Toute guerre est aussi une affaire de langue, de langue qu’on éteint, de langue qu’on veut faire survivre, de langue qui ne dit plus ou ne peut plus se dire. Et Napalm dans le cœur est justement et avant tout le récit d’une guerre contre la langue.
Séparées par une chaine de montagne, les Rocheuses, des armées se sont affrontées – et ont laissé derrière elles chaos et bandes armées, retombées radioactives et familles isolées. Mais, surtout, les belligérants ont imposé une langue et en ont interdit une autre.
Le livre suit le récit du narrateur, un jeune adolescent fugueur, et ses lettres à Boris, son amant. Lorsque la mère du narrateur est retrouvée morte, ils l’emportent tous les deux à l’arrière de leur voiture. S’en suit la traversée d’un paysage qui pourrait être situé entre la France et l’Espagne, une catalogne cauchemardesque, non par son décor mais par les vestiges humains qui s’y trouvent.
Mais c’est là le seul repère identifiable. Par un habile usage de photographies, de jours comptés en bâtonnets sur les pages et de chapitres non numérotés, le livre impose sa propre chronologie. Il s’installe dans un espace en apparence hors temps et hors sol, pour mieux délivrer une expérience de lecture marquante, à la croisée d’un Antoine Volodine (Terminus Radieux, 2014) et d’un Cormac McCarthy dont le chef-d’œuvre La Route (2005) racontait déjà – sous un angle très différent – des pérégrinations dystopiques…
Un récit intense et original
Pour accomplir son projet, Pol Guash use ici d’une voix originale, celle d’une subjectivité crûment poétique, déployée dans des chapitres taillés au plus court, travaillés comme de petits joyaux de pure perception.
Une armée d’hommes cueillaient les fruits. Des chameaux sur la plaine. Chaque arbre, une aiguille. Des chameaux qui avaient oublié leurs noms sans pour autant pardonner, les yeux hantés par la rage, animant leurs bras lorsqu’ils serraient les tiges, lorsqu’ils essuyaient le sang sur leurs vêtement. Chaque homme, une graine sur la steppe.
Pol GuaschNapalm dans le cœur
Malgré la tentation qu’on sent poindre, l’auteur ne cède jamais aux sirènes faciles de l’hermétisme. Le récit dystopique s’ancre ainsi dans un monde et dans une subjectivité organiques, dont la préhension à la première personne fait ressortir brisures et rifts.
Le soleil brille à travers les épines des arbres : une étoile sur chacune. Mon espoir était suspendu aux prochaines heures : fuir. Et à force d’attendre, une terreur : tout perdre, pour toujours. Perdre – quoi ? Je a montré un homme qui saisissait les sphères charnues d’une seule main. « On lui a coupé l’autre lorsqu’il a essayé de s’enfuir ».
Pol GuaschNapalm dans le cœur
Victimes de guerre
Le projet n’est pas, ici, d’infliger au lecteur les souffrances du narrateur, mais d’éprouver par lui et avec lui la faiblesse de la langue à dire le réel, et la nécessité de ses tentatives. Car le texte, comme les œuvres des bons poètes, a été dépassé par la réalité.
Écrit en 2019, puis traduit cette année du catalan par Marc Audi, le récit poétique ne saurait être confondu – ce n’est pas son ambition – avec la parole d’un réfugié véritable des conflits actuels. Difficile, pourtant, de ne pas y lire aujourd’hui la véritable prise d’otage de la langue accomplie au début de l’invasion de l’Ukraine ; les uns accusant les autres d’interdire « leur langue » quand le pays les a toujours toutes pratiquées. Mais la langue est moins, ici, un étendard qu’une victime de guerre – un son devenu inutile.
Le silence de Boris. Mon silence. Cherchant partout l’inconditionnel et ne disant que des choses : les mots se meurent en moi et je désapprends à dire « arbre » ou à dire « ciel », ou à dire « je n’aime pas cela » ou « j’aime ça ». Mais lorsque Boris est à mes côtés, certains mots sont inutiles. Par exemple le mot « amitié » ou le mot « aimer ». Je n’ai pas à les dire car ce ne sont pas des mots pour moi.
Pol GuaschNapalm dans le cœur
Pour garder les mots, il faut donc continuer à traduire le désir des deux amants, après une évasion et un mort, s’efforcer de décrire la guerre dans ce qu’elle impose de fuite et de dérèglement. En se frottant à ce magma, Pol Guash (ré)invente ainsi une langue crépusculaire où les mots, tels les poissons huileux qui engloutiront le corps de la mère, se nourrissent des cadavres qu’on leur donne et non plus d’eux-mêmes.
Lire Napalm dans le cœur, c’est donc plonger dans la langue comme dans une chair à vif, morte, mais animée malgré tout d’une vie invisible. Éprouver les lieux où elle n’est que silence, toute horreur bue, car ils disent sa nécessité.
Napalm dans le cœur, de Pol Guasch, trad. Marc Audi, La Croisée, 135 p. 19 €. En librairie depuis le 7 septembre 2022.