Entretien

Michel Bussi : “Je ne peux pas être éco-anxieux, car je fais partie des responsables”

12 février 2023
Par Agathe Renac
Les romans de Michel Bussi se vendent à des millions d'exemplaires.
Les romans de Michel Bussi se vendent à des millions d'exemplaires. ©Philippe Quaisse/Presses de la Cité

L’un des écrivains les plus lus de France poursuit sa carrière sur le petit écran. Sa première série sera diffusée demain soir sur France 2, et il nous a ouvert les coulisses de son Île prisonnière.

Plusieurs de vos romans, comme Un avion sans elle, ont déjà été adaptés en série. Votre implication dans L’Île prisonnière est différente, car c’est la première fois que vous écrivez le scénario. Qu’est-ce qui vous a poussé à sauter le pas ?

La vérité, c’est que j’ai cette histoire en tête depuis 30 ans. Salem, le premier roman de Stephen King, m’a beaucoup inspiré. Il raconte l’attaque d’un village par des zombies et la résistance de ses habitants. Je voulais transposer ce récit en France, en remplaçant les créatures par des envahisseurs extérieurs [L’Île prisonnière décrit le quotidien d’habitants d’un petit village qui sont pris en otage du jour au lendemain par des activistes, ndlr].

Dès le début, je savais que ce concept devait être développé pour le petit écran, et pas dans un livre. Écrire des romans est le moyen le plus simple de raconter des histoires, car je n’ai besoin de personne. Cependant, j’ai toujours été passionné par les séries et j’ai toujours rêvé d’en inventer une.

Ce nouveau format vous inquiétait-il  ? Avec le livre, vous confiez votre histoire directement à vos lecteurs. En revanche, la série ne vous appartient pas totalement, car elle est interprétée par des acteurs, réalisée par une autre personne… Le rapport avec le public est complètement différent.

Ce nouvel exercice ne m’effrayait pas, car il me permettait de toucher une audience beaucoup plus large avec une histoire qui me tenait à cœur. J’ai la chance d’écrire des romans lus par des millions de lecteurs, mais je m’empêche de développer des intrigues sur des sujets trop précis, par peur de voir les lecteurs décrocher.

C’est le danger de vouloir être trop mainstream. À l’inverse, L’Île prisonnière passe en prime time sur une chaîne publique, ce qui me permet d’accéder à un nombre de spectateurs beaucoup plus important.

Avec ce format, je peux emmener le public vers des thématiques qu’il n’a pas l’habitude de voir. Ce serait beaucoup plus difficile dans un livre. On tombe rapidement dans un genre de “niche” quand on commence à écrire des récits plus pointus. Après, la création d’une série implique plus de monde. Il peut effectivement y avoir un sentiment de frustration, car on se dit qu’on n’aurait pas fait les choses de cette façon.

Écrit-on une série comme on écrit un livre ?

Ce n’est pas du tout la même écriture, car celle de la série est collaborative. Le scénario de L’Île prisonnière a été rédigé à quatre mains, et il a ensuite été révisé par le producteur et la chaîne en fonction des moyens disponibles. On avait beaucoup d’idées, mais on devait respecter le budget.

À l’inverse, l’écriture d’un roman n’a pas ce genre de restriction et on peut tout imaginer. Par exemple, mon dernier roman se déroule en 2097, dans un monde où on se téléporte. Si je devais l’adapter en film, ce serait très compliqué !

©Mélanie BODOLEC - FTV - CINETEVE

Le scénario d’une œuvre télévisuelle implique donc des contraintes, mais elles sont passionnantes, car il faut trouver des solutions en permanence ! Je suis très fier de L’Île prisonnière. C’était difficile d’arriver à un résultat aussi crédible, mais les réalisateurs ont hyper bien travaillé.

Quel est votre secret pour créer des personnages aussi attachants ?

Je ne travaille pas comme les autres scénaristes. En général, on commence une histoire en présentant les personnages (leurs caractéristiques, leurs quêtes, leurs faiblesses…). Les spectateurs suivent leur progression tout au long de l’œuvre ; l’histoire se construit autour d’eux. Moi, je fais tout l’inverse. Mon point de départ est mon intrigue, et les protagonistes interagissent grâce à elle.

