L’écrivain emprunte au cuisinier beaucoup de son savoir-faire : il faut aux auteurs de la créativité et beaucoup de patience, à un bon livre une juste harmonie entre ses ingrédients… et avec une belle présentation, c’est encore plus savoureux. Parcours de chefs, polars gastronomiques, scène de banquets sans fin ou réclames pour une alimentation équilibrée… : la cuisine en tout cas inspire les écrivains ! On vous présente quelques-uns de ces livres qui ont su faire recette.
Une littérature de cordons-bleus
Commençons par donner la vedette à ceux qui ne comptent par leurs heures… pour exercer leur métier et, à l’occasion, jouer les personnages de romans. Les chefs, apprentis, restaurateurs et autres cuistots ont tout du héros de fiction : car si la vie de cuisinier peut être exaltante, elle est loin d’être de tout repos.
La collection « Raconter la vie » aux éditions du Seuil accueille justement des histoires vraies autour de métiers ou de lieux, et c’est dans ce cadre que Maylis de Kerangal s’est emparée du parcours de Mauro (Un chemin de tables). Lui qui a fait le choix de se lancer en cuisine un peu par hasard, au milieu de ses études de sciences éco, a tout de même décroché un CAP, mais là ne sera pas tellement la question, car il découvre que la cuisine s’apprend sur le tas, qu’elle est affaire d’influences et d’emprunts, tout autant que de personnalité. La sienne révèle un certain standing, qui l’amène à côtoyer restaurants étoilés et cantines branchées. C’est le portait d’un jeune chef en vogue que fait Maylis de Kerangal, entouré par des ustensiles sophistiqués qu’elle se plaît à détailler par goût pour les lexiques inexplorés. Un chef reconnu donc, mais épuisé.
Son exact opposé pourra aller se trouver du côté du Sud-Ouest, là où Marie NDiaye établit le récit de La Cheffe. Celle-là a reçu une étoile mais se méfie du succès : il n’y a que ses convictions qu’elle suit, selon lesquelles la cuisine est une discipline de rigueur, voire d’ascèse. Son austérité apparente n’empêche pas cependant le narrateur de cette histoire, son ancien assistant, d’en être l’amoureux transi…
Et si, moi aussi, j’ouvrais mon restaurant ? La question en a sûrement taraudé plus d’un, qui n’ont pas osé sauter le pas. Agnès Desarthe l’a fait, elle, mais à travers la narratrice audacieuse de son Mangez-moi, pour qui la cuisine est une histoire de passion et de reconversion. Sans diplômes, elle invente au banquier un passage par l’école hôtelière pour financer son entreprise. Mais avoir un commerce à son image n’est pas une sinécure, et faute de mieux, elle dort sur place, dans ce restaurant qu’elle a bien justement nommé « Chez Moi ».
Alors, on y mange quoi, dans ces romans ? Chez Desarthe, tajine de poisson, minestrone et pressé de chèvre aux herbes et aux olives côtoient les carottes râpées des menus enfant ; Mauro mise sur des plats aux intitulés poétiques, à base de maquereau aux framboises fraîches et de risotto au potiron, tandis que la Cheffe conclura son menu par une tarte aux pêches au soupçon de verveine…
5 fruits et légumes ?
La cuisine n’est pas toujours affaire de nappes blanches, et loin des aventures étoilées, le commun des mortels préfère généralement avoir les pieds sous la table que le corps tendu derrière les fourneaux. Certaines scènes de table constituent ainsi des moments d’anthologie de la littérature, surtout lorsque l’on y mange à l’excès. Et dans cette catégorie, nos champions préférés sont sans doute les géants Gargantua et Pantagruel, estomacs de père en fils, dont les appétits sont si immenses qu’ils ont chacun accouché d’un adjectif, « gargantuesque » et « pantagruélique », synonymes dans leur démesure. Jugez plutôt : Gargantua, pour son premier anniversaire, se voit offrir une sympathique collation : cinq charrettes de pommes de terre et de côtes de bœufs, dix bécasses, six perdrix et autant de pigeons, arrosés de quatre tonneaux de vins… arrêtons-nous là, bien que nous n’en soyons qu’à l’entrée. Voracité est signe de bonne santé pour Rabelais, et écrire sur de joyeuses ripailles est une façon pour l’auteur humaniste de revendiquer son intérêt pour les choses matérielles. Boire et manger sont des besoins vitaux, ils doivent être satisfaits !
