Enquête

Enquête : les comics papier ont-ils perdu leurs super-pouvoirs ?

28 août 2022
Par Michaël Ducousso
Si les super-héros sont l'emblème de la bande dessinée américaine, cette dernière ne se limite pas aux justiciers masqués.
Si les super-héros sont l'emblème de la bande dessinée américaine, cette dernière ne se limite pas aux justiciers masqués. ©Flickr/Steven Miller

Les maisons d’édition spécialisées en bande dessinée américaine tentent de nouvelles approches pour sortir leur marché de sa niche.

Le comic book est un produit culturel paradoxal. À l’origine de franchises rapportant des milliards de dollars, il ne séduit qu’un nombre réduit de lecteurs. Ainsi, Thor: Love & Thunder, sorti en juillet, a déjà attiré plus de 2 millions de Français en salle, malgré des critiques mitigées. L’ensemble des ventes de comics, pour toute l’année 2021, ne représente, en revanche, que 3,6 millions d’albums, soit une part d’à peine 4 % sur le marché de la bande dessinée en France, selon l’étude GfK dévoilée durant le dernier Festival d’Angoulême.

Les plus optimistes diront que cette vue d’ensemble cache une progression régulière (+18 % par rapport à 2020, tout de même), que ces 4 % ne comprennent pas toutes les BD venues d’Amérique, et que ce chiffre s’explique par l’incroyable succès des mangas qui écrase tout le reste du marché. Preuve supplémentaire que le secteur des comics reste malgré tout dynamique, de nouvelles maisons d’édition spécialisées continuent d’être créées, comme Black River, deuxième entité orientée BD américaine au sein du groupe Editis.

Les plus pessimistes répliqueront que les chiffres de ventes ont été gonflés par le succès des opérations commerciales proposant des comics à petits prix, que la fin de The Walking Dead, véritable locomotive du marché pendant toutes ces années, va continuer de ralentir la croissance, et que même un groupe aussi puissant que Glénat s’est heurté à ce secteur éditorial très compliqué.

Dans les deux camps, on a suffisamment d’arguments pour étayer sa vision des choses, mais une idée fait consensus chez tous les observateurs : les comic books restent un marché de niche en France. Les éditeurs tentent donc de redoubler d’inventivité pour attirer de nouveaux lecteurs.

Mauvais genre

François Hercouët, directeur éditorial d’Urban Comics, fait plutôt partie des optimistes. S’il prend les chiffres de GfK avec des pincettes, c’est surtout parce qu’il a conscience de proposer un produit qui n’a jamais été très populaire dans l’Hexagone. « Historiquement, le comic a toujours été marginal, rappelle-t-il. C’est quelque chose qu’on lisait un peu sous le manteau dans les années 1960. » Aux États-Unis, Tintin et Superman sont tous les deux considérés comme des héros de comic books, mais en France, on a effectivement pris l’habitude de bien les distinguer.

Le premier est le digne représentant de la bande dessinée franco-belge, qui a mis du temps à acquérir ses lettres de noblesse, mais qui fait désormais partie intégrante de notre paysage culturel. Le second et tous ses petits camarades en Spandex ont en revanche longtemps été considérés comme les chevaux de Troie de la culture américaine. Qui plus est, leurs tenues un peu trop moulantes et leurs aventures pleines d’onomatopées brutales, incitant la jeunesse à tous les vices, se sont attirées les foudres des autorités françaises qui ont très vite commencé à censurer les œuvres venus d’outre-Atlantique, par la loi du 16 juillet 1949.

« La bande dessinée américaine connaît un âge d’or en termes de contenus, il n’y a jamais eu autant de diversité et de bonnes BD sur le marché, tous éditeurs confondus. »

François Hercouët
Directeur éditorial d’Urban Comics

Cela a compliqué l’existence des éditeurs hexagonaux de l’époque et empêché tout un public de se familiariser avec des comics, vendus presque clandestinement. Exception faite de Mickey et son Journal, qui reste une valeur sûre des bibliothèques françaises… Sans que les lecteurs ou leurs parents ne se doutent d’avoir affaire à l’un de ces comic books tant décriés sous De Gaulle.