« Je suis plutôt un adepte de la désobéissance civile. Je pense que la société ne peut pas évoluer sans elle, et qu’elle est fondamentale à tous les niveaux. »

Michel Bussi

Les chaînes ne sont pas très fans de ce fonctionnement, car elles ont besoin de connaître les héros pour dérouler le récit. Mais je pense que le spectateur ne doit pas être confronté à une sorte de fiche technique. Il doit prendre l’histoire en cours et découvrir ses personnages petit à petit.

C’est exactement comme dans la “vraie vie” : on rencontre une personne, on la trouve sympa, et on apprend à la connaître au fil du temps. Ça rend les individus plus réels. À l’inverse, cette volonté de les caractériser dès le début crée des profils stéréotypés et peu surprenants.

Vous avez aussi le don de capter l’attention du lecteur et du spectateur dès les premières minutes. Quelle est votre recette spéciale pour y parvenir ?

Je dirais que c’est instinctif, mais il faut trouver une petite originalité avant tout. Il faut se démarquer des centaines de séries et de romans policiers qui sortent tous les ans. Si la première scène s’ouvre avec un crime (aussi mystérieux soit-il) et l’arrivée des enquêteurs, vous ne parviendrez pas à capter l’attention du public. En revanche, un petit détail peut faire toute la différence.

Par exemple, mon prochain roman commence avec la découverte d’un cadavre. Jusque-là, rien d’exceptionnel. Mais cet homme qui menait une vie tout à fait ordinaire a trois papiers d’identité sur lui, comme s’il avait trois vies différentes. L’histoire va donc suivre trois femmes qui ont aimé le même homme. Tout de suite, on a une histoire différente qui nous intrigue.

Je voulais aussi surprendre les spectateurs avec L’Île prisonnière. Dès le début, on suit des îliens qui prennent une petite navette pour rentrer chez eux. C’est une journée ordinaire, avec un collégien et son père, une ado qui fait la gueule parce qu’elle voulait rester avec ses copines, une grand-mère qui rentre de l’hôpital… Et subitement, le bateau se fait canarder.

Le pilote meurt, et les passagers se retrouvent à l’eau, en comprenant que des inconnus ont pris leur île en otage. Le public est alors scotché devant son écran, en se demandant ce qu’il se passe, et comment il réagirait à leur place.

Finalement, l’île devient un personnage à part entière. Qu’est-ce qui vous intéressait dans ce territoire ?

Je réalise qu’il y a souvent des îles (réelles ou fictives) dans mes romans. Ce territoire est particulièrement intéressant, car il permet de retrouver les personnages classiques d’un village : le maire, le docteur, l’institutrice, celui qui part, celle qui l’attendait, mais qui a fini par se marier avec un autre… Et toutes les rancœurs et les jalousies qui vont avec. Ce microcosme doit collaborer et résister ensemble.

Après, il y a aussi un côté métaphorique. C’est un territoire fermé, qu’on aimerait fuir mais qu’on ne parvient pas à quitter. On pourrait l’appliquer à notre propre vie : est-ce qu’on doit rester enfermé, ou oser partir ? Enfin, la dernière raison est purement visuelle : il y a de très beaux paysages sur cette île bretonne !

Elle dégage aussi un côté inquiétant. Y a-t-il un territoire particulièrement adapté pour accueillir l’intrigue d’un polar ?

Je ne pense pas. Je commence toujours par réfléchir à mon intrigue avant de choisir le lieu idéal pour la développer. Petite confidence : à la base, la série devait se dérouler à la montagne, dans un village isolé. Malheureusement, ça représentait beaucoup trop de complications pour le tournage et la cohérence du scénario. Au final, c’est devenu une île.

©Mélanie BODOLEC - FTV - CINETEVE

Je pense que les polars peuvent fonctionner sur tous les territoires, à la ville comme à la campagne. J’ai autant de romans qui se déroulent sur une île (car j’ai besoin d’un huis clos et de personnages limités) que des livres dans lesquels on voyage beaucoup (pour que les protagonistes se ratent). Les deux fonctionnent très bien.

Cette île est donc envahie du jour au lendemain par des inconnus armés, qui confinent la population. Quel personnage auriez-vous été dans cette situation ? Celui qui lutte, celui qui essaie de comprendre ou celui qui attend sans faire de vague ?

Je pense que j’aurais été celui qui cogite beaucoup, qui essaie de trouver le traitre, de repérer les faiblesses des preneurs d’otage… En fait, j’aurais été celui qui tente d’analyser la faille du système. Je ne suis pas très doué pour mettre un pain dans la figure de l’ennemi pour me sauver, ou attraper un flingue pour le braquer. En revanche, j’aurais été très curieux de savoir ce qu’ils veulent, pourquoi, et comment contourner leur piège pour prévenir l’extérieur.

