Vingt ans après ses débuts au Japon, l’adaptation manga de la franchise de jeux vidéo Sakura Wars fait une entrée remarquée dans le catalogue des éditions Mana Books. Et si cette sortie insolite constituait justement la porte d’entrée idéale à l’univers de la série ?
Nous sommes en 1996 et le Japon ne réalise peut-être pas encore vraiment à quel point la pop culture nippone est en train de devenir le centre des préoccupations d’une bonne partie de la jeunesse occidentale. Le virus a certes déjà commencé sa propagation, mais nous n’en sommes encore qu’à l’aube d’un phénomène d’envergure dont on peut alors difficilement imaginer l’ampleur à venir. Hors du Japon, les gaijin (« étrangers ») succombent les uns après les autres à l’attrait de la triade imparable que forment les mangas, les anime et les jeux vidéo.
Le phénomène Sakura Wars, une bombe à retardement
Pourtant, le Japon va mettre des années à réaliser que nos cultures ne sont peut-être pas si différentes et que nos attentes peuvent rejoindre exactement les leurs. Il faut donc du temps avant que les J-RPG (jeux de rôle japonais) ne gagnent leur billet pour l’Europe, y compris les fers de lance Final Fantasy et Dragon Quest, dont l’arrivée tardive s’explique largement par la frilosité des éditeurs à exporter un genre considéré alors comme très éloigné des attentes du public occidental, et surtout coûteux en termes de localisation. Les J-RPG sont alors un véritable Graal pour les joueurs européens, qui n’hésitent pas à se les procurer en import, se lançant parfois dans l’apprentissage de la langue japonaise pour en déchiffrer les textes !
Alors, avec ses héroïnes pilotes de méchas (robots de combat), son système de jeu au tour par tour et ses composantes héritées des simulations de drague, le cas Sakura Wars n’était pas vraiment pressenti comme une priorité du côté des titres importer du Japon, une telle alliance n’ayant alors aucune garantie de trouver son public.
De la patience et de la passion
Et puis, la passion des joueurs a triomphé. Même non traduits en français, les premiers RPG (jeux de rôle) distribués dans l’Hexagone ont bénéficié d’un bouche-à-oreille (et d’une presse spécialisée) qui a permis d’étendre le noyau d’initiés à une véritable légion de fans. Une bonne partie des joueurs européens est devenue accro aux J-RPG au moment même où la première PlayStation apportait précisément ce qu’il manquait à ces titres très narratifs pour toucher un large public : de la visibilité, mais aussi de l’attractivité à travers la généralisation des cinématiques.
Aux yeux des joueurs occidentaux, les J-RPG sont à ce moment-là l’assurance de passer plus de 50 heures dans un univers imprégné de culture nippone et servi par des cinématiques bluffantes en images de synthèse ou en animation traditionnelle. Renversant tous les a priori, les routines du tour par tour sont elles aussi étonnamment bien accueillies par un public très ouvert. Qui a fini par avoir gain de cause et voir arriver les versions localisées des pionniers du jeu de rôle tactique sur consoles, comme Shining Force III ou Fire Emblem. Mais toujours pas de Sakura Wars… Il faut attendre 2010 pour que le jeu Sakura Wars : So Long, My Love – déjà cinquième volet d’une franchise née en 1996 sur Saturn – soit distribué en France, sur Wii.
Un concept hybride et unique en son genre
Au Japon, les jeux Sakura Taisen (titre original de la série) appartiennent à un registre bien particulier baptisé « dramatic adventure ». S’appuyant sur une direction artistique spécialement conçue pour plaire aux amateurs d’animation japonaise et de méchas, ils combinent des batailles de T-RPG (jeux de rôle tactiques) au tour par tour avec certaines routines propres aux simulations de drague. Car, au-delà de la mission principale consistant à sauver Tokyo durant l’ère Taishô (1923), les joueurs et joueuses ont l’occasion, par le biais de leur avatar masculin, de se rapprocher de leurs coéquipières pour les renforcer et ainsi optimiser leurs chances de victoire.
Des héroïnes au caractère bien trempé et toutes de nationalités différentes, qui constituent l’une des clés les plus évidentes du succès de la série. L’alchimie quelque peu explosive au sein du groupe fonctionne en effet à merveille, avec des prises de bec souvent mémorables entre l’impulsive Kanna et la précieuse Sumire… avant que d’autres générations d’héroïnes ne viennent prendre le relais par la suite. Tous ces personnages ont été élaborés par l’artiste Kôsuke Fujishima (auteur du manga Ah ! My Goddess) qui a largement contribué à donner à la série son identité graphique si appréciée des joueurs.
