Laurent Gaudé, conteur de destins

Avant de commencer à écrire avec une idée derrière la tête, Laurent Gaudé a vingt-deux ans, au début des années 1990, quand il mène de front des études de lettres modernes et de théâtre du côté de la Sorbonne. C’est justement par un texte écrit pour la scène qu’il se fait repérer et inaugure sa carrière littéraire en 1996. Joué sur une grande scène nationale quatre ans plus tard, Onysos le furieux lui décerne un statut de dramaturge éminemment précieux pour continuer à être joué.

Entre-temps, les succès de Pluie de cendres, monté au studio de la Comédie-Française, et l’écho international du Combat de possédés traduit en anglais et en allemand marque un véritable tournant dans son parcours. Alors que sa carrière théâtrale prend de plus en plus de consistance, avec l’appui de quelques figures du milieu admiratives de son talent, Laurent Gaudé nourrit en parallèle une grosse ambition romanesque.

Son rêve se concrétise aux premiers instants du XXI^e siècle avec la parution d’un premier roman (Cris, 2001). Vingt-quatre ans et treize romans plus tard, il s’est construit à coup de grands récits et de belles mises en scène, une stature à la fois d’écrivain majeur de la littérature française et de dramaturge vedette de dimension européenne.

Écrivain des émotions à la conscience sociale affûtée, Laurent Gaudé appose sur chaque roman une signature très personnelle à la fois lyrique, poétique, parfois brutale, toujours empathique pour ses personnages. Au-delà de la nature humaine qui représente la base de son matériau romanesque, il aborde des thèmes qu’on peut qualifier de récurrents comme la mémoire, la quête d’identité, la condition sociale, la rédemption. Humaniste acharné, sincèrement concerné par les turpitudes des laissés-pour-compte et de toutes celles et ceux que le destin maltraite, il avoue se servir de ses personnages pour tenter d’explorer les tourments qui agitent le monde.

Créateur infatigable, l’auteur du Goncourt 2004 jette régulièrement des ponts entre les arts en collaborant avec d’autres artistes, notamment photographes et musiciens. Ouvert à toutes les formes d’expression et d’associations créatives, il se donne les moyens d’enrichir à chaque nouvelle expérience son travail d’écriture.

Parmi ses principales collaborations transversales, on peut citer l’adaptation en roman graphique du Soleil des Scorta, son best-seller, avec le peintre et illustrateur Benjamin Bachelier et le livre En bas la ville du photographe belge Gaël Turine. En 2017, il devient Officier des arts et des lettres pour sa contribution à la littérature française.

Aujourd’hui, Laurent Gaudé compte treize romans à son actif. Plus de la moitié ont été récompensés, en France ou à l’étranger, par de prestigieux prix littéraires. Voici une sélection subjective de six de ses œuvres les plus notables.

Cris (2001)

Roman du passage à la littérature, Cris reçoit un prix littéraire de la ville de Cherbourg l’année de sa parution avant d’être mis en scène quatre ans plus tard par le dramaturge vedette Stanislas Nordey. Encore fortement marqué par son expérience de dramaturge, ce premier roman, publié en 2001, plonge le lecteur dans l’enfer de la Première Guerre mondiale à travers les monologues intérieurs d’une dizaine de poilus sur le front. Chacun avec son histoire et ses tourments lutte à sa manière pour tenter de survivre à l’horreur. Depuis l’intérieur ou à l’extérieur des tranchées, Laurent Gaudé explore la fraternité et la quête de sens dans un monde en guerre gouverné par la violence ultime. Il y donne de la voix aux souffrances d’un blessé qui tente de se souvenir des gestes qui pourraient le sauver, d’un dément qui pousse des cris inhumains entre les lignes de front ou encore d’un permissionnaire qui érige des statues en l’honneur de ses camarades disparus.

La Mort du roi Tsongor (2002)

Avec La Mort du roi Tsongor, Laurent Gaudé fait coup double et franchit un cap significatif en termes de récompense, de succès et de reconnaissance. Prix des libraires et Goncourt des lycéens, son second roman, publié en 2002, le propulse littéralement sur le devant de la scène littéraire. L’histoire se déroule au royaume imaginaire de Massaba. Le jour des fiançailles de sa fille, le vieux, puissant et redouté roi Tsongor doit faire face à l’irruption brutale d’un nouveau prétendant pétri de très mauvaises intentions en cas d’échec. Incapable de choisir entre les deux hommes, le souverain décide de se donner la mort pour éviter à tout prix une guerre qui serait dévastatrice pour l’empire. Malgré son sacrifice, le conflit tant redouté éclate alors que son plus jeune fils sillonne le royaume pour construire sept tombeaux à la gloire de son père… Construit comme une tragédie antique, cette fable sur l’orgueil et la vanité liés au pouvoir captive autant par son souffle romanesque, ses scènes d’action débridées que par la profondeur de son propos.