La série nous interroge sur la bonne manière de défendre nos combats. Est-ce qu’une cause juste justifie des actions violentes ?

C’est la grande question de L’Île prisonnière. Je suis plutôt un adepte de la désobéissance civile. Je pense que la société ne peut pas évoluer sans elle, et qu’elle est fondamentale à tous les niveaux. Il n’y aurait pas eu de Justes durant la Seconde Guerre mondiale si des individus n’avaient pas désobéi, il ne se passerait rien en Iran si personne n’avait commencé à se rebeller… Pour moi, la vraie question est : “Où est la limite ?”

©Mélanie BODOLEC - FTV - CINETEVE

Le passage à l’acte avec du sabotage ne me choque pas, tant que ça ne concerne que le matériel. Généralement, la ligne rouge est la violence physique, quand elle est dirigée vers autrui. Ma série est une fiction, donc elle avait besoin de méchants jusqu’au-boutistes qui sont prêts à tuer. Au début de la série, l’un des preneurs d’otage tue un îlien. La chaîne nous a demandé si c’était nécessaire, car cette scène plongeait la production dans une dimension très violente.

« Spontanément, j’aurais tendance à dire que défendre la planète en balançant du ketchup sur une œuvre d’art est ridicule. »

Michel Bussi

On a tenu bon, en affirmant que ces activistes devaient être vus comme des terroristes. Il ne devait pas y avoir d’ambiguïté. Après, on s’intéresse à leur psychologie, leurs doutes, leurs regrets… Mais le fait est qu’ils ont tué. De la même manière, je pense que les moyens d’action vont progressivement se durcir dans la réalité – et notamment sur la question de l’écologie.

On tente de faire réagir les gouvernements avec des manifestations pacifiques, des rapports scientifiques… Mais à partir du moment où il y aura des morts, des vies brisées et des réfugiés climatiques, la lutte deviendra sûrement plus violente.

Ces derniers mois, de nombreux jeunes ont réalisé des opérations contre des œuvres d’art pour sensibiliser à l’urgence climatique. Qu’en pensez-vous ?

Spontanément, j’aurais tendance à dire que défendre la planète en balançant du ketchup sur une œuvre d’art est ridicule. Mais le monde dans lequel on vit est fascinant : plus c’est stupide, plus le buzz est retentissant. C’est extraordinaire.

Au final, ils n’ont pas souillé ces toiles, et tout le monde en a parlé. Ils ont gagné sur tous les tableaux. Une action écologique a rarement provoqué un emballement médiatique aussi important. Donc ils ont eu raison de le faire – même s’il ne faut pas encourager ces actes.

Êtes-vous éco-anxieux ? Ou restez-vous optimiste quant à l’avenir de la planète ?

Je ne suis pas éco-anxieux, car je fais partie d’une génération qui ne s’est pas privée, qui a pris l’avion et qui a vécu dans la croissance et l’opulence. Je fais partie des responsables de cette situation, donc je ne me sens pas légitime de donner des leçons. J’ai un passé de scientifique, et cette inaction des politiques est juste hallucinante.

Toutes les études présentent la même conclusion, et ils ne réagissent pas. Comme je le dis dans Nouvelle Babel, on connaît les solutions ; elles sont mondiales. Il devrait y avoir des instances de gouvernance au-dessus des États, notamment pour déterminer des règles de régulation commerciale. Rien ne changera sans changement politique profond.

©Mélanie BODOLEC - FTV - CINETEVE

Finalement, je ne suis pas éco-anxieux, mais très pessimiste. On a construit un système politique mondial qui ne présente pas d’issue. Après, je repense au XIXe siècle ; il y avait une grande croyance accordée à la science. On a perdu foi dans le progrès, mais on peut avoir foi en l’homme. Il trouvera peut-être des solutions. Tout progresse tellement vite, et on ne sait pas quelles technologies on aura développées dans 30 ans. Donc il faut quand même y croire.

L’Île prisonnière sera diffusé à partir du 13 février sur France 2 et Salto. Les dernières publications de Michel Bussi sont Anaïs – Le secret de Veules-les-Roses et Nouvelle Babel en édition collector.

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Article rédigé par
Agathe Renac
Agathe Renac
Journaliste