. Mais depuis 2008, l’essor de la Chine semble inéluctable. Si bien qu’en 2018, Donald Trump a lancé une guerre commerciale qui se poursuit encore aujourd’hui. D’un côté, les États-Unis sont résolus à maintenir leur suprématie technologique ; de l’autre, le pays de Xi Jinping aspire à concrétiser son plan décennal « Made in China 2025 » pour imposer son leadership économique et technique mondial.
Le 9 août 2023, Joe Biden a accentué cette tension en promulguant un décret interdisant certains investissements américains en Chine dans des domaines tels que les puces informatiques avancées. Pour d’autres secteurs technologiques, l’approbation du gouvernement américain est désormais requise. La Maison-Blanche veut s’assurer que les fonds américains ne contribuent pas au développement de technologies avancées en Chine.
Les technologies avancées, cheval de Troie de l’armement chinois ?
Joe Biden se dit préoccupé par le fait que les investissements américains pourraient financer des technologies sensibles, susceptibles d’être utilisées un jour à l’encontre des États-Unis et de leurs alliés. Le Président démocrate a notamment évoqué « les technologies et produits sensibles essentiels aux capacités militaires, de renseignement, de surveillance ou de cyberactivation ». La crainte du chef d’État est légitime : ces dernières années, des investisseurs américains ont discrètement investi dans des entreprises chinoises spécialisées en IA, reconnaissance faciale et informatique quantique. Les prises de participation américaines dans deux IA chinoises de reconnaissance faciale, SenseTime et Megvii, ont été particulièrement controversées. En cause ? Ces technologies servent la surveillance d’État en Chine.
La Maison-Blanche redoute que des avancées en matière d’intelligence artificielle, conçues à l’origine pour un usage civil, soient détournées à des fins militaires, telles que les systèmes de ciblage d’armes, les drones autonomes et les cyberarmes avancées. Des IA espionnes ? C’est une autre possibilité évoquée par Joe Biden qui craint que les intelligences artificielles ne soient mises à contribution pour identifier automatiquement des vulnérabilités logicielles ou utilisées dans la diffusion de fake news pour déstabiliser la politique américaine et/ou celle de ses alliés.
L’IA déjà dans le quotidien des Chinois
Au-delà des avancées techniques, la question de l’adoption de l’IA par la population et dans les activités économiques se pose également. Aux États-Unis, ChatGPT – officiellement interdit en Chine – connaît un grand succès. En Chine, l’IA s’intègre rapidement dans la vie quotidienne.
Outre la surveillance des populations, on croise déjà sur les réseaux sociaux des avatars infatigables qui vendent 24h/24 des produits lors de séances de cybershopping qui n’en finissent jamais. Le métier de designer est lui aussi de plus en plus précaire. Créer une nouvelle paire de baskets, des t-shirts tendances, une nouvelle campagne marketing… En quelques clics, le tour est joué. Même chose sur le plan artistique, entre œuvres d’art, groupes de musique virtuels ou encore univers de jeux vidéo créés à l’aide des IA. Cependant, la censure est rapide dès qu’un service ose critiquer le pouvoir en place. La déconnexion brutale de chatbots pour positions antipatriotiques est une réalité en Chine. « L’adhésion aux valeurs fondamentales du socialisme » n’est pas une option pour les IA.
Investissements colossaux et régulation
Le pays de Xi Jinping a une priorité : développer le secteur de l’intelligence artificielle à tout prix. Objectif affiché par le Président chinois : devenir leader dans ce domaine à horizon 2030. En conséquence, les investissements de l’État sont colossaux : 10 milliards d’euros en 2021, 14 milliards d’euros en 2023… Une ambition qui donne le vertige, mais une ambition qui est aussi une réponse aux investissements massifs des capitaux-risqueurs américains sur ce même secteur. Un développement à marche forcée que le pouvoir compte bien encadrer. Si les sept principaux acteurs de l’IA aux États-Unis ont proposé dernièrement la mise en place de différents garde-fous pour éviter les dérapages de leurs modèles de langage, la Chine a fait de même.
Elle a elle aussi adopté un ensemble de régulations du secteur de l’IA cet été. À la mi-août, elle a édicté 24 nouvelles règles pour encadrer les contenus générés par l’IA générative. La volonté est donc réelle d’imposer une éthique dans ce type d’IA et de garantir la sécurité du grand public. Afficher comme tels les contenus générés par AI, lutter contre les différentes discriminations (âge, sexe, haine raciale), interdire les fake news, respecter la propriété intellectuelle… Les règles semblent même plus strictes que celles qui s’appliquent aux IA américaines (mais moins que la législation européenne).
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La crainte d’un usage dangereux de l’IA
La Chine est soupçonnée de développer des outils d’IA capable de profiler racialement les membres de la minorité ouïghoure et de pratiquer de la surveillance de masse dans la province du Xinjiang (région autonome ouïghoure). On évoque aussi l’existence d’une IA installée dans les commissariats pour décrypter les émotions (là encore testée sur des Ouïghours).
Loin des usages fun et sympas, voilà que l’intelligence artificielle se mue donc en laboratoire de l’État policier du XXIe siècle. Et si la Chine l’utilise sur ses populations, qu’est-ce qui pourrait l’empêcher d’en faire de même avec ses concurrents ? Ce n’est donc pas un hasard si l’IA devient peu à peu un terrain de tension entre les États-Unis et la Chine. Les deux pays sont engagés dans une course pour la domination technologique. Et l’issue de cette compétition pourrait façonner autant l’avenir de l’IA que son impact sur la société mondiale.