Décryptage

Pourquoi l’animation japonaise est-elle en pleine crise alors qu’elle n’a jamais été aussi populaire ?

29 juin 2023
Par Samuel Leveque
“Demon Slayer” est l'un des anime phares du moment.
“Demon Slayer” est l'un des anime phares du moment. ©Shūeisha

Entre difficultés majeures de recrutement, problèmes sociaux et productions régulièrement stoppées, que se passe-t-il dans le monde des anime ?

On n’a probablement jamais autant parlé d’animation japonaise que ces dernières années. Loin d’être cantonnée à de simples programmes mal fagotés du mercredi matin comme dans les années 1990, la « japanime » a désormais un public très large, séduisant toutes les tranches d’âge. Les plateformes spécialisées dans le visionnage d’anime (Crunchyroll, Animation Digital Network…) se portent à merveille, les plus généralistes investissent massivement dans l’animation japonaise (Netflix, Disney +) et les sorties ciné s’enchaînent, multipliant les bonnes performances. C’est officiel : le phénomène est mondial.

Star Wars Vision, anthologie animée commandée par Disney + auprès de grands studios japonais.©Disney

D’autant plus que la qualité des productions est au rendez-vous. Des immenses succès comme L’Attaque des Titans, Demon Slayer ou Spy x Family aux surprises plus confidentielles comme Haiykuu ou Bocchi The Rock, les pépites s’enchaînent sans relâche. Chaque nouveau trimestre, une soixantaine de nouvelles séries déboulent sur le marché et, si tout n’est pas à garder, chaque saison apporte au moins une quinzaine de séries absolument brillantes. Cette industrie a donc à la fois beaucoup de clients, beaucoup de produits et beaucoup de profits. Tout devrait se passer pour le mieux, mais il y a comme quelque chose de cassé au royaume du Japon.

Des catastrophes de production et une précarité généralisée

Pendant des décennies, tout a fonctionné de manière relativement stable. Des comités de production et des chaînes de télé commandaient un anime à un studio (Toei, Sunrise, Madhouse, il y en a des centaines), et ce dernier produisait un anime en quasi-flux tendu, avec un recours massif à la sous-traitance, notamment en Corée du Sud.

À l’exception des postes les plus prestigieux, les salaires d’animateurs ou d’intervallistes étaient bas, mais la plupart étaient tout de même pourvus, et les dessins animés sortaient le plus souvent dans un état correct, à l’heure prévue. Mais, depuis quelques années, la mécanique semble se gripper.

Les auteurs de Märchen Mädchen ont été contraints de livrer des épisodes dans un état lamentable.©hoods entertainment

En 2018, l’obscure série Märchen Mädchen est devenue la risée des otakus et a vu sa production s’écrouler après quelques épisodes. Les dessins étaient de plus en plus approximatifs, le design des personnages grotesque, l’animation s’est raidie, et la série a fini par interrompre sa diffusion à deux épisodes de sa conclusion.

Ce qui était alors un événement relativement rare et cantonné à de petites productions s’est pourtant multiplié rapidement. Stars Align, un anime ambitieux sur le tennis, a dû abruptement plier bagage après 12 épisodes sur les 24 prévus. Wonder Egg Priority, une série de magical girls, a repoussé son (catastrophique) épisode final de plusieurs mois. L’Attaque des Titans a quant à elle été contrainte d’étaler sa dernière saison sur quatre longues années de production disparate.

Stars Align, une série amputée de la moitié de son scénario.©8-bit

Le phénomène s’est récemment accéléré : si le Covid-19 a énormément joué dans la désorganisation de la production en 2020, il ne se passe plus une semaine de 2023 sans qu’un anime soit « interrompu en raison de la pandémie ».

Une excuse servant en bonne partie de parapluie aux producteurs d’animation japonaise pour ne pas admettre frontalement la réalité de leur industrie : un manque criant de bras, dû à la faible attractivité de métiers horriblement difficiles et faiblement payés.

Trop de productions pour trop peu de bras mal payés

À l’exception de personnalités clés et de quelques rares studios employant du personnel permanent, l’animation japonaise repose sur des armées d’animateurs freelances payés à la tâche. Les comités de production prennent l’essentiel du risque financier, mais accaparent aussi une bonne partie des recettes : un système qui protège les studios de la faillite en cas d’échec, mais leur laisse un budget souvent limité aux quelques stars du milieu. Il reste donc encore moins de fonds pour payer les douga-men, les petites mains de l’animation trimant extrêmement dur pour des salaires parfois inférieurs à 300 € par mois.

Trailer de Wonder Egg Priority.

