Décryptage

On lisait quoi en 1954 ?

02 octobre 2024
Par Melanie C.
On lisait quoi en 1954 ?

Il y a soixante-dix ans, la Fédération Nationale d’Achat des Cadres, bien vite connue sous le nom de FNAC, ouvrait sa première antenne. Pour se resituer le contexte de l’époque, rien de tel que la littérature : bien des livres-événements de 1954 ont un caractère très actuel. Retour sur cette année spéciale pour le monde de la culture.

1954 : une année charnière

Dans la France de 1954, les guerres d’indépendance ne cessent d’agiter la population. Au printemps, la base avancée de Diên Biên Phu, au nord du Vietnam, tombe, sous les assauts répétés du Viêt Minh. Cette défaite majeure de l’armée française entraîne la signature d’un cessez-le-feu, puis des accords de Genève : la France quitte l’Indochine définitivement. Quelques mois plus tard a lieu la Toussaint rouge, en Algérie. Soixante-dix attentats revendiqués par le FLN touchent le pays du Maghreb, alors partie intégrante du territoire français, déclenchant l’envoi de troupes armées depuis la Métropole. La guerre d’Algérie débute donc juste après la guerre d’Indochine, et durera huit ans. Dans le même temps, le processus décolonial aboutit, ailleurs : les Indes Françaises (dont Pondichéry) deviennent indiennes, et le président du Conseil (Premier ministre), Pierre Mendès-France, propose l’indépendance à la Tunisie.

La politique française est aussi marquée par des tentatives d’alliances européennes. Depuis 1952, Allemagne, Italie, Benelux et France s’étaient rejoints au sein de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Cette collaboration minière et sidérurgique, instaurant un marché unique, suscite de nouvelles initiatives. Malgré la création de l’Union de l’Europe Occidentale, incluant en plus le Royaume-Uni, la mise en place d’une Communauté Européenne de Défense, qui représentait la première organisation supranationale militaire continentale, échoue.

D’un point de vue socio-économique, il faut se représenter la France de 1954 comme un pays contrasté. Au cœur du baby-boom, il naît alors 800.000 bébés par an pour 43 millions d’habitants (contre 640.000 aujourd’hui pour 65 millions d’habitants), la médecine s’améliore, la croissance économique affiche un chiffre de 5%, mais le mal-logement (notamment l’insalubrité et le manque de chauffage) et la pauvreté touchent des millions de Français. Au cœur de deux hivers rigoureux, l’abbé Pierre lance son célèbre appel, alors que des sans-logis mouraient de froid, créant ainsi les Compagnons d’Emmaüs. L’association reçoit alors de nombreux dons, privés notamment (de Charlie Chaplin à Yves Montand, en passant par le général de Gaulle) et incite les pouvoirs publics à s’emparer de la question, alors que l’exode rural, les destructions de la Seconde Guerre mondiale et le manque de constructions se fait cruellement sentir.

Culturellement, en revanche, la France connaît des années de démocratisation des arts et des lettres. Le Musée Guimet accueille les estampes japonaises, qui font florès auprès des esthètes, tandis qu’au cinéma, la première association Jean Gabin-Jeanne Moreau est l’un des succès de l’année (Touchez pas au grisbi). Au théâtre, le public hexagonal découvre La Cerisaie, l’une des pièces majeures de Tchekhov, mis en scène par Jean-Louis Barrault, et pleure le décès de Colette en allant voir la pièce, Gigi, adaptée d’une de ses nouvelles. Le Livre de poche, lancé en 1953, publie 600 livres par an, et le disque microsillon, que l’on appelle aujourd’hui vinyle, commence à supplanter les antiques 78 tours. Désormais, la France écoute les « 25 cm » (diamètre des galettes d’alors) de quelques grands débutants d’alors, comme Brassens, ou des jazzmen américains qui font fureur. La FNAC naît dans ce contexte, permettant aux urbains, notamment, de s’équiper en matériel audio, photo et cinéma (il faudra attendre 20 ans pour que la Fnac Montparnasse ajoute les livres à son offre).

Mais c’est bien du côté de la littérature que l’air du temps s’exprime le mieux, à une époque où des auteurs modernes se disputent les faveurs des lecteurs avec des écrivains déjà connus avant-guerre.

1954 en littérature

La jeune génération brille en 1954. Boris Vian, 34 ans, déjà romancier, chroniqueur musical, dramaturge, poète, dépose le texte du Déserteur, chanson culte du pacifisme, invitant les conscrits à refuser l’appel. Dans le contexte de l’année charnière entre deux guerres décoloniales, le texte, chanté d’abord par Mouloudji, sera peu apprécié des anciens combattants et des autorités.