Le Soleil des Scorta (2004)

On ne présente plus Le Soleil des Scorta. Phénomène de librairie bardé de récompenses dont l’indépassable Prix Goncourt, ce roman reste certainement aujourd’hui encore le plus célèbre de l’œuvre de Laurent Gaudé. L’action se déroule dans un village des Pouilles au sein d’une famille, les Scorta, frappée d’une malédiction ancestrale liée aux origines tragiques de son patriarche, fruit défendu né de l’erreur d’un homme et de l’opportunisme d’une femme. Depuis 1875 jusqu’à nos jours, on suit les joies et les déboires de quatre générations de Scorta sous le soleil de plomb de Montepuccio… Tragi-comédie époustouflante, fresque familiale magistrale, récit haut en couleur sur le thème de la filiation et du déterminisme familial et social, mais aussi sur tout ce qui constitue une famille, ce Goncourt 2004 accumule autant d’axes de lecture que de superlatifs, par ailleurs totalement justifiés. Grâce à son style lumineux d’une sublime simplicité et son évidente humanité, Le Soleil des Scorta reste, vingt ans après sa parution, une référence majeure et absolument incontournable de la littérature française moderne.

Ouragan (2013)

Deux ans après avoir ouvert La Porte des Enfers du côté de Naples, Laurent Gaudé prend la direction des États-Unis pour un roman choral sur fond de résilience face à la puissance destructrice de la nature. Dans le bien nommé Ouragan, alors qu’une tempête monstrueuse dévaste La Nouvelle-Orléans, il tresse les destins de dix personnages luttant pour survivre dans le chaos d’une ville martyrisée par les éléments. Entre peur et espoir, lestés de leur histoire personnelle, tous multiplient les actes de courage et de solidarité qui vont exalter une humanité qui se renforce inexorablement contre l’adversité. Avec son habituel génie littéraire, Laurent Gaudé élève ce combat déséquilibré contre les éléments et une administration dénuée de toute empathie vers une poignante dimension existentielle. À travers ces dix trajectoires qui se croisent au cœur du désastre, il révèle alors toute la complexité de nos émotions et met en valeur la force des liens qui nous unissent dans les moments les plus sombres.

Salina : les trois exils (2018)

Sans doute convaincu de l’importance de raconter cette histoire au plus grand nombre, Laurent Gaudé a fait le pari osé de transformer en roman une de ses pièces. Publiée en 2003 puis jouée sur scène trois ans plus tard, Salina change de forme mais surtout pas de fond pour devenir en 2018 Salina : les trois exils, œuvre de fiction triplement récompensée par le jury du Prix du roman métis. Avec l’allure d’un conte africain, l’histoire est celle d’une femme, victime de la vie et des hommes, qui ne doit sa survie qu’à sa soif de vengeance rédemptrice et à l’amour qu’elle porte à ses fils. C’est d’ailleurs par la voix de l’un d’eux que l’on découvre à sa mort le récit d’une existence jalonnée d’un abandon originel, d’un dramatique mariage forcé, d’un tragique amour impossible, de la perte de ses enfants et de trois exils. Entre solitude, amour, haine, résistance et résilience, Salina incarne à elle seule toutes ces femmes en lutte contre l’injustice et la brutalité misogyne des sociétés patriarcales.

Chien 51 (2022)

Après être passé par le conte, la fable, la fresque, la saga familiale ou encore le roman choral, Laurent Gaudé bascule en 2022 contre toute attente du côté de l’anticipation. Parfaitement à l’aise avec les codes d’un genre qui semble pourtant aux antipodes de son univers, il se lance, avec un évident plaisir d’écriture, dans une dystopie glaçante où il reprend plusieurs de ses thèmes de prédilection. Récompensé d’un Prix des écrivains du sud, Chien 51 dépeint un monde ultra-libéral devenu la propriété de consortiums privés rachetant des états en faillite comme la Grèce. La population de ces nations dépossédées étant massivement déportée vers une mégalopole répartie en trois zones socialement très différentes. Dans ce contexte, on suit un ancien activiste politique grec devenu policier déclassé, un « chien » comme on dit à Magnapole. Affecté à la zone la plus pauvre, soumise aux pluies acides et à une chaleur infernale, où il traîne son spleen, Zem Sparak va devoir collaborer avec une collègue de la zone supérieure après la découverte d’un corps atrocement mutilé. L’enquête va se révéler particulièrement dangereuse pour l’équilibre de Magnapole… Pour son premier roman de SF, Laurent Gaudé frappe très dur en imaginant un monde en PLS, malade d’une crise globale à la fois sociale, migratoire, écologique et économique. Au cœur de ce désastre, qui pourrait être notre futur, il interroge sans détour les conséquences de la mondialisation, nous parle comme souvent de transmission de la mémoire et esquisse les limites de la résilience. Définitivement à son affaire sur le créneau SF, il nous donne rendez-vous en août pour Zem, la suite de Chien 51.