Bien au fait de cette période d’ostracisme, François Hercouët peut donc se montrer confiant en voyant les rayons comics bien remplis des librairies actuelles. « La bande dessinée américaine connaît un âge d’or en termes de contenus, il n’y a jamais eu autant de diversité et de bonnes BD sur le marché, tous éditeurs confondus », de quoi assurer un bel avenir au secteur. « En plus, en général, ce qu’on compte comme comics en France, ce sont les histoires de super-héros, alors que ce n’est qu’une part du secteur. Mais un sous-secteur d’un marché de niche qui fait 4 % des ventes, c’est déjà énorme ! »

Véritable chef-d’œuvre, Saga est une fresque familiale de science-fiction sans super-héros, ce qui ne l’empêche pas d’être un comic book.

Cependant, même si la situation a bien évolué depuis l’après-guerre, il reste encore beaucoup à faire pour remplir la mission qu’il s’est fixée depuis la création de sa maison d’édition en 2011 : « Mettre des comics dans les mains du plus grand nombre. » Pour ce faire, François Hercouët tente de changer l’image de son produit en intégrant ce qui a longtemps été perçu comme un sous-genre aux genres culturels mieux perçus par le public français.

« Quand on est arrivés, on a voulu créer des catalogues d’auteurs, plus que de licences, ce qui correspond plus à la culture française. En parallèle, on effectue un travail de fond, en communiquant sur les genres dans les comics, qui sont généralement bien connus et identifiés en franco-belge, et qui existent aussi en comics. »

« Le premier film Suicide Squad a révélé au grand public le personnage de Harley Quinn et a provoqué une hausse des ventes des comics liés au personnage. »

François Hercouët
Directeur éditorial d’Urban Comics

Effectivement, les aventures de Batman sont tout autant des thrillers ou des polars que des œuvres de super-héros. Dans le sens inverse, Saga, pépite de la SF contemporaine, est bien un comic book, même s’il n’y a pas de justicier masqué dans ses pages. « On fait déjà apparaître ces notions de genres dans nos catalogues pour les professionnels et sur nos albums, mais, en septembre, on va également proposer aux libraires des intercalaires à insérer dans les rayons comics pour orienter les lecteurs », que ce soient des amateurs de franco-belge jetant un œil curieux sur le rayon voisin, ou des spectateurs tout droit venus des salles obscures.

Convertir les spectateurs en lecteurs

Même s’il ne mise pas sur le public des films et des séries pour booster la croissance de son secteur, François Hercouët est bien obligé de reconnaître l’impact de ces œuvres. « J’étais chez Delcourt au moment de la série télé The Walking Dead et on a vraiment vu une explosion des ventes de comics, se souvient-il. Dernièrement, le premier film Suicide Squad a révélé au grand public le personnage de Harley Quinn et a provoqué une hausse des ventes des comics liés au personnage. »

Même constat du côté d’HiComics qui a bénéficié de l’effet Netflix – qui met aussi en lumière des titres indépendants. « À partir du moment où une œuvre est adaptée sur Netflix, elle passe dans une catégorie dans l’imaginaire commun qui n’est plus vraiment de l’indé », assure le directeur de collection, Sullivan Rouaud. Résultat, plus besoin de convaincre le public de s’intéresser à ce qui, pendant tout ce temps, se trouvait sous ses yeux sans qu’il ne le voie.

« Il y a une génération de créateurs qui assument désormais de lire des comics et communiquent dessus, donc on entre dans une normalisation des comics comme référent culturel. »

François Hercouët
Directeur éditorial d’Urban Comics

Les rééditions de Locke and Key par HiComics se sont ainsi écoulées à plus de 300 000 exemplaires ces deux dernières années, chiffre incroyable pour une œuvre indé dans un secteur de niche. Même avec la célèbre licence des Tortues Ninja, HiComics n’arrive pas à de tels résultats et « peine à avoir 2 000 lecteurs sur chaque tome ».

L’impact du cinéma et des séries est donc considérable, et d’autant plus perceptible ces dernières années que les réalisateurs eux-mêmes commencent à faire la promotion du matériau source. Comme le rappelle François Hercouët, « James Gunn, le réalisateur de Suicide Squad, a clairement revendiqué l’influence des comics en mettant en avant des titres qui l’avaient inspiré. Pareil avec Matt Reeves, le réalisateur du dernier Batman. Il y a une génération de créateurs qui assument désormais de lire des comics et communiquent dessus, donc on entre dans une normalisation des comics comme référent culturel. »

Rick and Morty et Locke and Key sont deux des licences les plus rentables de HiComics grâce à la popularité apportée par les séries Netflix.

