Entretien

Océane Herrero : “TikTok a été extrêmement efficace pour se répandre dans la société”

15 avril 2023
Par Kesso Diallo
Océane Herrero : “TikTok a été extrêmement efficace pour se répandre dans la société”
©DR

Journaliste économique à Politico, Océane Herrero vient de publier Le Système TikTok, comment la plateforme chinoise modèle nos vies, après avoir enquêté sur les pratiques du réseau social chinois pendant plus de deux ans.

Comment expliquer la popularité de TikTok par rapport aux autres réseaux sociaux ?

TikTok a bénéficié de plusieurs choses qui sont allées dans son sens et, parallèlement, il a su mettre en place une stratégie assez efficace. Concernant les choses allant dans son sens, il y avait évidemment le contexte de la crise sanitaire, qui a propulsé l’application et créé un besoin de nouveauté, d’évasion chez les utilisateurs. TikTok est cependant resté énormément dans les usages, donc on est sur un phénomène de fond.

Le succès de l’application tient justement à cette espèce d’évasion qui s’est constituée sur la plateforme. Lors des confinements et même après, grâce aux tendances extrêmement puissantes sur l’application, au fait que les utilisateurs sortent un peu de leur cercle social en tant que tel vu que TikTok favorise un peu moins les contenus des proches pour fouiller, au sens large, les contenus publiés sur sa plateforme. Il y a donc, quelque part, un côté extrêmement libérateur sur le réseau social, à la fois pour les utilisateurs, qui vont découvrir beaucoup de contenus différents, et pour les créateurs qui vont avoir un espace de créativité assez important.

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Il y a aussi l’aspect marketing : TikTok a été extrêmement efficace pour se répandre dans la société, en commençant par les jeunes. Les adolescents ont été la première cible de la plateforme, à l’heure où elle était principalement focalisée sur les chorégraphies, les trends. Elle a ensuite étendu son audience petit à petit avec une stratégie progressive : après les jeunes, elle a demandé aux créateurs de faire davantage d’efforts pour faire des vidéos un peu plus variées. TikTok est aussi allé chercher des créateurs sur les autres plateformes afin de bénéficier de leur créativité.

Il y a donc eu un mélange de circonstances, de stratégie et évidemment de technologie, grâce à l’algorithme de TikTok, qui est maintenant réputé – en tout cas sur les plateformes sociales – comme étant l’un des plus performants pour cibler l’utilisateur, comprendre ce qu’il veut et lui proposer en permanence ce dont il a envie ou, en tout cas, ce que l’application perçoit de ses envies. Aujourd’hui, l’audience de TikTok, avec plus de 20 millions d’utilisateurs en France, se couple à un usage qui est assez énorme en durée vu qu’en moyenne, un utilisateur passe 1h30 sur la plateforme tous les jours. Un temps qui a largement dépassé celui passé sur les autres réseaux sociaux pour un certain nombre d’utilisateurs.

Dans votre livre, on voit l’importance de l’algorithme, qui est personnifié par les utilisateurs et les créateurs de contenus…

C’est l’aspect qui m’a fasciné dans cette plateforme : cette relation extrêmement particulière qui se noue entre les utilisateurs et l’appli et entre l’algorithme et les créateurs. C’est une relation extrêmement asymétrique, dans laquelle les utilisateurs et les créateurs de contenus projettent énormément de choses sur l’algorithme, qui leur renvoie une espèce de miroir déformant de leurs envies, de ce qu’il anticipe de leurs désirs. C’est, aujourd’hui, un facteur important pour les utilisateurs, dans la manière dont ils se développent et développent des idées, en particulier chez les jeunes.

« C’est un espace extrêmement apprécié, car très créatif et très réconfortant, mais il y a aussi un inconfort lié au fait d’être si bien connu par une technologie. »

Océane Herrero

Pour les créateurs, c’est, en quelque sorte, une autorité extrêmement mystérieuse. Tous sont persuadés que l’algorithme est plein de secrets. Ils se sentent souvent un petit peu soumis à ses désidératas qui les forcent à se réinventer en permanence, à produire toujours plus pour espérer que l’algorithme va aimer une de leurs vidéos.

Les personnes avec qui j’ai parlé ont décrit une personnification dans le rapport que j’ai trouvée assez intéressante et assez effrayante aussi, dans un sens.

Vous avez interrogé de nombreux utilisateurs pour votre enquête. Qu’avez-vous tiré de leurs témoignages ?

