Depuis la sortie de Donjons & Dragons au milieu des années 1970, le jeu de rôle a subi toutes les attaques : dérives sectaires, loisir antisocial, terreau d’actes satanistes… Un demi-siècle plus tard, le JDR fait désormais partie des activités dans le vent. Pour preuve, le phénomène de l’actual play, ou comment transformer, grâce à Internet, les aventures entre amis en spectacle narratif. Et ça cartonne.
Le phénomène a commencé aux États-Unis en 2015 avec l’arrivée de la chaîne YouTube Critical Role. Son créateur, Matthew Mercer, est parti d’une idée simple : filmer les parties qu’il dirigeait en tant que maître de jeu. Le succès a été fulgurant et la chaîne compte aujourd’hui 1,7 million d’abonnés. Son influence a été telle que même l’éditeur de Donjons & Dragons, la société Wizard of the Coast, a édité des livres officiels autour de la campagne d’aventures inventée par Mercer.
Ces mêmes aventures sont aujourd’hui adaptées par la plateforme Amazon sous la forme d’un dessin animé. « Nous, quand on faisait une partie de JDR, on veillait à bien fermer toutes les portes de la pièce dans laquelle on était », souligne malicieusement MaThieu T. Grand adepte de ce loisir depuis 35 ans, il est également le cocréateur et l’un des principaux animateurs de Rôliste TV, la chaîne YouTube française de référence en la matière.
Que le spectacle commence
« Il existe deux formes principales d’actual play, indique MaThieu T. Il y a tout d’abord celle qui consiste à filmer simplement sa partie, le plus souvent sur des sites dédiés à ce genre d’exercice, comme Roll20.com. La deuxième, beaucoup plus élaborée, est de transformer une partie de JDR en véritable émission de divertissement. » Pour cette dernière, qui est celle choisie par Critical Role, la simple soirée entre amis devient un produit audiovisuel pensé comme une émission de télé : les décors, la lumière, les intervenants et les effets de suspense deviennent très élaborés.
« Le public regarde les sessions comme de véritables séries dans lesquelles les joueurs deviennent les personnages centraux. » Sur le même principe qu’une real TV, le joueur autour de la table prend le dessus sur le personnage qu’il incarne. Pour preuve, le casting de Critical Role fait la part belle à des comédiens aux looks très marqués et aux personnalités proches d’archétypes.
L’actual play en France
L’Hexagone a également succombé à la fièvre de l’actual play. Rôle’n play, présent sur YouTube et Twitch, a réussi à transformer l’expérience en véritable succès populaire. Julien Dutel en est le principal initiateur. Rôliste depuis longtemps, il a également pour avantage d’être comédien et auteur. On a pu le voir, notamment, dans des épisodes de Kaamelott, la série d’un autre adepte du jeu de rôle : Alexandre Astier. « Au début, je n’y croyais pas du tout, nous confie Julien. Black Book éditions [un éditeur de jeux de rôle, ndlr] voulait lancer l’équivalent de Critical Role en France. Je ne comprenais pas vraiment ce qui pouvait intéresser le public. Et puis, j’ai découvert le travail de Matthew Mercer et cela m’a complètement convaincu sur la légitimité de l’exercice. »
Pour Julien, l’actual play peut se comparer à un feuilleton radiophonique. Ainsi, c’est avant toute autre chose la qualité des intervenants qui doit être la base de l’expérience. « J’ai ramené d’autres comédiennes et comédiens plutôt que de faire venir des joueurs. Je pense que la découverte du jeu de rôle par des participants qui n’en connaissent pas les rouages facilite l’identification du public. »
Les cessions de jeu de rôle de Rôle’n play play sont donc des talk-shows de l’imaginaire, animés par des invités habitués à poser leur voix et leurs gestuelles. Le jeu de rôle sort de sa coquille geek hermétique pour rejoindre le champ du grand public. « Il est très étonnant de constater que des familles entières regardent Rôle’n play, indique MaThieu T. de Rôliste TV. Avec la popularité de l’actual play, je n’ai plus à expliquer ce qu’est un jeu de rôle. Même les personnes qui n’en ont jamais fait en connaissent désormais le fonctionnement général. »
Spectateurs ou joueurs ?
La démocratisation du jeu de rôle jusqu’à Hollywood et le film Donjons & Dragons : l’honneur des voleurs qui sortira au cinéma en mars 2023 se ressent-elle dans l’activité de base ? « Non !, répond très clairement MaThieu T. On se rend compte que malgré les millions de spectateurs que drainent les actual play, l’activité du jeu de rôle, elle, n’a pas augmenté en conséquence. » Le jeu de rôle reste (et c’est également son charme) un jeu dans lequel il faut investir beaucoup de temps et de concentration.
Malgré la simplification des règles et des systèmes, un maître de jeu se doit de connaître l’univers et sa mécanique afin de se lancer dans une partie. « Les éditeurs font beaucoup d’efforts en sortant des boîtes d’initiations avec des règles simplifiées, des personnages déjà créés et une aventure à jouer, déclare MaThieu T. Le paradoxe est que la production de jeux de rôle n’a jamais été aussi soutenue et variée, mais on s’aperçoit que beaucoup de livres qui sortent servent à la simple lecture ou à la collectionnite. Une petite partie d’entre eux seront véritablement joués régulièrement. »
Peut-être y a-t-il encore un travail pédagogique à effectuer sur l’approche de ce type de jeux, qui peuvent paraître trop compliqués pour les néophytes. Et c’est précisément ce que tentent de faire des actual play comme Rôle’n play.
« Il ne faut pas se bloquer avec la mécanique du jeu de rôle, indique Julien Dutel. L’important, c’est l’aventure qu’on partage et le fun. Si pour cela on doit s’asseoir sur certaines règles austères et compliquées, alors il ne faut pas hésiter à le faire. » Les acteurs modernes du jeu de rôle ont choisi l’option « show must go on ». N’en déplaise aux puristes, c’est le chemin qui semble réussir actuellement aux jeux de rôle.