Au printemps, Françoise Sagan, 18 ans, défraie autant la chronique : Bonjour tristesse, qui dépeint l’été d’une lycéenne intrigante et un tantinet manipulatrice, choque la droite conservatrice. Pourtant, la jeune autrice ne fait que dépeindre un monde existant, à savoir une bourgeoisie semi-oisive qui place l’hédonisme avant toute autre considération. Dans le récit, la narratrice incarne une attitude nihiliste assez emblématique de la nouvelle génération. Très en avance sur son temps, Sagan impose, outre son œuvre, son personnage médiatique, à la radio d’abord, puis plus tard à la télévision.

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Une autre figure rebelle, appartenant à l’existentialisme d’après-guerre, reçoit le prix Goncourt, signe de « normalisation » : Simone de Beauvoir. Elle livre avec son roman Les Mandarins une œuvre à clé. Chaque personnage de l’ouvrage a son équivalent dans la vie réelle, que ce soit Beauvoir elle-même, Jean-Paul Sartre, son mari, Nelson Algren, son amant, et enfin et surtout Albert Camus. Œuvre sur la place de l’intellectuel engagé dans la société française, Les Mandarins brosse un portrait de groupe et ne tait pas la rivalité puis la brouille entre Sartre et Camus, et dresse le bilan des débats qui ont agité Saint-Germain-des-Prés dans toute l’après-guerre.

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Les écrivains plus classiques continuent cependant de connaître les succès en librairie. 1954 voit ainsi le succès de la saga familiale d’Henri Troyat, Les Semailles et les Moissons, qui à force de nouveaux tomes, ressuscitera le roman-fleuve à la française. Cette même année, Paul Léautaud entame la publication de son Journal littéraire, relatant six décennies de mauvais esprit, d’amourettes sérieuses, d’amour de la littérature et de l’art. L’écrivain promeut son œuvre par le biais d’entretiens radiophoniques qui avaient une portée considérable dans les années 1950.

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France ». C’est par cette phrase que s’ouvre l’un des plus célèbres témoignages du XXe siècle : les Mémoires de Guerre de Charles de Gaulle, dont paraît le premier tome en 1954. Écrit dans un style classique, basé sur la rhétorique ternaire et inspiré des grands écrivains du passé (dont Chateaubriand, Bernanos ou le Cardinal de Retz), ce livre consigne les souvenirs du fondateur de la France Libre, et a été rédigé pendant la traversée du désert de l’homme d’État, qui ne sera rappelé au pouvoir qu’en 1958.

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Prix Nobel de Littérature deux ans plus tôt, François Mauriac publie l’un de ses derniers romans, L’Agneau, en 1954. L’écrivain conservateur se glisse dans la peau d’un jeune prêtre qui se retrouve confronté à une famille au bord de l’implosion, et interroge par là même les notions de bien, de mal, de providence et de manipulation, dans ce qui s’avère l’un des plus sombres romans de toute son œuvre.

La littérature américaine influence beaucoup notre pays, cinq ans après le Nobel de Faulkner et l’année de celui obtenu par Hemingway. Les lecteurs français découvrent en 1954 À l’est d’Eden, le magnum opus de Steinbeck, ou la vie de deux familles dans la vallée de Salinas, en Californie. Un texte fort, dense, dans lequel l’auteur des Raisins de la colère réécrit la Genèse et emprunte des symboles bibliques pour explorer la nature humaine.

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La sphère anglo-saxonne brille tout particulièrement en 1954 du côté des littératures de genre. C’est en effet cette année-là que Raymond Chandler publie The Long Goodbye, traduit en français sous le titre Sur un air de Navaja. Ce classique de la Série noire reprend le personnage fameux de Philip Marlowe, détective privé héros du Grand Sommeil, et le met en scène dans une enquête ample, où tous les ingrédients du roman noir (femme fatale, ambiguïté morale, complot) sont réunis avec maestria.

D’Angleterre vinrent en 1954 deux romans qui devaient changer le monde : avec La Communauté de l’Anneau et Les Deux Tours, J.R.R. Tolkien publiait l’alpha et l’omega de la fantasy. Si la publication en France de ces pavés fut réalisée d’abord en catimini, Le Seigneur des anneaux devait connaître une formidable postérité dans les années 1960-1970, gagnant au fil du temps de nombreux lecteurs avides de voyager pendant 2000 pages dans la terre du milieu.

