Entretien

Interview : La bédéthèque idéale de Jul

22 janvier 2020
Par Anastasia

Les moins jeunes se rappelleront avoir rigolé sur ses petites bulles dans Fluide Glacial ou L’Écho des Savanes.
Après avoir fait ses armes dans les rédactions de presse, le dessinateur Jul a « explosé » en 2005 avec Il faut tuer
José Bové, BD à succès dans laquelle il brocardait les altermondialistes. Le travail de Jul est le fruit d’un
joyeux mélange entre références historiques, actualité, culture populaire et humour.

L-enquete-corse1. Quelle est la BD qui vous a donné envie de faire de la BD ?

Jul : Avant de faire de la BD, j’étais dessinateur de presse. J’ai fait des dessins d’actualité pendant une quinzaine d’années. Jétais évidemment un grand lecteur de BD, mais j’avais du mal à passer à l’acte avec un album, une histoire continue… Et j’ai lu L’Enquête corse de Pétillon, une des aventures de Jack Palmer, qui était pour moi le parfait mariage entre humour, parodie, satire de l’actualité et une vraie histoire avec un vrai personnage. Ça a été mon modèle, et je suis allé publier mon premier album, Il faut tuer José Bové, dans la même collection, avec les mêmes éditeurs, dans L’Écho des savanes. Je me suis inscrit dans son sillage, c’était un peu comme ma bonne étoile. Encore maintenant, je considère que c’est l’exemple à suivre pour ce mélange, ce cocktail difficile à atteindre, qui est à la fois grand public et pourtant assez exigeant. C’est d’une finesse remarquable, L’Enquête corse spécialement, même si en général les albums de Pétillon sont toujours marrants.


2. Quel est votre premier gros choc de lecture ? Rubric à brac

Un de mes principaux chocs de lecture date du CE2, où mon prof, qui regardait mes dessins en classe, a dit à mes parents : « Vous devriez lui offrir les Rubrique-à-brac de Gotlib. » Donc, pour mon Noël de l’année de CE2, j’ai reçu le premier tome, avec cette couverture rouge, blanc et noir, Isaac Newton et tous les personnages des Rubrique-à-brac. Ce type d’humour en noir et blanc, en une ou deux pages, ultra incisif (je ne lisais pas Fluide Glacial, j’étais trop petit), je l’ai découvert complètement. Ça changeait de la BD franco-belge traditionnelle que je lisais, Astérix, Gaston, Lucky Luke, Les Schtroumpfs… Il y avait à la fois cette utilisation de la culture générale, de la culture patrimoniale, et en même temps le côté un peu fucked up de Gotlib, ce délire sous-jacent sur la sexualité et sur la violence. Il y avait aussi cet héritage américain qu’il avait intégré mieux que quiconque en tant que dessinateur européen. Les Rubrique-à-brac ont été le choc, et je l’ai copié, année après année. Il n’y a pas beaucoup de dessinateurs que j’ai copiés, mais lui faisait vraiment partie de ce groupe-là.

Un-Cow-boy-a-Paris3. Quelle est la BD que vous relisez sans cesse sans jamais vous lasser ?

La BD que je relis sans cesse, par plaisir, mais aussi par obligation professionnelle, c’est Lucky Luke. Toute la série, parce que je suis le scénariste officiel de Lucky Luke, depuis deux albums et je suis en train de travailler sur un troisième. À chaque fois que je reprends un album, je relis l’intégralité des 70 ans de Lucky Luke, pour pour m’en inspirer, m’en nourrir, mais aussi pour ne pas refaire des choses qui auraient été faites. Il est arrivé parfois que j’écrive un scénario où j’ai l’impression de trouver un gag complètement nouveau et, en relisant à nouveau la série, je me rends compte qu’il y avait un gag similaire dans un autre album de Lucky Luke. Je les relis donc très souvent et, à chaque fois (c’est le génie des grandes séries), je trouve des choses nouvelles encore. Au bout de la douzième lecture d’un album, il y a encore des choses à découvrir !

4. Quelle est la BD que vous conseilleriez à quelqu’un qui n’a jamais lu de BD de sa vie ?Maus-l-integrale

Pour quelqu’un qui n’a jamais lu de BD, il faut commencer avec des BD qui ont des repères en rapport avec la littérature ou du documentaire. Maus d’Art Spiegelman, par exemple, est une bande dessinée qui est présente dans les bibliothèques de gens qui n’ont presque pas de bande dessinée, et qui sont venus à la BD comme ça. Dans ce livre, Spiegelman raconte rétrospectivement l’expérience de son père dans les camps de concentration et son rapport avec lui au moment où il écrit l’album. Ce sont des dessins très stylisés, en noir et blanc, qui ressemblent à de la gravure sur bois, avec des personnages de chats et de souris pour faire les Nazis et les Juifs. Le livre a parlé universellement au monde et il a reçu le prix Pulitzer, qui n’est pas un prix de bande dessinée, mais de littérature universelle. En ça, je pense que c’est une bonne fenêtre pour entrer dans la BD.


La-ou-vont-nos-peres-Shaun-Tan5. Quelle est la BD qui vous a fait le plus rêver ?

