De Rousseau à Diderot, des Liaisons dangereuses à L’Ingénu, le XVIIIe siècle a été particulièrement important pour la littérature occidentale. Les romans s’y imposèrent comme forme écrite majeure, susceptible d’être aussi intéressant d’un point de vue stylistique que philosophique. Voici douze romans pour se transposer immédiatement dans cette époque d’éblouissement intellectuel, durant laquelle le sadisme, le libertinage et la pensée libératrice des Lumières ont pesé.
Julie ou la Nouvelle Héloïse – Jean-Jacques Rousseau (1761)
Amoureux dans la vie de Madame d’Houdetot, Jean-Jacques Rousseau a choisi la fiction pour prolonger cette relation sentimentale exaltante et la rendre différente de son cours réel. Pour l’éternité, Julie ou la Nouvelle Héloïse reste l’un des plus célèbres romans épistolaires de l’Histoire, tout à la fois rêve éveillé de son auteur et inspiration majeure du romantisme européen, né un demi-siècle plus tard.
Autour de la relation entre Saint-Preux et Julie, un précepteur et son élève qui s’aiment mais ne peuvent s’épouser, Rousseau crée un univers cohérent, dans lequel il exprime certaines thèses de son œuvre politique. Ainsi, lorsque Julie se marie avec Monsieur de Wolmar, Saint-Preux quitte leur village suisse pour Paris et raconte la vie et les mœurs des contrées qu’il traverse. Développant de plus un certain nombre de concepts à partir de la prolongation de la passion en amitié, et la possibilité du bonheur dans l’existence, l’auteur construit un roman à thèse qui devait faire date dans un XVIIIe siècle se découvrant en même temps libertin et vertueux.
Lettres persanes – Montesquieu (1721)
Inspiré de journaux de voyage qui avait la faveur des lecteurs à la fin du XVIe siècle, Montesquieu, alors magistrat, conçoit sur son temps libre son tout premier livre, Les Lettres persanes. Le juriste invente pour l’occasion deux personnages, Usbek et Rika, deux Perses découvrant séparément l’Europe et les mœurs de ses habitants. Au fur et à mesure de leurs pérégrinations, ils s’écrivent mutuellement et donnent des nouvelles à des amis restés au pays.
À travers ce procédé narratif, et en dépit de quelques pures anecdotes fictionnelles sur une histoire de sérail qui parsèment les lettres, le livre sert surtout de formidable instrument de satire pour Montesquieu. Les premières missives parlent d’abord des caractères grotesques de certaines figures typiques de l’époque (les coquettes, les courtisans, etc.) avant de prendre un tour plus politique. En effet, le futur auteur de L’Esprit des lois fait passer plusieurs messages en analysant non plus des individus mais la société européenne et française dans leur ensemble. Depuis sa parution, les « aventures » ironiques d’Usbek et Rika ont contribué à la diffusion de la philosophie des Lumières à des millions de lecteurs, grâce à une forme aussi agréable qu’intrigante.
Les Liaisons dangereuses – Pierre-Ambroise Choderlos de Laclos (1782)
Roman par lettres ultime, Les Liaisons dangereuses a porté le genre épistolaire à son meilleur grâce à sa perfection formelle et à l’universalité de sa morale. Récit de la « conspiration » libertine menée par la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont pour séduire l’oie blanche Cécile de Volanges et la parangonne de vertu Madame de Tourvel, le livre de Choderlos de Laclos analyse comment affect et intellect peuvent s’opposer.
Correspondant, comme Julie ou la Nouvelle Héloïse, à une observation fine des mœurs du XVIIIe siècle, cet ouvrage unique dépeint également la tentation et le Mal dans sa plus pure expression. Sans que l’auteur ne délivre un message ou même un jugement sur ce personnage, ce petit jeu de l’amour et de la cruauté a eu une influence considérable sur la culture occidentale, et donné lieu à quelques adaptations cinématographiques remarquées, de Valmont à Sexe Intentions en passant par la transposition chinoise de Dangerous Liaisons.