Diverses choses. Ça m’a un peu challengé sur la manière dont je travaillais, parce qu’on a l’habitude d’attendre énormément de la veille qu’on fait sur les réseaux sociaux pour parler des réseaux sociaux. Du fait de la spécificité de TikTok et de cette personnalisation, je me suis rendu compte qu’il fallait nécessairement échanger avec beaucoup d’utilisateurs pour comprendre les expériences de chacun sur la plateforme. Parce qu’une personne qui n’a pas mon âge, n’est pas du même genre ou de la même catégorie socio-professionnelle que moi va avoir une expérience totalement différente du réseau social.

Cela m’a poussée à aller demander individuellement aux personnes ce qu’elles y voyaient. Conséquence : tout le monde a une expérience assez différente de TikTok. De ces témoignages ressortent tout de même certaines généralités, dont un rapport assez paradoxal à la plateforme. C’est un espace extrêmement apprécié, car très créatif et très réconfortant, mais il y a aussi un inconfort lié au fait d’être si bien connu par une technologie. C’est beaucoup ressorti dans les témoignages.

Face à ce sentiment d’impuissance, mais aussi à celui d’addiction que l’appli peut créer, les utilisateurs – comme pour beaucoup de choses en ligne – ont l’impression ne pas avoir de prise ou, en tout cas, que les outils fournis par TikTok ne sont pas suffisants face au gouffre d’attention que l’application est aujourd’hui.

Justement, dans votre livre, on voit que les jeunes, inquiets de l’impact de l’appli sur leur santé mentale, cherchent à limiter leurs usages…

C’est une chose qui est souvent remontée chez les utilisateurs. Chacun est un peu face à lui-même et aux limites qu’il arrive à se fixer pour limiter son usage. Il y a des lycéens qui suppriment l’application pendant la semaine pour pouvoir réviser. D’autres utilisateurs essayent de se couper complètement de l’application et certains préfèrent ne pas savoir combien de temps ils passent sur TikTok. Ce comportement revient assez souvent parce qu’au final, on a une perception du temps qui est totalement différente sur l’application.

« L’enjeu de survie du réseau social se passe dans les Parlements, dans les Congrès. »

Océane Herrero

C’est un phénomène qui revient aussi dans les échanges : ouvrir l’application, se dire qu’on va y passer cinq minutes et se réveiller 30 minutes plus tard sans avoir réalisé qu’on y avait passé autant de temps. Ce rapport au temps et à l’application est généralement vertigineux pour les utilisateurs.

Votre livre est sorti alors que TikTok traverse une période difficile, avec de multiples interdictions liées à la sécurité des données. À quoi ressemble le futur pour l’application ?

C’est une véritable question : l’avenir de TikTok et la manière dont l’entreprise va pouvoir survivre. C’est nouveau dans le sens où, pour beaucoup de plateformes, la fin de la popularité et de l’usage correspond au moment où elles tombent en désuétude, où les jeunes utilisateurs ne sont plus trop là et où elles ont perdu les créateurs de contenus.

Avec TikTok, on va vraiment être dans une situation différente car, aujourd’hui, l’enjeu de survie du réseau social se passe dans les Parlements, dans les Congrès. C’est un enjeu de lobbying. Dans quelle mesure l’application va-t-elle réussir à garantir aux gouvernements occidentaux qu’elle n’est pas nocive et qu’elle n’est pas un danger sur le plan géopolitique ? On voit qu’aujourd’hui, c’est extrêmement difficile pour TikTok de faire entendre cette voix-là, en particulier aux États-Unis, sachant que « l’affrontement » des États-Unis avec la Chine fait partie des rares consensus un peu bipartisans dans le pays. L’appli est sur des charbons ardents.

Ce sera intéressant de voir déjà comment ça se passe aux États-Unis, parce que je pense que ça sera décisif et, ensuite, dans quelle mesure les gouvernements européens décideront ou pas de suivre la position américaine. Même si l’Union européenne (UE) a pris ses propres décisions en interdisant l’application à ses fonctionnaires assez rapidement, on n’en est pas encore à ce stade de discussions en Europe, on ne parle pas de bannir complètement l’application au sein d’un pays ou de l’UE. Une partie déterminante de l’avenir de TikTok se joue aussi aux États-Unis, parce que beaucoup de créateurs viennent de ce pays-là. En tout cas, une interdiction de l’application dans le pays serait très bénéfique pour les autres réseaux sociaux qui n’avaient pas vu venir, du moins pas avec autant de force, cette concurrence de l’appli d’origine chinoise.

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Kesso Diallo
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Journaliste