Ces salaires peinent à décoller, mais la production s’est multipliée à l’envi : une centaine de nouveaux anime par an en 2000, 200 en 2010, et près de 300 l’an passé. Dans le même temps, le nombre de personnes attirées par les métiers de l’animation ne cesse de s’éroder, ce qui pousse les studios à amplifier encore la charge de travail sur les animateurs restants. Le résultat ne se fait pas attendre : multiplication des burn-out, maladies, démissions… Les séries animées en pâtissent logiquement, conduisant à des effondrements de productions parfois spectaculaires.

La parole des employés est rare (on parle rarement ouvertement de son travail au Japon), mais les témoignages se sont cependant multipliés récemment. Certains studios se retrouvent désormais avec des délais tout simplement impossibles à tenir et les employés, peu nombreux, sont exténués. Que dire de certaines compagnies qui vont jusqu’à opérer en infraction totale avec le code du travail japonais (pourtant pas très exigeant), comme en témoignent les problèmes de management imputés aux célèbres studios Madhouse ou 4C il y a quelques années ?

Nier: Automata Ver1.1a, dont la production a été gelée deux fois d’affilée, est en pause depuis des mois.©A-1 Pictures / Square Enix

Pire encore : alors que la popularité de la japanime s’est mondialement accrue ces dernières années, le Japon a été frappé par des phénomènes accentuant encore la paupérisation, notamment une vague d’inflation comme le pays n’en a pas connu depuis les années 1960. Les travailleurs indépendants n’ont pas vu leurs prestations revalorisées en conséquence, ce qui a conduit à de nouvelles difficultés de recrutement.

Le tout, effectivement combiné à une vague de Covid-19 ayant durement frappé l’Asie l’hiver dernier, a conduit à un déluge d’arrêts de production et de diffusion : Coma héroïque dans un autre monde, NieR: Automata Ver.1.1a, Ayakashi Triangle, Spy Classroom… Plus d’une dizaine de séries se sont arrêtées en quelques semaines, certaines n’ayant aucune perspective de reprise avant des mois. Que vous soyez abonnés à Crunchyroll, ADN, Netflix ou Disney+, vous avez forcément vu un de vos shows préférés passer soudainement à la trappe en plein milieu de saison.

L’espoir d’une amélioration lointaine, mais possible pour les animateurs

L’équation semble pour le moment quasiment impossible à résoudre : tant que le système sera basé sur des travailleurs indépendants au salaire indécent et que la production continuera de voir son volume augmenter, la situation restera totalement dysfonctionnelle. Les comités de production cherchant à sanctuariser leurs marges, il y a assez peu à attendre de leur côté et les studios devront continuer à se débattre avec des budgets très serrés.

Violet Evergarden est une série intégralement produite en interne par Kyoto Animation.©Kyoto Animation / Netflix

À l’exception bien sûr de quelques studios comme Kyoto Animation, qui a internalisé la chaîne de production et dont tout le personnel est employé en CDI et formé au sein de la compagnie, ce qui explique la régularité et la qualité de leurs productions (Violet Evergarden, K-On ou le très récent anime de sport Tsurune: The Linking Shot).

Des initiatives existent néanmoins pour tenter d’améliorer le quotidien dramatique des animateurs japonais. Dès 2011, l’association japonaise Animator Supporters a commencé à alerter sur la paupérisation des métiers de la japanime et a ouvert en 2018 un internat très actif sur les réseaux sociaux permettant de loger, former et aider les juniors du métier pour les soutenir dans leur début de carrière.

De plus, grâce à la montée en puissance du télétravail et à l’arrivée de studios plus internationaux (chinois, américains, français…) sur le marché, nombre d’animateurs parviennent à compléter leurs revenus en travaillant pour des clients étrangers. Une situation qui aggrave les problèmes de recrutement des studios, mais pourrait à terme obliger les comités de productions japonais à s’aligner sur les standards de salaires internationaux et à déléguer des budgets plus cohérents à leurs prestataires.

On notera enfin les (timides) efforts du gouvernement japonais et de quelques fondations privées pour soutenir les employés de l’industrie de l’animation, en appuyant les initiatives du petit syndicat du secteur, la JaniCA. Leur plus grande réussite est sans doute le projet d’entraînement des jeunes animateurs, un programme subventionné permettant aux jeunes de faire leurs preuves.

Hachimitsu Suicide Machine est l’un des courts-métrages de jeunes animateurs soutenu par le projet d’entraînement des jeunes animateurs en 2021.©Usagi ou inc

Des initiatives qui ne pèsent pas beaucoup dans la balance, mais qui ont permis de mettre la situation dans le débat public, la question des salaires dans l’animation étant désormais l’objet de projets de loi (souvent portés par l’opposition de centre gauche, mais avançant de manière relativement transpartisane) promettant une meilleure protection des salariés.

Enfin, on note que de timides augmentations de salaire commencent tout juste à se multiplier dans les studios pour endiguer la fuite des travailleurs vers des emplois plus rémunérateurs. L’animation japonaise est très loin de la sortie de crise, mais les choses bougent. Lentement.

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