Entretien

Jean-Emmanuel Bibault : “L’IA occasionnera des changements majeurs d’ici 10 à 15 ans”

18 février 2023
Par Kesso Diallo
Jean-Emmanuel Bibault : “L’IA occasionnera des changements majeurs d’ici 10 à 15 ans”
©Jean-Emmanuel Bibault

Médecin cancérologue et chercheur en intelligence artificielle, Jean-Emmanuel Bibault a publié en janvier 2041 : l’odyssée de la médecine, un ouvrage qui montre comment l’IA bouleverse le milieu de la santé.

Détection, traitement… L’IA va-t-elle bouleverser la médecine et quelle place auront les médecins ?

L’IA va être utilisée pour faire des choses que les humains savent déjà faire. On a déjà quelques exemples en radiologie, avec le dépistage d’un cancer du sein sur une mammographie ou d’un cancer du poumon sur un scanner. On n’y est pas encore tout à fait, mais presque. L’IA révolutionne aussi déjà les choses dans le domaine de la cancérologie. En radiothérapie – ma spécialité –, on a par exemple besoin de définir la zone que l’on cherche à traiter sur les scanners des patients pour y envoyer les rayons. Ce contourage était fait manuellement et pouvait prendre plusieurs heures, voire une demi-journée parfois, en fonction des cas les plus complexes. Cette délinéation peut désormais être réalisée en deux à trois minutes grâce à l’IA, ou plus précisément avec le deep learning (apprentissage profond de réseaux neuronaux).

Ce sont des choses qui sont déjà utilisées dans la routine de l’hôpital, mais il y en a d’autres qui relèvent encore un peu de la recherche, de l’anticipation. Il s’agit de l’utilisation de l’IA pour faire de la prédiction, soit savoir cinq à dix ans à l’avance si un patient risque de développer une maladie ou si un autre dont la maladie a déjà été diagnostiquée va en guérir ou pas.

Dans ce contexte, la place des médecins va un peu dépendre de leur spécialité. Certaines vont être radicalement transformées, à l’image de la radiologie, où beaucoup de choses effectuées par les radiologues vont être faites avec de l’IA, surtout pour les assister. De façon plus globale, quelle que soit la spécialité, l’ensemble des opérations techniques prendront moins de temps au médecin qui, paradoxalement, va se recentrer sur les activités plus humaines, qui ne peuvent pas encore être réalisées correctement par la machine. Cela va donc renforcer le temps qu’il a pour la consultation médicale, la relation avec le patient et l’empathie.

Dans votre livre, on se rend compte que l’IA est déjà présente dans plusieurs domaines de la médecine…

L’IA est utilisée en routine dans plein de domaines, surtout ceux liés à l’imagerie médicale, à l’analyse d’images (radiographie, scanner, IRM…). On utilise les mêmes types de réseaux neuronaux que ceux servant par exemple à reconnaître les visages sur les photos publiées sur Facebook, mais là, ils permettent d’identifier un nodule sur un scanner ou encore une tumeur du sein sur une mammographie.

« Si on a des IA qui interprètent des scanners, dépistent des cancers, etc., on aura probablement moins besoin de le faire nous-même. On risque donc de perdre ce savoir-faire-là si on n’y prête pas attention. Comment va-t-on faire pour continuer à enseigner la médecine et avoir de bons médecins pour les générations suivantes ? Il faudra des humains capables de vérifier que l’IA ne fasse pas n’importe quoi. »

Autre exemple : aux États-Unis, une startup a mis au point une IA capable de détecter les hémorragies cérébrales extrêmement rapidement. Elle est tellement rapide que les chercheurs ont réussi à montrer que les patients diagnostiqués par ce système gagnaient beaucoup de temps par rapport à ceux diagnostiqués par des médecins humains. À tel point que Medicare – la sécurité sociale pour les personnes n’ayant pas d’assurance privée aux États-Unis – rembourse l’utilisation de ce logiciel d’IA.

Couplée au smartphone, l’IA permet aussi de détecter les AVC ou la maladie de Parkinson, grâce à des applications ou à la caméra frontale de l’appareil. Elle peut également être utilisée pour poser des questions à un patient, évaluer son activité physique, l’évolution de son poids, etc., afin de pouvoir détecter quelque chose d’anormal, qui laisserait penser qu’il est atteint d’une maladie, le plus tôt possible.

Vous faites aussi un parallèle entre l’IA, Internet et les smartphones. Pensez-vous qu’elle sera, plus tard, aussi importante ?