Les bandes dessinées qui font rêver ne sont plus tellement du côté de l’humour. Je pourrais parler de bandes dessinées de Mœbius, Sur l’étoile… Ça va du côté de la fantasy, de la science-fiction, car il y a toujours cette création d’univers ex nihilo. Il y en a une en particulier qui est très étrange, qui est une bande dessinée sans texte, une bande dessinée muette, qui a eu le Grand Prix à Angoulême il y a quelques années : Là où vont nos pères, du dessinateur Shaun Tan, un Australien d’origine malaisienne. Ce dessinateur a créé, avec des vignettes un peu charbonneuses, sans texte, dans un monde de science-fiction, une espèce d’allégorie sur l’immigration, dans un monde qu’on ne connaît pas. C’est un personnage à chapeau, en pardessus, qui n’a pas vraiment d’âge. Il pourrait ressembler à ces migrants d’Ellis Island du début du XXe siècle, mais aussi à des migrants d’aujourd’hui. Il arrive dans un monde de science-fiction, avec des créatures, des monstres, des pyramides qui volent… Tout ça n’est pas du tout hyperbolique, c’est dans la simplicité, dans les petits détails du quotidien. C’est à tirer les larmes, d’une puissance incroyable, c’est vraiment une bande dessinée universelle.

6. Quelle est la BD qui vous a fait le plus pleurer ?la légèreté

C’est assez rare, les bandes dessinées qui font pleurer, en fait. Moi je peux pleurer de rire pour une bande dessinée, mais pleurer d’émotion, ce n’est pas si fréquent… Pourtant il y en a une, il y a quelques années, qui m’a fait pleurer à chaudes larmes, vraiment des torrents, c’est La Légèreté de Catherine Meurisse, car ce n’était pas une bande dessinée comme les autres. C’était une bande dessinée assez intime pour moi. Catherine Meurisse raconte son expérience, ce qu’elle a vécu après les attentats à Charlie Hebdo, les mois qui ont suivi, avec, à la fois une profondeur et une justesse incroyable, et une émotion qui est difficilement égalable. C’est un album magnifique.

La-Fille-de-Vercingetorix7. Quelle est la BD que vous auriez aimé écrire ?

C’est Astérix. Je dis ça parce qu’il a été question de reprendre Astérix, à un certain moment. Uderzo avait décidé d’arrêter de la dessiner et de la scénariser. Hachette avait sollicité un certain nombre de personnes, y compris moi, pour proposer des suites à Astérix. Je m’étais complètement emballé à imaginer ce que pouvait être le Gaulois sous ma plume, puisque j’étais un fan total. En fin de compte, c’est Ferri et Conrad qui ont repris le flambeau, plutôt bien d’ailleurs. C’est une réussite, ce n’est pas toujours le cas pour les reprises. Ça, j’aurais bien aimé le faire, et j’y ai certainement pensé.


8. Quelle est votre série culte ? Gare-aux-gaffes

Ma série culte, clairement, c’est Gaston Lagaffe, parce qu’évidemment c’est le summum du dessin de Franquin, qui est un génie de bout en bout. Il a une liberté de trait, une immédiateté du mouvement, de la sensation, et puis, surtout, un genre d’humour décalé, étrange, que je n’ai retrouvé nulle part ailleurs. Gaston est mon personnage culte, un anticonformiste total, en rupture avec le système, à la fois fou, dangereux, profondément bon, et visionnaire ! Il y a aussi le Gaston antimilitariste… C’est l’écolo avant l’heure, il a tout compris. Toutes les problématiques de critique de la société de consommation, de la société du travail, c’est dans Gaston. C’est vachement libertaire. Pour moi, Gaston, ça reste mon totem !

The-curse-of-madame-c9. Quelle est la BD qui vous a fait le plus rire ?

J’adore la BD d’humour, c’est ce que j’aime faire en tant qu’auteur, et je m’en suis nourri, évidemment. Je n’aimais pas trop la BD réaliste, j’y suis venu plus tard. La BD qui m’a fait le plus rire est une BD qui n’en est pas vraiment une : ce sont les albums de dessins The Far Side, du dessinateur américain Gary Larson. Ils ont été en partie publiés en français, mais ils sont difficile à traduire. Aux États-Unis, The Far Side est une série culte. Tous les Américains connaissent. Ils ont tous des mugs, des casquettes à l’effigie de la série. Gary Larson est un type qui fait parler des animaux, des objets, des arbres, des vaches, des teckels, et puis des grosses bonnes femmes américaines. C’est toujours complètement surprenant. Même quand je suis hyper déprimé, dans les moments où ça ne va pas du tout dans la vie, c’est comme une prescription médicale : j’ouvre un Far Side et… Je lis un dessin, bon c’est marrant, deux dessins, je commence à sourire, trois dessins… Au bout du dixième dessin, je pisse dans mon froc tellement c’est drôle. Ça a cette vertu cardinale. Je pense que Gary Larson devrait faire partie des dessinateurs remboursés par la Sécu.


10. Quel est le livre que vous rêveriez d’adapter en bande dessinée ?Histoire-de-Giacomo-Casanova-par-lui-meme

Il y a un livre que j’adore, un récit autobiographique immense : Les Mémoires de Casanova. Il faudrait des tomes et des tomes – on sait qu’un chapitre de roman peut suffire à faire une bande dessinée – pour l’adapter. Casanova, ce n’est pas le dragueur, le Dom Juan qui est resté dans le langage commun… C’est surtout un aventurer incroyable qui, au début du XVIIIe siècle, parcourt l’Europe. Il fait une espèce de visite guidée d’Istanbul à l’Italie, de la Bohême-Moravie à Paris, de toute cette diversité folle de l’Ancien Monde qui a été engloutie, que la modernité du XIXe siècle a complètement écrasée. Tout est magnifique à dessiner : il y a des scènes de magie, d’alchimie, de cabaret, de casino, d’amour, de voyage, de braquage… Ce sont vraiment des aventures merveilleuses qui pourraient devenir un feuilleton éternel. Je me demande s’il n’y a pas quelqu’un qui a déjà pensé à faire un feuilleton télé sur ça, mais en BD, ça pourrait nourrir des siècles et des siècles de dessin.

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