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C’est également en 1954 que les Chroniques martiennes de Ray Bradbury arrivèrent sous nos latitudes. Recueil de science-fiction futuriste, l’ouvrage intéressa beaucoup les lectorats européens, où l’on commençait alors à rêver d’espace et de conquête lunaire. En témoigne d’ailleurs le succès, en BD, d’On a marché sur la Lune (suite d’Objectif Lune), paru cette même année, et dans lequel Tintin, le Professeur Tournesol, les Dupondt et le Capitaine Haddock foulaient le sol lunaire quinze ans avant Neil Armstrong.

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Le roman d’espionnage connaissait également un tournant sous nos latitudes, avec la publication de Casino Royale (alors titré Espions faites vos jeux), première apparition littéraire de James Bond, sous la plume de Ian Fleming. L’agent 007 connaîtra dès lors une certaine popularité, avant que son arrivée au cinéma en 1960 n’en fasse une star mondiale, au service de sa majesté.

Des livres plus sulfureux ont enfin marqué le champ de la littérature pour adultes durant l’année 1954. Avec son sado-masochisme exacerbé, son exaltation de la libération du désir féminin, Histoire d’O fit scandale au début de l’été. Son propos sur la soumission et les pratiques « déviantes » ne pouvait que choquer une société des années 1950 encore très prude. Peu consensuel également, Cellule 2455, couloir de la mort de Caryl Chessman, récit par un condamné à mort américain de ses douze ans d’incarcération avant exécution, fit grand bruit, un peu partout sur la planète. Au moment où la guillotine continue de faire son office en France, ce livre a relancé le débat sur la peine capitale, qui ne fut abolie que 27 ans plus tard en France.

De la lecture pour la jeunesse en 1954

Pour se représenter la vie en France en 1954, la littérature jeunesse peut être d’un certain secours. Gilbert Delahaye et Marcel Marlier lancent cette année-là un album nommé Martine à la ferme, qui introduit la célèbre petite fille que l’on suivra ensuite à la mer, au zoo, en avion, à l’école… La vie d’une écolière dans un pays encore assez rural, avec des activités champêtres, évoluera bien sûr au fil des décennies et des 64 tomes de la saga.

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En janvier 1954 paraissait également Le Châtiment de Basenhau, premier album de la série Johan et Pirlouit. Peyo, futur inventeur des Schtroumpfs, y révélait son style graphique reconnaissable, pleinement ancré dans l’école de Marcinelle, avec un récit médiéval qui met en scène, dans un premier temps, le page Johan progressant vers le statut d’écuyer et résolvant moult énigmes. Dans les mois qui suivent, un autre artiste à l’œuvre au sein du magazine Spirou, Franquin, publie lui l’excellent album de Spirou & Fantasio Les Voleurs du Marsupilami, deuxième apparition de la fameuse créature.

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La ligne claire, école représentée par Hergé, n’est pas en reste en 1954 : Edgar P. Jacobs nous emmène au Caire avec Le Mystère de la grande pyramide, dans lequel Blake et Mortimer combattent le crapuleux Olric au milieu des vestiges de l’antiquité égyptienne.

La fin d’une ère : les disparus de 1954

Outre Colette, quelques très grands noms de l’art et de la science nous quittaient en 1954. Parmi les plus illustres, retenons Auguste Lumière, qui avec son frère Louis ont inventé le cinéma en 1895. Alan Turing, pionnier de l’informatique, héros de la guerre technologique entre les Alliés et les Nazis, disparaît lui en juin 1954, après avoir été malmené par la justice britannique pour son orientation sexuelle, à seulement 41 ans.

Incontournable reporter et spécialiste de la photo de guerre, Robert Capa, célèbre pour ses clichés du Débarquement, entre autres, périt dans les derniers jours de la Guerre d’Indochine en sautant sur mine. L’homme était très lié aux grands écrivains de son temps, en particulier Hemingway, qui lui dédiera Pour qui sonne le glas, et Steinbeck. 

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Deux mois après Capa, Frida Kahlo, affaiblie par une gangrène, décède d’une embolie pulmonaire. L’artiste peintre mexicaine a changé l’art du XXe siècle par son caractère révolutionnaire et engagé. Figure de la liberté artistique, sentimentale, intellectuelle, elle fait partie des plasticiennes les plus célèbres de l’Histoire. 

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Enfin 1954 vit le décès d’Henri Matisse, peintre et sculpteur fauve, dont l’œuvre colorée, exotique et exaltante a impressionné tous les tenants de l’Art moderne au XXe siècle, et continue d’être révérée, soixante-dix ans plus tard. 

Article rédigé par
Melanie C.
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