Étant fan de cinéma et de science-fiction, j’essaie de faire le rapport entre ce que l’on voit et ce qu’on connaît dans les films comme Blade Runner, Minority Report ou encore Bienvenue à Gattaca. Je pense qu’on ne va pas être très loin de ce qui est dépeint dans ces films avec l’IA. Pour illustrer cela, j’explique que, comme beaucoup de personnes, j’ai connu le monde avant les smartphones. L’iPhone n’est disponible que depuis 16 ans, ce qui n’est pas énorme. Pourtant, les changements qu’il a occasionnés sont vraiment gigantesques. Je pense donc que l’IA occasionnera des changements majeurs d’ici dix à 15 ans et que nous ne sommes pas encore capables de vraiment les imaginer ce que va changer pour la plupart d’entre eux.

Une chose est sûre : elle sera à tous les niveaux, à la fois visible – dans les ordinateurs, les smartphones et les montres connectées – et invisible. C’est ce dont je parle vers le milieu du livre avec ce qu’on appelle l’IA ambiante ou ubiquitaire, soit une IA qui est partout et impalpable. Elle va par exemple gérer les flux de patients dans les hôpitaux ou alors gérer le temps d’attente chez le médecin. Des applications existent déjà, notamment dans certains hôpitaux en Asie du Sud-Est, où l’IA permet d’indiquer au patient son temps d’attente. Il peut donc aller faire autre chose en attendant son médecin plutôt que de rester dans la salle, ce qui peut parfois être frustrant. De nombreuses applications vont ainsi aller du très concret au très abstrait en médecine et dans toute la gestion du patient de façon globale.

Si des craintes par rapport à l’IA sont déjà présentes, de nouvelles questions se posent aussi avec son développement, notamment concernant l’évolution du savoir médical.

Quelques équipes se posent déjà des questions à ce sujet. Il y a plusieurs choses, à commencer par la peur de perdre le savoir-faire médical. Un exemple pour illustrer cela : on apprend tous le calcul mental en primaire, mais à partir du moment où on a une calculatrice, on sait moins faire ou moins rapidement les multiplications et les divisions, parce qu’une machine le fait à notre place.

Le risque est presque le même avec la médecine. Si on a des IA qui interprètent des scanners, dépistent des cancers, etc., on aura probablement moins besoin de le faire nous-même. On risque donc de perdre ce savoir-faire-là si on n’y prête pas attention. Comment va-t-on faire pour continuer à enseigner la médecine et avoir de bons médecins pour les générations suivantes dans le contexte de l’IA ? Il faudra des humains capables de vérifier qu’elle ne fasse pas n’importe quoi.

« On est tous d’accord qu’il faut des garde-fous, qu’une régulation est nécessaire, mais celle-ci doit être positive. Il ne faut pas qu’elle freine le développement de ces techniques parce que les enjeux derrière sont multiples. »

Il y a ensuite la génération du savoir médical. Si tout ce que l’on fait au quotidien est réalisé par l’IA, qui est créée à partir de données « rétrospectives », comment faire évoluer ce savoir alors qu’on s’appuie toujours sur le passé ? Le fameux ChatGPT illustre bien ce problème. Il est très puissant, mais a été entraîné sur des données s’arrêtant en 2021. Il est donc incapable de vous répondre si vous lui posez une question sur ce qu’il s’est passé après cette année-là.

Dans votre livre, vous parlez aussi de la régulation de l’IA. Que pensez-vous du projet européen à ce sujet ?

J’ai l’impression qu’ils ne vont pas être trop concentrés sur la santé. Ce mot n’apparaît pas très souvent dans le rapport. Je pense ou j’espère qu’ils ne vont pas vouloir trop réguler. On est tous d’accord qu’il faut des garde-fous, qu’une régulation est nécessaire, mais celle-ci doit être positive. Il ne faut pas qu’elle freine le développement de ces techniques parce que les enjeux derrière sont multiples. Le premier, c’est ce que ce sont des outils très puissants et suscitant beaucoup d’espoir chez les patients. On en a donc besoin pour améliorer leur prise en charge et leur devenir.

Le second aspect, c’est que si l’Europe régule ou freine trop l’innovation dans ce domaine, les États-Unis et la Chine qui, eux, ont moins tendance à réguler, vont continuer d’avoir le leadership, à nous dépasser et nous allons devenir encore plus dépendants d’eux. C’est d’autant plus problématique que l’on sait qu’une IA créée sur une population donnée ne marche pas forcément sur une autre. On peut donc imaginer qu’une IA conçue avec des patients américains ou chinois ne va pas bien fonctionner sur des patients européens et, ainsi, conduire à des erreurs. Il faut vraiment qu’on ait nos propres IA, créées par nous-même, non seulement pour le progrès médical et les espoirs qu’elles suscitent, mais aussi pour éviter qu’elles soient mauvaises et que l’on devienne trop dépendant des autres.

2041: L’Odyssée de la médecine, de Jean-Emmanuel Bibault, Éditions des Équateurs, 19 €.

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Article rédigé par
Kesso Diallo
Kesso Diallo
Journaliste