Décryptage

Peut-on gagner sa vie en créant des jeux de société ?

16 juin 2022
Par Erwan Chaffiot
Peut-on gagner sa vie en créant des jeux de société ?
©La Boîte à MOC

Vous avez une idée pour faire un jeu : une envie de thématique, d’univers, de mécanique ? L’Éclaireur a voulu en savoir plus sur les étapes, les difficultés et les méthodes des auteurs, qu’ils soient amateurs ou professionnels.

Tout d’abord, il y a Romain. Un jeune auteur, inventeur d’un système de jeu de figurines utilisant de simples Lego (ou autres jeux de construction). Il y a ensuite Alexis Allard, co-auteur à succès de Welcome to the Moon. Il fait partie du club restreint des 150 auteurs rémunérés pour leurs jeux. Comment ces deux créateurs abordent-ils leur travail ? Avec quelles armes se battent-ils ? On s’est demandé ce qui les rassemblait et les séparait.

Romain et ses Lego

Sa création : Brick Battle System (anciennement M.O.A), des règles de combats de figurines adaptables pour de simples Lego. « À la base, je suis fan de Lego, pas de jeux de figurines, explique Romain. J’avais des caisses entières de personnages Lego qui dormaient dans des boîtes et je souhaitais trouver un moyen de les utiliser. » Romain a donc pensé à un jeu aux règles simples, facilement adaptables aux jouets mythiques. « En 2018, j’ai écumé les chaînes YouTube de Wargames et je me suis penché sur des jeux comme Warhammer, Eden (aujourd’hui disparu) ou encore Briscard. Il y a également un autre système de jeu non officiel pour les Lego qui est très actif aux États-Unis (Mobile Frame Zero). Je me suis inspiré de tout ça en privilégiant toujours la simplicité et la fluidité. »

https://www.youtube.com/watch?v=wK1EqmTqNys&t=15s

L’immense avantage de B.B.S réside dans la nature même de ces composants qui apportent un avantage non seulement au joueur, mais également au créateur du jeu. « Les éléments sont là ! Un enfant à partir de 8 ans peut monter sa troupe et jouer. De plus, il y a un caractère beaucoup plus créatif qu’un jeu de figurines classique, car ici on peut les modifier à volonté. »

En tant qu’auteur sans budget, Romain écarte tout le travail de concept et de sculpture de figurines originales pour son jeu. Le système B.B.S a également été pensé pour épouser le maximum d’univers qu’aborde la gamme de jouets. « Dans mon jeu, les personnages fonctionnent sous forme de profils génériques, ce qui permet une grande souplesse pour l’adaptation des différents univers Lego. Cependant, pour une question de logique évidente, les règles sont divisées et adaptées en deux grandes catégories : le médiéval fantastique et la période moderne/futuriste. »

Le terrain de jeu de l’homme-orchestre

Romain n’a aucun éditeur derrière lui. De l’autre côté, Lego ne reconnaît aucun des jeux tirés de sa gamme. Aussi, l’auteur de B.B.S n’a que peu de perspectives lucratives à attendre de sa création. « Dès le départ, je n’avais aucune optique lucrative. Mon objectif est avant tout de fédérer une communauté autour de mon jeu. » Pour ça, Romain doit être sur tous les fronts : présence dans différents salons de figurines et de jeux à travers la France, création d’une chaîne Youtube, publications sur les différents réseaux sociaux… « J’ai dû tout apprendre sur le tas ! Le fait de ne pas avoir de structure m’oblige à être présent partout. »

Cette implication tentaculaire n’a pas pour seul but de se faire connaître, mais également de protéger son travail en tant qu’auteur amateur. « Ma présence sur tous ces salons et médias fait en sorte que personne ne puisse s’approprier mon travail sans être désavoué. C’est une stratégie utile car quelqu’un a essayé de faire passer mon travail pour le sien lors de la première année d’existence de B.B.S. Depuis, je suis très méfiant sur le vol intellectuel. »

À défaut d’intégrer une équipe de travail au sein d’une maison d’édition, Romain développe une communauté bienveillante qui peut lui rendre des services ponctuels pour le bien de la cause générale. Quant à espérer une rémunération de ce travail titanesque, les pistes sont plutôt minces, mais elles existent : « Je demande 5€ pour les PDF des règles, et 10€ pour la prochaine version à sortir en septembre, qui va être beaucoup plus complète. Je suis également de plus en plus sollicité pour faire des animations dans des ludothèques, ce qui me permet de me rémunérer un peu. »

Alexis Allard, l’auteur professionnel qui gagne “un peu plus d’un Smic”

Au cinéma, rien n’empêche le citoyen lambda de s’asseoir devant son ordinateur et d’écrire un scénario. Pourtant, le fait de se proclamer scénariste nécessite d’avoir signé un contrat avec une société de production. Pour le jeu, on peut être auteur, mais le titre de concepteur de jeu (ou designer) passe automatiquement par la case de l’éditeur. Alexis Allard fait partie des créateurs ludiques qui ont réussi à transformer leur passion en métier. Auteur de la version solo de Welcome to (un roll and wright à succès) et de Small Island, il a enchaîné avec Tanuki Market et surtout Welcome to the Moon (en collaboration avec Benoît Turpin), l’un des triomphes des ventes dans les boutiques en 2021.

