Après son réjouissant premier long métrage « Tante Hilda ! », Benoît Chieux revient avec « Sirocco et le royaume des courants d’air ». Un film d’une inventivité jubilatoire qui vacille sans cesse entre burlesque et mélancolie, scènes d’action, magie et pure poésie. Un petit miracle d’animation à la française, hanté par les fantômes bienveillants d’Hayao Miyazaki et Paul Grimault.
Sirocco et le royaume des courants d’air, ça parle de quoi ?
Benoît Chieux : C’est l’histoire de Juliette et Carmen, petite et grande sœurs. La première est pleine de vie, intrépide ; la seconde plus réservée mais tout aussi courageuse. Au hasard d’une page de leur livre préféré, Le Royaume des courants d’air, les deux jeunes filles se retrouvent projetées, métamorphosées en chats, dans cet extraordinaire pays des merveilles peuplé de Krockenbecs et de crocodiles volants. Les deux sœurs y feront la rencontre de Selma, la belle cantatrice au souffle cristallin. Grâce à elle, parviendront-elles peut-être à retourner dans leur monde. Mais pour cela, il leur faudra apprendre, ensemble, à tracer leur route, sur les traces du mystérieux Sirocco, maître des vents et gardien des tempêtes…
Quand et comment l’inspiration est-elle venue vous souffler ce Sirocco ?
Les premiers dessins datent de 2014. J’ai commencé à travailler sur le projet alors que je terminais Tante Hilda ! (coréalisé avec Jacques-Rémy Girerd, ndlr). Après, il n’y a pas vraiment de raison qui nous pousse à faire un film, si ce n’est, peut-être, un projet qui en appelle un autre. L’envie d’essayer d’autres choses ou au contraire de poursuivre sur le chemin sur lequel on se trouve déjà. En l’occurrence, pour moi, Sirocco était l’occasion d’expérimenter quelque chose de complètement différent, tant d’un point de vue graphique que thématique. J’étais très intéressé par l’idée d’évoquer l’invisibilité. De parler de quelque chose que l’on ne voit pas. À savoir, ici, le vent mais le vent sous toutes ses formes. Celui de la tempête, le souffle de la respiration et du chant, le souffle de la vie. Montrer l’invisible, c’est passionnant cinématographiquement.
Filmer à hauteur d’enfant, cela signifie quoi pour vous ?
J’ai pour habitude de dire que je m’adresse aux enfants de cinq ans et ce, pour une raison très particulière. À cinq ans, on arrive au bout de la Maternelle. C’est un âge très particulier auquel l’expression et la communication « écrites » se font encore à travers le dessin. Viendra ensuite l’Elémentaire où l’enfant apprendra à lire et surtout à écrire. Une écriture qui pourra parfois l’amener à délaisser le dessin. Cinq ans m’apparaît donc comme l’âge de tous les possibles. On peut lui faire des propositions inouïes, l’enfant sera toujours capable de les absorber. Et à l’exception de quelques concepts peut-être trop abstraits, j’estime que tous les sujets sont à la portée des enfants, à partir du moment où l’on se met à leur hauteur et que l’on utilise un langage cinématographique approprié. En respectant par exemple une certaine linéarité dans le récit, en évitant les constructions narratives trop complexes. Mais sinon, tout est possible. Et j’espère que c’est le cas dans Sirocco où l’on aborde des sujets importants, parfois sensibles, mais que j’espère accessibles.
Filmer pour les enfants, c’est aussi les laisser faire leur propre chemin ?
Pour moi, il était très important effectivement de ne pas trop flécher le récit. De laisser une part d’improvisation, des portes ouvertes tout au long de mon histoire. On croise des personnages qui pourraient faire basculer le récit dans telle ou telle direction. On s’attarde sur des éléments du décor qui pourraient être porteurs d’autres histoires… Autant de « présences invisibles » qui donnent envie d’en savoir plus. Certes cela fait naître une part de frustration mais c’est cette frustration justement qui va susciter de l’imaginaire chez le spectateur. Tout cela est évidemment très volontaire. Plus j’avance dans mon travail, plus je m’intéresse à la place du spectateur. Un récit trop fléché, c’est un récit qu’on impose. Un récit qui ne laisse pas de place au spectateur et dans lequel il ne peut pas réellement se projeter. Il pourra certes y trouver beaucoup de plaisir mais un plaisir qui s’évaporera sitôt le film terminé. En laissant des espaces ouverts, en donnant de l’importance aux hors-champs, je laisse le spectateur, aussi jeune soit-il, libre d’imaginer ce qu’il veut. Quelque chose qui lui est propre, personnel.