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Manon Lescaut – Abbé Prévost (1731)
De son nom complet L’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, Manon Lescaut fait partie d’un plus vaste ensemble : Les Mémoires et Aventures d’un homme de qualité, dont il était à l’origine le septième tome. Ce court roman raconte, à travers les yeux du narrateur Renoncour, l’histoire d’amour entre le cadet d’une famille noble et une jeune femme destinée au couvent. Le chevalier enlève sa promise qui va rapidement user de ses charmes pour nourrir le ménage.
Courtisant les hommes pour « enrichir » son couple, Manon Lescaut reste une figure amorale du XVIIIe siècle, même si son caractère émancipateur a fini par marquer l’histoire de la représentation des femmes dans la fiction. Du côté de son protagoniste masculin, le roman vaut pour sa minutieuse description de la fin du règne de Louis XIV, le chevalier des Grieux servant en fait à montrer l’ambiance de déliquescence typique des années entourant la mort du Roi Soleil.
Jacques le fataliste et son maître – Diderot (1798)
Dès son titre, ce grand roman annonce la couleur : Jacques le fataliste nous fait suivre le parcours d’un héros éponyme revenu de tout, qui pense que le destin seul guide les actes et les parcours. Le livre, constitué du dialogue entre ce résigné de naissance et son maître, voit le protagoniste principal narrer sa vie et ses amours.
Original par sa forme, notamment grâce aux nombreuses digressions et interruptions qui viennent en contraindre l’avancée, cet autre roman à dialogue de Diderot (avec Le Neveu de Rameau) adopte un caractère extrêmement ironique et parfois humoristique. Il en dit beaucoup, enfin, sur un auteur qui peut être considéré comme le plus inventif des Lumières en termes de style et d’accessibilité à tous les lecteurs, même ceux nés bien après le XVIIIe siècle !
Paul et Virginie de Jacques-Henri – Bernardin de Saint-Pierre (1788)
L’exotisme fait parler depuis le XVIIIe siècle. Ce n’est pas Bernardin de Saint-Pierre qui dirait l’inverse. Son roman majeur, Paul et Virginie, se déroule sur l’île de France (devenue l’île Maurice). Il met en scène deux enfants qui grandissent dans la forêt locale, comme « frère et sœur », avant de découvrir leur sentiment l’un pour l’autre à l’adolescence. Vivant mal leur idylle, ils doivent ensuite se séparer, Virginie quittant l’océan Indien pour l’Europe.
Récit tragique, roman d’amour, comparaison de mœurs entre la vie au naturel et la décadence de l’Europe, Paul et Virginie continue de dépayser ses lecteurs près de deux siècles après sa parution, grâce à un style savoureux et une évocation ambigüe de la destinée.
Gil Blas de Santillane – Alain-René Lesage (1747)
Également nommée Histoire de Gil Blas de Santillane, l’œuvre qui fit passer Alain-René Lesage à la postérité prend un cadre espagnol mais démontre le génie littéraire français du XVIIIe. Narrant le destin d’un jeune héros naïf partant étudier à l’université de Salamanque, ce roman enlevé reste le prétexte d’une galerie de portraits de nobles, de médecins ou de brigands du XVIIIe siècle. Car le juvénile Gil Blas ne devient jamais étudiant : une suite d’événements presque rocambolesques l’emmène sur d’autres trajectoires, à la recherche d’une condition aristocratique et de l’Amour.
S’inspirant tout à la fois des archétypes humoristiques présents dans les pièces de Molière, des Lettres persanes, du roman picaresque ou encore des pamphlets politiques des opposants aux Habsbourg d’Espagne, Alain-René Lesage réussit à documenter à la fois une époque précise et une comédie humaine universelle. D’où l’intérêt intact de cet ouvrage emblématique d’un certain réalisme ironique du XVIIIe siècle.