Pour Alexis, le terme « auteur professionnel » est beaucoup plus flou qu’on pourrait le penser. « Il est évident qu’à partir du moment où un jeu est publié, on est auteur professionnel. Mais si l’on doit y inclure seulement les gens qui en vivent, alors les choses sont beaucoup moins évidentes. » En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître, seule une poignée d’auteurs professionnels ne vivent que de leurs créations. « Sur les 100 à 150 auteurs qui sont publiés régulièrement, seule une trentaine en vit de façon pérenne, en comptant large », confie Alexis Allard. « J’ai commencé ce métier en tant que professionnel il y a quatre ans. Je peux dire que, depuis un an, mes droits d’auteur me rapportent un peu plus d’un Smic par mois. »

À ce compte, il est très difficile pour un concepteur de jeu de se risquer à vivre exclusivement de ses œuvres. « Aujourd’hui, j’ai arrêté mon travail “complémentaire” parce qu’un éditeur (JD Games) me paie pour du développement. La question quand tu reçois tes premières royalties, c’est : “Est-ce que j’arrête tout pour me consacrer uniquement aux jeux ? Est-ce que cette rémunération va se maintenir de façon régulière dans le futur ?” » Nombreux sont les auteurs qui marchent sur cette corde d’équilibriste en espérant décrocher le succès durable qui pourra leur ôter leurs doutes. « Un jeu comme 7 Wonders se vend toujours aussi bien depuis dix ans. Son auteur (Antoine Bauza) est dans une situation beaucoup plus confortable, car durable. »

Les coups de pouce de l’industrie

Le processus d’un amateur et d’un professionnel commence par le même travail solitaire de la création. « À ce stade, difficile de différencier les deux. Certains amateurs vont avoir une démarche très pro avec leur projet : phase de tests avec des connaissances, présentations dans des salons et festivals, démarchage auprès des éditeurs… Là où on passe la barrière, c’est lorsqu’un éditeur t’appelle pour développer un jeu qui n’est pas ta création originale. Voilà un critère définitif qui sépare les deux mondes. »

Comme souvent dans les milieux un peu exclusifs, le fait de « connaître du monde » fait souvent la différence entre ceux qui « en sont » et les autres. De façon naturelle, commencer à évoluer dans le monde pro, c’est avoir l’opportunité de renforcer ses relations avec l’industrie. « Il est clair que lorsqu’on est publié, on développe des liens avec d’autres éditeurs et d’autres auteurs. On est également beaucoup plus informé des prochaines mécaniques de jeux qui vont sortir. Par exemple, lorsque nous avons créé Welcome To avec Benoît Turpin, on a insisté auprès de l’éditeur pour que le jeu sorte vite. La raison était que l’on savait déjà qu’il y allait avoir toute une vague de jeux à la mécanique de roll & wright qui allaient sortir et nous voulions faire partie des premiers en boutiques. »

©La boîte à MOC

Cette relation avec l’arrière-cuisine ludique permet surtout à l’auteur professionnel de gagner du temps et de ne pas proposer un univers qui va rebuter tous les éditeurs ou proposer une mécanique déjà trop utilisée. Cette connaissance est également précieuse sur le matériel que l’on veut mettre dans sa boîte. Avec les difficultés de production en Chine et la flambée des prix des matières premières, les éditeurs regardent plus que jamais de quoi va être constitué un jeu.

« Je vais vous donner un exemple simple, indique Alexis Allard. J’ai rencontré un jeune auteur qui voulait mettre un sablier dans son jeu. Cela semble anodin, un sablier ! Et pourtant, il est impossible de trouver quelqu’un qui vous le fabrique en Europe. Et même en Chine, c’est un objet assez cher à construire. Je lui ai donc conseillé de s’en passer. Ça peut faire perdre beaucoup de temps et d’énergie lorsqu’on n’a pas ce genre d’informations, car ça peut vous obliger à repenser une partie du jeu. »

Alexis Allard fait d’ailleurs remarquer que beaucoup de jeux sont composés d’un paquet de 50 cartes. « Les machines chez les imprimeurs sont calibrées pour produire 50 cartes par planche. Sortir de ce modèle coûte donc plus cher à l’éditeur. » Que l’on soit amateur ou professionnel, la passion et l’imagination sont les bases absolues. Pour le reste, un auteur aguerri gagnera du temps sur le développement de sa création, évitera les pièges et saura parler de suite aux bonnes personnes.

« Le temps consacré à notre jeu est un bon signe qui différencie l’amateur du professionnel, conclut Alexis Allard. Plus on est pro, plus on est efficace. On sait développer nos jeux pour ne pas qu’ils paraissent inaboutis devant un éditeur potentiel et on sait mieux les calibrer par rapport au public. »

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