Il y a dans votre nouveau film un parti pris graphique très fort…
En sortant de Tante Hilda !, j’avais trouvé que le graphisme était trop compliqué d’une certaine manière. Je voulais sortir de cette course en avant qui vous pousse à en faire toujours « plus, plus, plus ». Disons qu’avec Sirocco, j’ai voulu faire « moins, moins, moins ». Pour essayer d’expliquer les choses simplement, en général dans un dessin animé, les personnages sont très simples, peu détaillés. À l’inverse, les décors qui les entourent apparaissent très riches et sophistiqués, exécutés le plus souvent avec une autre technique que celle employée pour la mise en couleur des personnages. Dans Sirocco, j’ai essayé de mettre personnages et décors au même « niveau », en utilisant une seule et même technique afin d’obtenir une image cohérente à 100 %. Les uns comme les autres sont faits de traits et de couleurs quasiment en aplat. Et j’ai découvert que cette forme de simplicité pouvait se révéler visuellement très efficace. On laisse d’un coup toute la place à la couleur. Mais là où la quête de simplicité devient complexe, c’est que chaque détail compte. Tout se voit. Au final, cela donne une image très belle, je trouve, et que l’on voit rarement au cinéma.
Vous percevez-vous comme un réalisateur exigeant ?
Aux yeux de certains de mes collaborateurs, oui, peut-être, mais pas forcément dans le bon sens du terme ! Plus sérieusement, là où je peux me montrer très exigeant, c’est sur le dessin en général et la mise en scène qui est pour moi le meilleur moyen d’impliquer le spectateur dans une histoire. Je suis passé par les bancs de l’école Émile Cohl à Lyon, où l’on pousse vraiment les étudiants à aller très loin dans l’exigence du dessin. Et ça n’a peut-être l’air de rien mais la mise en scène de Sirocco est très élaborée, avec notamment beaucoup de mouvements. Cela demande un très haut niveau de dessin, une grande vigilance sur chaque plan, de vérifier la justesse de la perspective, la précision des points de vue… Là-dessus, je peux me montrer assez intransigeant, c’est vrai.
Quels sont les univers animés qui vous ont nourri ?
Côté dessin, je suis fasciné depuis tout-petit par l’univers de l’illustration. Celui de Nicole Claveloux, par exemple que l’on redécouvre aujourd’hui. Je suis de la génération Metal Hurlant, des Mœbius et autre Philippe Druillet… J’ai été profondément marqué par ces univers nouveaux. Côté films, outre les films de Disney dans ma toute première jeunesse, j’ai surtout été très marqué par Le Roi et l’oiseau de Paul Grimault que je pense assez présent dans le film. À travers la musique mais aussi certaines références telles que ce village suspendu, très aérien, que l’on découvre au début. Je pense aussi aux Maîtres du temps de René Laloux. Puis l’animation japonaise a débarqué, Hayao Miyazaki en tête.