Plus raffiné que les tablées rabelaisiennes, Le festin de Babette décrit par Karen Blixen a lui aussi quelque chose d’excessif. Pour cause : le caractère exceptionnel de ce dîner offert par Babette, après avoir gagné une jolie somme à la loterie, à la famille qu’elle sert en Norvège. Et c’est la cuisine française qui sera mise à l’honneur – soupe de tortue et cailles en sarcophage -, comme une façon pour la généreuse servante de montrer à ses employeurs d’où elle vient, et au passage, de faire tomber quelques barrières bourgeoises.
Après tous ces excès, l’envie vous prendra peut-être de revenir à une nourriture moins riche. Pour n’être pas trop fâché avec le slogan nutritionnel « cinq fruits et légumes par jour », on pourra attraper sur son étagère La Colère des aubergines de l’Indienne Bulbul Sharma, un recueil aux allures de livre de cuisine qui cache en réalité d’autres nouvelles telles que Folie de champignons ou En Sandwich. Aux détours de légumes savoureux, ce sont les rapports entre les membres d’une maisonnée indienne qui sont croqués sur le vif. Dans un tout autre genre, mais toujours dans l’idée de respecter notre programme nutritionnel, on vous conseille quelques louches d’une Soupe aux choux préparée par René Fallet. Rien de mieux pour accueillir les martiens atterris dans votre jardin, comme l’a très bien compris Louis de Funès dans la très culte adaptation du livre à l’écran. Et en plus, vous obtenez votre passeport santé !
Saignant, s’il-vous-plaît
« Le céleri rémoulade était dégueulasse et ma femme vraiment trop mauvaise cuisinière. Je n’en pouvais plus. J’ai tiré. » Comme entrée en matière dans le polar gastronomique, on fera difficilement mieux que cette introduction de Chantal Pelletier à Tirez sur le Caviste. On y découvre que les différends culinaires peuvent aller bien plus loin que la classique dispute conjugale sur l’assaisonnement des plats. Le despote domestique de Tirez sur le caviste, nouvellement veuf, engage donc une cuisinière pour lui préparer son bœuf bourguignon… avant de découvrir qu’elle aussi a la gâchette facile. Ainsi, force est de constater que polar et gastronomie font bon ménage ; il suffit pour s’en convaincre d’observer le vocabulaire commun aux deux disciplines : les policiers apprécieront par exemple que vous vous « mettiez à table » après que les choses ont « tourné au vinaigre ». En plus, les secrets de cuisine font de parfaits mobiles… à moins que ce ne soit toute autre chose qui ait conduit à la mort de Nestor Chaffina, sur laquelle les Petites infamies de Carmen Posadas s’efforcent de faire la lumière ? Ce traiteur madrilène a eu en tout cas une fin digne de cuistot (enfermé dans sa chambre froide), et la romancière derrière le crime a choisi un décor parfaitement compatible avec l’intrigue retorse à la Agatha Christie qu’elle se plaît à dérouler.
Enfin s’il est bien un polar dont vous ne pourrez pas remettre en cause la qualité culinaire, c’est sans doute On ne meurt pas la bouche pleine. C’est simple : un chef étoilé a mis la main à la pâte, à savoir Thierry Marx en personne. On le sait passionné de cuisine moléculaire ; pas de surprise donc à trouver cette cuisine en vedette de son histoire coécrite avec Odile Bouhier. Il y est question aussi de Yakuzas et de cadavres sur les bras… car de poisson à poison, il n’y a qu’un plat… Deux macarons bien mérités, Chef Marx !
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Visuel d’illustration : rawpixel