Les différents éditeurs ont bien saisi ce phénomène et font de plus en plus concorder la sortie des films avec la publication ou la republication de toute une flopée d’aventures liées au héros du moment. Responsable comics à la librairie Bédéciné à Toulouse, Fred Ollier reconnaît que cette stratégie est indispensable sous peine de perdre des lecteurs, mais pas toujours aussi efficace qu’espéré. En cause, le prix d’entrée des albums. Généralement compris entre 15 et 20 € pour les séries régulières, il dépasse souvent les 30 € pour les anthologies accompagnant les films.

« À ce prix-là, le tome a intérêt à être bien, sinon le jeune qui vient de voir le film et qui veut découvrir les comics ne reviendra pas », souligne-t-il. Ou alors, il reviendra, mais pour fréquenter le rayon manga qui, dans sa librairie comme dans les autres, attire plus facilement le jeune public avec ses tomes à 7-8 €. Fred Ollier le voit bien : « Le gros du jeune public est sur les mangas, pas sur la BD franco-belge. Le lectorat des comics a plutôt 30-40 ans. Pourtant, les jeunes ont vu les films et pourraient venir aux comics, il leur faudrait un point d’entrée attractif pour les fidéliser. C’est important, car ils représenteront le lectorat de base dans 10-15 ans. »

Pour attirer les spectateurs, les éditeurs les orientent vers des comics qui ont inspiré les réalisateurs des films qu’ils ont vus.©Michael Ducousso

Seulement, ces produits d’appel ont disparu avec la crise du distributeur Prestalis en 2020, qui a bousculé l’offre de comics présente en presse et en kiosque. Résultat : il n’y a plus de petits fascicules à faible coût et, surtout, « il y a moins de points de vente de comics qu’avant. Avec le marché de la presse, il y avait des publics qui pouvaient être touchés en kiosques, dans les petites communes. Maintenant, il faut être encore plus dynamique en librairie pour vendre et conseiller des comics et les éditeurs doivent être encore plus proactifs ».

Cela passe de plus en plus par la sortie de collections anniversaires à prix réduit ces dernières années, de premier tome à 10 €, ou encore de promotions estivales sur des one-shot vendus moins de 8 €. Des opérations qui compensent en partie la disparition des formats kiosques.

Le Covid et la crise du distribueur Diamond Comics aux États-Unis ont durement frappé le secteur et obligé certaines librairies à fermer.©Flickr/Hugo Chisholm

La stratégie porte ses fruits, même si « un grand pourcentage de gens ne sont pas revenus aux comics après », regrette Fred Ollier. Heureusement, les éditeurs ne misent pas que sur ces offres commerciales pour séduire de nouveaux lecteurs.

Crises et mutations

Si les offres d’albums souples à petits prix ne sont pas la panacée, elles dessinent peut-être l’avenir du comic book en France. En témoigne la nouvelle collection lancée le 26 août par Urban Comics : Urban Nomads. Des classiques en format réduit, pour des prix allant de 5,90 à 9,90 €. « On a décidé d’ajuster notre ticket d’entrée sur le plus faible en librairie, qui est le manga, explique François Hercouët. Mais le format s’inspire plutôt, lui, des collections de poche en littérature, avec des sorties d’abord en grand format qui, une fois validées comme des classiques, passent en poche. » L’objectif de la manœuvre : « Trouver le meilleur ratio entre accessibilité, prix, praticité et usage. »

Urban va continuer d’expérimenter avec de nouveaux formats en parallèle, comme ceux qui se rapprochent de la bande dessinée franco-belge et qui ont contribué au succès des intégrales d’East of West ou du Batman d’Enrico Marini (Le Scorpion, Les Aigles de Rome…). « Vu que les lecteurs de franco-belge ne venaient pas aux comics, on a fait en sorte que les comics viennent à eux, avec un grand format au logo redesigné. East of West a ainsi été redécouverte par des gens qui n’avaient jamais lu de comics et les chiffres de vente des albums de Marini ont largement dépassé le premier cercle des lecteurs de Batman. »

Pour les 60 ans de Spider-Man, Panini Comics a publié dix aventures du Tisseur, vendues 6,99 € chacune pour permettre aux lecteurs de (re)découvrir le personnage. ©Panini Comics

Urban n’est pas le seul à tenter de nouvelles approches et HiComics prévoit des évolutions similaires pour l’an prochain. « On va tenter une republication de nos classiques et de nos indés en format omnibus souple, avec une nouvelle direction graphique, moins genrée comics peut-être et à des prix hyper accessibles, en étant présent également dans les grandes surfaces alimentaires », annonce Sullivan Rouaud. En parallèle, HiComics va également produire des formats « plus luxe et plus chers », vendus une vingtaine d’euros, avant de basculer en format souple. En bref, les éditeurs expérimentent.