La Belle et la Bête – Madame Leprince de Beaumont (1757)
Le XVIIIe siècle nous a donné plusieurs versions de La Belle et la Bête, mais c’est en général le conte de Madame Leprince de Beaumont que l’on retient. Parue dans le recueil Le Magasin des enfants, cette variation sur un thème classique (une femme captive d’une bête lui rend sa beauté grâce à la rédemption) brille par son ancrage dans le temps.
En effet, c’est à une Bête symbolique que Belle a affaire, d’autant plus que, période libertine oblige, le roman invite ses jeunes lecteurs à éprouver davantage de miséricorde et à voir au-delà des apparences. Adapté au cinéma par Jean Cocteau puis par Walt Disney, le conte reste particulièrement élégant dans sa version littéraire du XVIIIe siècle !
Le Paysan parvenu – Marivaux (1735)
Pendant masculin de La Vie de Marianne, Le Paysan parvenu permet à Marivaux de créer un personnage d’homme archétypal : l’agriculteur un peu naïf qui plaît aux femmes et avance dans la vie par le biais de ses idylles. Le roi du théâtre raconte dans ce roman dynamique et léger les aventures de Jacob, 18 ans, débarqué à Paris, qui arrive à séduire par son apparence, sa fraîcheur et sa sincérité.
Comme bien des œuvres du XVIIIe siècle, Le Paysan parvenu nous surprend par sa morale quelque peu leste : Marivaux y déploie son talent de conteur, et nous dépeint les mœurs d’un siècle décidément… révolutionnaire !
Le Diable amoureux – Jacques Cazotte (1772)
Premier exemple de littérature vraiment fantastique en France, Le Diable amoureux a valu une énorme popularité pour Jacques Cazotte, qui glissait dans son récit suffisamment d’amoralité et de liberté pour séduire les lecteurs de son temps.
On y suit le parcours d’un jeune militaire espagnol qui tombe amoureux d’une créature démoniaque ayant pris la forme d’une femme. Sans céder à la passion, le héros, Alvare, se laisse toutefois ensorceler par cette tentatrice née qui multiplie les sortilèges… Avec cette évocation à la fois sensuelle et surnaturelle, Cazotte a marqué durablement les esprits, grâce à son caractère pionnier : aujourd’hui encore, son Diable amoureux se lit presque comme un thriller !
Justine ou les Malheurs de la vertu – Marquis de Sade (1797)
Viols, sévices physiques, prostitution, meurtres, orgies, châtiments psychologiques… La liste des mots-clés correspondant à Justine ou les Malheurs de la vertu démontre que le Marquis de Sade n’a pas lésiné sur les différents vices au moment de créer son œuvre « romanesque ».
Suivant le parcours de deux jeunes filles sans ressources, choisissant, pour l’aînée Juliette, le vice, et pour Justine, la vertu, l’inventeur du sadisme se livrait à une cartographie des différentes perversions de l’humain. Livre éprouvant, Justine n’est pourtant pas dénué d’humour noir et de poésie : en fouillant vraiment les tréfonds de l’âme humaine, le marquis dévoile dans ce roman, rédigé en captivité, les clés pour comprendre sa philosophie aussi sombre que… réaliste, par certains côtés.
L’Ingénu – Voltaire (1767)
Il se fait appeler « l’Ingénu ». Élevé aux Amériques, parmi le peuple des Hurons, Hercule de Kerkabon est recueilli par un prieur et sa sœur lors de son arrivée en Europe. Représentant le mythe du « bon sauvage », il a la langue bien pendue : ses interventions naïves, auprès des gens de pouvoir, offrent autant d’observations acerbes des mœurs politiques et religieuses de la France du XVIIIe siècle.
À travers le parcours truculent et plein d’esprit de cet être décalé, Voltaire réussit dans L’Ingénu à réaliser la même critique de la société accomplie par Montesquieu avec Les Lettres persanes. Modèle du conte philosophique, ce court roman reste un superbe moyen de découvrir les Lumières sous leur jour le plus satirique.