Miyazaki dont la présence semble effectivement « habiter » votre Sirocco…
Oui et je ne saurais trop conseiller de se plonger dans l’intégralité de sa filmographie. J’ai eu la chance de découvrir Le Château dans le ciel avant qu’il n’arrive en France, via une VHS qu’un ami avait rapportée d’Asie. Et aussitôt j’ai perçu qu’il y avait là quelque chose de fou. Avec Akira de Katsuhiro Otomo que j’ai découvert quasiment dans la foulée, c’est un film qui a révolutionné ma perception du cinéma. Un film de Miyazaki, ce ne sont pas seulement des dessins et une histoire, c’est une immersion totale dans un univers. Miyazaki transcende le style pour laisser toute la place à l’émotion, à l’énergie. La découverte de son œuvre a été pour moi une grande porte ouverte sur le langage cinématographique. À travers lui, j’ai découvert les films de Mamoru Oshii. Ghost in the Shell ou ses deux Patlabor. Les films de Satoshi Kon également, comme Tokyo Godfathers ou Paprika. Ceux d’Isao Takahata : Le Tombeau des lucioles mais aussi Mes voisins les Yamada, un film très drôle, inventif et très accessible. Me viennent aussi les œuvres de Masaaki Yuasa, The Night is Short Walk on Girl, un film étrange et fascinant, ou encore Mind Game, un pur chef d’œuvre à mes yeux et un véritable OVNI dans l’histoire du cinéma. Quant à son petit dernier, Inu-Oh, sorte d’opéra rock décalé dans un Japon médiéval, c’est encore une proposition totalement folle ! Il y a aussi Sunao Katabuchi et sa Princesse Arete… On a affaire là à des réalisateurs prenant à pleine main le langage cinématographique, remettant complètement en question le rôle de l’animation, la portant en tout cas à un tout autre niveau. Mais au-delà du Japon et des longs-métrages, l’animation est un monde en soi qu’il faut prendre le temps de découvrir. Je pourrais ainsi tout autant évoquer des courts-métrages un peu plus durs à trouver. Je pense au Hérisson dans le brouillard de Youri Norstein et Garri Bardine, à Milch d’Igor Kovalyov, à Par terre, par mer et par air de Paul Driessen ou encore Au premier dimanche d’août de Florence Miailhe, par ailleurs réalisatrice du long-métrage La Traversée. Je pourrais vous en citer ainsi des pages et des pages. Quand je vous dis que c’est un monde à explorer…
Même si vous avouez demeurer profondément connecté avec l’enfance, y a-t-il un film qui vous ait fait grandir d’un coup ?
Je dirais Le Roi et l’oiseau. Aussi loin que je m’en souvienne, c’est en tout cas mon premier choc cinématographique. On y était allés en famille et je me souviens encore très bien de cette drôle de sensation en sortant de la salle. Comme une sorte de flottement un peu étrange. Un sentiment nouveau qui perdure encore longtemps une fois la dernière image disparue. Je garderai toujours en tête cette incroyable musique de fin. Des notes terriblement émouvantes qui me font encore pleurer à chaque fois que je les entends. Ce film a une tonalité proche de la mélancolie et c’est rare dans l’animation pour enfant. C’est formidable de voir quelqu’un prendre ainsi le risque d’amener le spectateur, jeune ou moins jeune, vers une forme de mélancolie. Un sentiment bien plus complexe que le positivisme envers et contre tout qui imprègne souvent le cinéma d’animation jeunesse.
Linda veut du poulet, Mars Express, Sirocco… L’animation française se porte à merveille. Comment regardez-vous tout cela ?
Oui c’est exceptionnel ! Et l’on pourrait ajouter Nina et le secret du hérisson d’Alain Gagnol (coscénariste de Sirocco, ndlr) et Jean-Loup Felicioli, Saules aveugles, femme endormie de Pierre Földes, adapté d’Haruki Murakami, ou Tout en haut du monde et Calamity de Rémi Chayé… On voit naître aujourd’hui en France un cinéma d’animation extrêmement exigeant, inventif et de très grande qualité. Un cinéma à l’identité très forte et très diversifiée, bien moins formatée que l’animation japonaise ou américaine, et d’une grande force tant visuelle que narrative. Et alors que des auteurs arrivent à la pleine maturité de leur art, on voit déjà arriver une nouvelle génération tout aussi talentueuse, riche de ses nouvelles façons de penser. Tout ça est très excitant ! C’est aussi, il faut le dire, le résultat d’un énorme travail de formation mené dans les écoles. De très bonnes écoles ouvertes un peu partout dans le pays il y a une vingtaine d’années. On a su créer tout un contexte professionnel qui nous permet de voir éclore aujourd’hui toutes ces œuvres formidables. Kirikou de Michel Ocelot a joué le rôle de bascule. Un film à petit budget, auréolé de succès et pour lequel le réalisateur a su prendre de vrais risques narratifs, visuels… Kirikou a poussé toute une génération à se lancer et on admire aujourd’hui leur travail. Humblement, pour ma part, j’ai essayé avec Sirocco d’entremêler des mondes. De concilier une forme de graphisme « à l’européenne », en tout cas « à la française », et une exigence cinématographique « à la japonaise ».