Ils y sont bien contraints par la crise du papier et du carton, qui gonfle les coûts de production, mais également par les habitudes du public, qui changent. En tant qu’ancien libraire, mais aussi directeur de la collection de mangas Mangetsu, Sullivan Rouaud voit bien que les lecteurs de bandes dessinées, et de comics en particulier, ne consomment plus comme avant. Fini le collectionneur des années 2000 qui voulait se constituer une belle étagère d’albums cartonnés dédiés aux interminables aventures de ses héros préférés.

Rééditer des classiques de la BD américaine dans un format poche et à petit prix, c’est la stratégie d’Urban Comics pour attirer de nouveaux lecteurs avec sa collection Nomads.©Urban Comics

« Je pense que ce modèle est un peu suranné. Aujourd’hui, les gens veulent de belles histoires, de beaux dessins et des livres-objets, des trucs différents. Ils lisent des comics sporadiquement, donc ils préfèrent regarder ce qu’on va appeler des romans graphiques. Ça cartonne chez toutes les maisons d’édition qui en font, comme Monsieur Toussaint Louverture, par exemple, alors que c’est aussi du comics, en fait. » Car la facilité d’accès à une œuvre n’est pas qu’une question de prix, il faut aussi pouvoir facilement plonger dans l’univers.

C’est l’avantage des romans graphiques et, pour Fred Ollier, c’est aussi ce qui fait la force du manga, « qui a un modèle de narration plus dynamique, avec des séries qui ont un début, un milieu et une fin – mis à part quelques séries comme One Piece. Il n’y a pas, comme dans les comics, des personnages dont les aventures durent depuis 60 ou 80 ans, avec des reboots tous les deux, trois ans » qui refroidissent les lecteurs, qui ne savent plus par où commencer. D’autant, renchérit Sullivan Rouaud, qu’il « n’y a pas un tissu de prescripteurs, de connaisseurs, de journalistes et d’influenceurs aussi important pour les comics que pour les mangas ».

Rick and Morty et Locke and Key sont deux des licences les plus rentables de HiComics grâce à la popularité apportée par les séries Netflix.©HiComics

Malheureusement, les maisons d’édition elles-mêmes ne peuvent pas toujours faire ce travail, faute de moyens. Car, sorti du trio de tête Panini Comics (éditeur des licences Marvel et Star Wars), Urban Comics (filiale de Dargaud éditrice de DC) et Delcourt (éditeur de The Walking Dead), les autres acteurs du marché se partagent moins de 10 % des ventes. Pas de quoi se permettre de grandes campagnes de communication. Et si les éditeurs français ne peuvent pas toujours mettre en valeur la production américaine, il faut bien reconnaître que Marvel et DC eux-mêmes ne font pas toujours ce qu’il faut pour séduire le public.

« Les Big Two ne sont, selon moi, pas hyper fort qualitativement en ce moment, regrette Sullivan Rouaud. S’ils l’étaient, je suis persuadé que ça porterait tout le reste du marché, mais le problème, c’est que ce n’est plus le cas. Et si, même aux États-Unis, les films Marvel ont du mal à transformer en librairie, c’est parce que 8 fois sur 10, le public tombe sur de mauvais comics. » Le souci pour les éditeurs français, c’est qu’ils arrivent en bout de queue.

« On fait de l’achat de droits, et pas de la création, ce qui fait qu’on est tributaires de ce qui se fait sur le marché américain. » Une situation qui n’a rien pour rassurer ce professionnel de l’édition. Pourtant, il reste confiant : « C’est un marché avec une culture un peu organique et, si tous les acteurs s’y mettent, les comics retrouveront de leur superbe. » Un optimisme digne de Stan Lee, qui continuait de clamer haut et fort « Excelsior ! » même quand Marvel était au creux de la vague. La suite de l’histoire a prouvé qu’il avait eu raison de garder foi dans le pouvoir de séduction des comics.

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Article rédigé par
Michaël Ducousso
Michaël Ducousso
Journaliste