Un pionnier de la stratégie transmédia
Dès ses débuts, la série de jeux Sakura Taisen se démarque par sa construction calibrée à la manière d’une série animée : les chapitres y sont présentés comme des épisodes possédant des génériques de début et de fin, et annonçant ce que nous réserve l’épisode suivant. En somme, tout semble avoir été fait pour favoriser une stratégie transmédia qui apparaissait déjà comme une évidence. La licence se voit donc rapidement transposée en animation, d’abord sous forme d’OAV (Original Animation Video), puis en série TV et même en film, avant d’être relancée en 2020 dans un nouveau jeu vidéo et un anime inédit.
Sa particularité étonnante est de s’inscrire dans un processus inverse à celui qui s’impose habituellement. Ici, c’est bien le jeu vidéo qui lance la franchise avant qu’elle ne soit portée en animation, puis en manga. Une logique qui a permis à chaque média de se nourrir des autres formes d’adaptations pour se renouveler et perdurer. Sakura Wars reste d’ailleurs l’un des grands pionniers de la stratégie transmédia, si en vogue aujourd’hui.
Tapis rouge pour les comédies musicales !
Véritable institution au Japon, le phénomène Sakura Taisen est même parvenu à remplir des salles de spectacle entières de fans de tous âges venus célébrer en chœur le générique cultissime de la série. N’oublions pas que les membres de la Brigade des fleurs sont des héroïnes sous couverture. Elles sont à la fois des artistes qui jouent des spectacles musicaux sur scène et des pilotes de robots de combat (les Kôbu) qui défendent la population de Tokyo. De la fiction à la réalité, il n’y avait qu’un pas… du moins pour la partie musicale. Les seiyû (comédiennes de doublage) sont donc allées au-delà de leur travail sur les jeux et les adaptations animées pour incarner leurs propres personnages sur scène.
Il faut dire que le générique de Sakura Taisen et sa chorégraphie sont connus de tous les Japonais et Japonaises qui ont, à juste titre, réservé un accueil incroyable à ces comédies musicales composées par le talentueux Kôhei Tanaka (compositeur de l’anime One Piece et bien d’autres). En véritables passionnés, les joueurs nippons ont ovationné le talent de ces comédiennes capables de chanter sur la scène des comédies musicales, au-delà de leurs performances dans l’anime et les jeux vidéo.
Car ce sont bien elles qui incarnent le véritable fil rouge entre toutes les déclinaisons de la saga, ces shows devant beaucoup à la « Revue Takarazuka » dont les spectacles sont joués uniquement par des actrices qui s’emparent également des rôles masculins. Sakura Taisen y ajoute une modernité et un humour bienvenus, notamment grâce au personnage de Kanna, interprété par l’incroyable Mayumi Tanaka, que les fans de Dragon Ball et One Piece connaissent bien puisqu’elle est aussi la voix de Krilin et de Monkey D. Luffy.
Le manga comme porte d’entrée de la franchise ?
Mais alors, y a-t-il vraiment une place pour une adaptation manga de Sakura Wars ? En prenant le contre-pied de la logique transmédia habituelle, le jeu vidéo s’est imposé avant ses adaptations animées, mais cela n’a pas empêché ces dernières d’enrichir la franchise de manière différente et complémentaire. Lancée seulement en 2003 au Japon, l’adaptation manga est venue elle aussi apporter sa pierre à l’édifice en bouclant la boucle… 20 ans avant que les droits de cette adaptation s’ouvrent enfin dans notre pays !
Conscientes du potentiel de la franchise à séduire sur la durée, les éditions Mana Books ont eu la chance d’avoir été choisies pour publier le manga en France. Ce coup de cœur éditorial va donc permettre à toutes celles et tous ceux qui sont attachés à la licence Sakura Wars de renouer avec le phénomène sous une forme inédite et le succès d’annonce sur les réseaux sociaux prouve que les fans sont toujours là. Prévu le 5 janvier 2023, le tome 1 du manga Sakura Wars suit de près la trame du premier jeu de la série. Il raconte comment le jeune lieutenant de la marine Ichirô Ôgami se retrouve chargé de défendre la capitale japonaise contre les forces de l’ombre en prenant la tête de la Brigade des fleurs. Composée de jeunes filles travaillant sous couverture et capables de piloter des robots de combat baptisés Kôbu, la troupe de théâtre impériale (« Teikoku Kagekidan ») nous revient aussi pétillante qu’à ses débuts dans une série qui devrait compter neuf volumes.
Une suite en quatre tomes avait également vu le jour au Japon, toujours sous la plume d’Ikku Masa (dessins) et Ôji Hiroi (scénario). Le résultat se révèle extrêmement fidèle à l’œuvre originale et reprend le design des personnages de Kôsuke Fujishima. Avec sa touche steampunk et son atmosphère hybride reprenant les mêmes ingrédients que dans les jeux et les versions animées (romance, humour, action), le manga Sakura Wars pourrait bien toucher un tout nouveau public, au-delà des aficionados qui soutiennent la série depuis ses débuts.